Anne LEHMANS
Sylvie CONDETTE
PRÉSENTATION
La médiation désigne les modes d’intervention d’un tiers neutre et impartial dans les situations de conflit, de tension ou de souffrance qui nécessitent la mise en place de procédures de conciliation ou de réconciliation (Guillaume-Hofnung, 2020 ; Condette & Nonin, 2014). Sortant de la perspective de résolution de conflits, la question de la médiation s’est déplacée vers la relation et la structuration de la communication d’un public ou d’apprenants avec des contenus informationnels et des savoirs. La qualification de cette relation dépend de son objet (scientifique, culturel, esthétique, épistémique…), de ses outils (humain, technique, numérique…) ou des méthodes (pédagogiques, documentaires, ludiques…). Le concept a été complété, élargi à tout ce qui fait lien dans les situations de communication, précisé ou remplacé par d’autres notions proches mais pas équivalentes comme celles d’intermédiation ou de médiatisation. La recherche en France, particulièrement autour de l’information et de la communication, et aussi des sciences de l’éducation et de la formation, a cultivé tout un champ de réflexion autour de la médiation en dépassant la référence juridique initiale à la résolution amiable de conflits pour s’intéresser à « la recherche du lien entre l’énonciateur et le récepteur […] grâce à une tierce personne et/ou un ensemble de techniques, d’outils, de messages ou d’interfaces » (Liquète, 2010 : 11), pour caractériser une relation de formation plus collaborative qui facilite l’accès aux apprentissages et l’appropriation de contenus et de méthodes pédagogiques (Condette, 2023), ou encore pour nourrir le système démocratique axé sur la participation effective de chaque citoyen (Faget, 2015 ; Lehmans, 2018) et la défense des droits humains (Condette, 2020).
On pourrait considérer que tout a été dit, tant le nombre d’articles, ouvrages, revues, colloques consacrés à la médiation est important, avec un pic entre 2000 et 2010. Si les productions éditoriales explicitement consacrées à la médiation sont moins nombreuses depuis quelques années, l’intérêt pour le concept n’a pas décliné. Il s’est élargi, d’un côté, particulièrement dans le champ des sciences de l’éducation et de la formation, aux contenus et aux formes que revêt la médiation dans différents contextes (Condette, 2016), et il s’est précisé, d’un autre côté, dans un ensemble de travaux théoriques qui ont permis de dépasser la pluralité des usages en se centrant sur les enjeux actuels et les défis sociaux et politiques à venir. Les recherches sur la médiation culturelle se sont, elles, développées avec le déploiement de dispositifs numériques de plus en plus sophistiqués, tandis que la médiation des savoirs a fait l’objet de très nombreuses publications. La médiation de la culture désigne « des façons d’accompagner, d’orienter, voire de contraindre la manière dont les publics s’approprient les objets culturels » (Éloy et al. 2021 : 9), créatrice de lien social selon Jean Caune (1999). La médiation en jeu n’est plus alors celle qui met en relation le public et l’œuvre dans une perspective de démocratisation culturelle et de création d’un consensus, mais celle qui instaure un espace public politisé par la culture en action et la représentation, de construction de sens. Elle touche ainsi non seulement à l’expérience esthétique, qui, pour Hannah Arendt (1972), est une activité qui produit le « partager-le-monde-avec-autrui », mais elle s’inscrit également dans des espaces politiques et des dispositifs éducatifs dédiés.
La médiation des savoirs, qui fait l’objet de formations universitaires et de revues scientifiques, désigne « l’ensemble des processus médiatiques et interactionnels qui concourent à la construction, au partage, à la diffusion voire à la confrontation de connaissances socialement institutionnalisées » (Galibert & Bonnet 2016 : 5). Ainsi la médiation comme « opérateur de mise en commun » est susceptible de modifier les manières d’enseigner et d’apprendre (Peraya et al., 2012) et il est intéressant d’observer les proximités et les tensions qu’elle suscite dans des champs disciplinaires aussi différents que les sciences de l’information et de la communication et les sciences de l’éducation et de la formation. Régis Malet, en 2010 déjà, parlait d’un renouveau de la notion de médiation dans les sciences de l’éducation. Dans le champ éducatif, la médiation concerne des enjeux cognitifs, sociaux et politiques, lorsqu’elle désigne, selon Régis Malet, d’abord « l’ensemble des moyens par lesquels un tiers – l’enseignant – favorise la rencontre entre l’élève et les savoirs scolaires ». (Malet, 2010 : 9), ce qui pourrait être associé ou opposé à la transposition didactique, les moyens de facilitation des relations sociales au sein de l’école, inspirés notamment des techniques de communication non violente ou coopératives pour gérer les conflits (Maxwell, 1989 ; Rosenberg, 2016), ou les dispositifs en jeu entre la production des réformes curriculaires et leur réception par les enseignants (Dupriez, 2006 ; Mangez, 2008). S’intéresser à la médiation revient alors à se demander dans quelle mesure les savoirs sont constitutifs de culture – au sens anthropologique de ce qui permet de partager et d’interpréter des expériences communes –, et dans quelle mesure la relation éducative se déroule dans un espace de communication (Lehmans & Liquè¬te, 2021) qui interroge des formats variés de connaissance (Lehmans & Capelle, 2019).
Cependant, la médiation, parce qu’elle apparaît comme un « opérateur de mise en commun », devient aussi un objet très ou trop facilement convoqué : face au constat de ce que le numérique fait au savoir, à la culture, à l’attention, à l’autorité et à la légitimité, c’est la médiation, pourtant introuvable, qui est mobilisée pour dénoncer les crises ou le déclin des institutions, en proposer des explications, ou en identifier des solutions. À propos des savoirs scolaires, le remplacement de la transmission par la médiation, qui fait appel à la sensibilité, à l’expérience et à l’expression, peut être source d’inquiétude voire de rejet. À propos de la culture, le constat de la montée des intermédiaires techniques via la plateformisation de l’information face aux médias de masse (Rebillard & Smyrnaios, 2019) ou aux opérateurs de documentation pour l’éducation (Carton, Tréhondart, 2020), malgré de possibles convergences trans-médiatiques (Jenkins, 2013 ; Merzeau, 2015), fait craindre la disparition des médiateurs traditionnels de la culture avec la concurrence du numérique qui semble créer une désintermédiation et un accès direct et solitaire de tous à tout, en dehors de toute dynamique sociale collective créatrice de sens. Un discours critique sur la médiation s’est ainsi déployé autour de nouveaux enjeux :
– de l’information face au constat de fractures et d’inégalités sociales et cognitives dans les pratiques d’information, avec des conséquences politiques (pas seulement les fake news, mais aussi les questions de surinformation, mésinformation, désinformation), dans l’inclusion numérique.
– des savoirs face aux demandes sociales d’autonomisation et de diversification des pratiques vis-à-vis des questions scientifiques, notamment dans des domaines comme ceux de la santé, des techniques et de la culture, même si, entre transmission et médiation, la frontière n’est pas toujours bien définie. Dans le champ de l’éducation, les injonctions à une politique de médiation qui proposerait un rapport « innovant », dédramatisé, technicisé aux savoirs se multiplient.
– des pratiques éducatives qui, prenant appui sur la capacité des jeunes à résoudre pacifiquement les conflits entre pairs, questionnent l’autorité des adultes et remettent potentiellement en cause la pertinence voire la légitimité de la punition ou de la sanction.
Face à ces constats, les auteurs de ce numéro de Spirale renouvellent la réflexion critique sur une approche plurielle de la médiation. Trois parties sont proposées, chacune regroupant plusieurs articles thématiques.
MÉDIATION, LIEN SOCIAL
ET COMMUNICATION EN ÉDUCATION
Les auteurs partagent ici une réflexion sur le sens à donner aux médiations aujourd’hui pour créer ou restaurer le lien social et revisiter la communication, dans un contexte d’emprise des dispositifs techniques. La médiation interroge nécessairement la légitimité des savoirs et de la culture, des conditions de leur élaboration et de leur circulation, leurs transformations négociées. Dans ces négociations, le document reste un espace social qui permet réagencements, transformations, transactions sociales (Zacklad, 2019). On peut alors se demander dans quelle mesure la documentarisation des activités liées aux apprentissages, leur inscription sur des supports qui en permettent la communication et la circulation, peut faire médiation à l’école.
Éric Delamotte revient sur un dispositif toujours efficace et très familier à de nombreux élèves, la confection du gâteau au yaourt. À partir de cet objet a priori trivial, il décrypte les mécanismes de médiation des savoirs ordinaires à l’œuvre dans la classe, sur la base du document qu’est la recette de cuisine. Il montre ainsi la pérennité d’une stratégie ouverte et vivante de médiation documentaire.
Cécile Plaud et Vincent Ribaud confirment l’importance de la relation humaine dans la médiation, surtout s’il s’agit de savoirs technologiques, inclus dans un objectif de promotion de l’égalité entre hommes et femmes. Ils analysent en termes d’« empowerment » un dispositif destiné à confier à des femmes le soin de proposer des activités de médiation scientifique et technologique à l’école afin de bousculer la circulation d’une image dévalorisée de la place des femmes dans les sciences et le numérique.
Cathia Papi, René Beauparlant et Marie Beigas se penchent également sur les acteurs de la médiation pour proposer une réflexion sur le tutorat comme modalité médiatrice d’accompagnement. Ici, le tutorat, pris en charge par des étudiants à destination d’élèves d’écoles primaires dans une région du Québec, produit non seulement des résultats encourageants chez les jeunes accompagnés, notamment les jeunes en décrochage scolaire, mais aussi chez les tuteurs qui sont eux-mêmes amenés à développer de nouvelles compétences. Dans cette perspective, le tutorat devient une médiation à double sens.
Cette réflexion sur le concept de médiation est appliquée aussi et différemment à la question du numérique par Sylvie Sognos, Aurélie Canizares et Cécile Gardiès qui réalisent une méta-analyse des discours sur la médiation numérique en s’appuyant sur un ensemble de travaux scientifiques consacrés au sujet. Elles montrent ainsi l’importance de considérer trois dimensions, langagière et sociale, symbolique, et logistique et technique.
Enfin, Étienne Damome et Élodie Tapsoba, dans une enquête située au Burkina Faso sur les pratiques numériques des jeunes, soulignent l’importance de la médiation par les réseaux socionumériques pour favoriser le lien social, permet-tre l’accès à des contenus d’information et à leur partage.
NOUVEAUX ESPACES DE MÉDIATION
Les auteurs de cette seconde partie mettent en relief l’émergence de nouveaux espaces de médiation. On voit se déployer une grande diversité d’espaces et de dispositifs de médiation des savoirs dont les substrats économiques, techniques et idéologiques renvoient à des agencements hétérogènes qui demandent toute l’attention de la recherche. Si la forme scolaire structure les espaces-temps des apprentissages, on a vu se multiplier, ces dernières années, expériences et réflexions sur la conception de l’espace comme médiateur, qui placent l’école dans un écosystème plus vaste que l’enceinte scolaire (Maury, Kovacs, Condette, 2018).
Ainsi, Karel Soumagnac et Angèle Stalder évoquent la construction de savoirs techniques et de compétences sociales dans l’espace des FabLabs et dans les ateliers en soulignant le rôle central et médiateur que joue la documentation des activités.
Pour Sandrine Pavan, Isabelle Fabre et Cédric Aït-Tali, c’est l’espace du centre de documentation et d’information (CDI) qui peut être approprié par les acteurs de l’école, grâce à des dispositifs de médiations documentaires et artistiques.
Laurent Pointud questionne quant à lui les conditions matérielles et pédagogiques, à travers les espaces, qui participent à la médiation des savoirs dans les établissements scolaires. Privilégier une entrée par le bâti scolaire et l’utilisation des espaces permet effectivement d’interroger les pratiques, les usages et de poser la question des moyens, en mobilisant une approche transversale et systémique. La médiation par l’espace devient alors un enjeu pédagogique et éducatif majeur pour une rénovation des conditions de travail et de vie au sein de l’école.
Quand les espaces perdent leur matérialité et que les élèves restent éloignés de l’école, comme durant le confinement lié à la crise de la Covid 19, les modalités habituelles d’organisation de la scolarité disparaissent. Isabelle Bertolino et Fatiha Tali étudient l’évolution des acteurs et des moyens de la médiation des savoirs scolaires dans ce contexte. Elles identifient en particulier la façon dont les parents ont pu s’emparer de leur rôle de médiateurs pour accompagner leurs enfants, suivant trois types de postures parentales qui dépendent de situations sociales : les familles proactives, les familles dépendantes de l’institution scolaire, les familles en situation de fragilité.
La distance caractérise également l’espace des réseaux socionumériques, et en particulier de Twitter, que Stéphane Simonian et Tolga Tekin abordent du point de vue de leur fonction de médiation. Si l’objectif de ce réseau est de constituer une communauté de pratiques grâce à l’affordance, les auteurs nous partagent des résultats contrastés notamment pour ce qui concerne le développement professionnel des participants.
Monica Baur voit aussi dans Youtube un espace de renouvellement des pratiques de médiation dans le sens de la vulgarisation scientifique où le produit mis à disposition est non seulement accessible mais aussi intelligible et agréable. Elle montre qu’en impliquant le public, celui-ci peut d’ailleurs s’engager dans une dynamique de co-construction des connaissances.
NOUVELLES PRATIQUES DE MÉDIATION
La crainte de voir disparaître les médiations humaines du savoir au profit d’une technicisation et de la diffusion d’un modèle ingénierique est diffuse après l’épisode d’« école sans école » et de culture sans espace dans la période de confinement liée à la situation sanitaire, et toutes les difficultés qu’elle a pu mettre à jour sur la possibilité d’une médiation à distance ou l’inutilité des médiations humaines devant l’efficacité des dispositifs numériques. Ce n’est pourtant pas de disparition dont il s’agit, mais plutôt d’une diversification des pratiques de médiation. Celles-ci peuvent renvoyer à des référents idéologiques persistants dans l’es¬pace et le temps. C’est le cas de l’uchi-komi, utilisé dans l’enseignement du judo depuis plus d’un siècle, et qui peut être assimilé à un dispositif de médiation à la fois d’objets culturels et de savoirs. Cédric Terret, Julien Morlier et Jacques Mikulovic examinent la façon dont est appréhendée cette pratique selon qu’elle s’adresse à des enseignants novices ou experts. Ils analysent notamment la tension entre la préservation des traditions et la nécessité d’adaptation aux réalités contemporaines de la sportivisation et de l’internationalisation de la pratique.
La formation des enseignants est un sujet politique et social récurrent qui met en tension la définition et le sens de la mission éducative, les directives ministérielles et les modalités de leur application. À ce titre, Peggy Deboudt interroge la nature et la qualité des liens entre, d’une part, la transmission et le partage des savoirs professionnels, et d’autre part l’accompagnement pédagogique dont bénéficient les enseignants. Le travail des formateurs, entre prescriptions et adaptations, induit un certain nombre de déséquilibres en termes de médiation des savoirs professionnels et engage des changements identitaires à la fois chez les enseignants et les formateurs.
La médiation se décline aussi dans la création de supports destinés à revisiter des réalités sociales et à en proposer une représentation plus personnelle. Dans cette optique, la contribution de Julie Pascau et Éric Monfort mobilise le dessin auprès d’un groupe d’étudiants pour qu’ils représentent l’Internet et situent leur maison. La production finale permet de mettre en évidence une distinction entre les connaissances acquises sur le sujet – connaissances volontairement larges pour répondre au plus grand nombre – et la représentation subjective de cette réalité, située dans un espace-temps et relevant d’un contexte précis.
La médiation prend des formes technicisées à travers la médiatisation. L’utilisation de la réalité augmentée dans le milieu éducatif comporte, selon Cendrine Mercier, Iza Marfisi et Mohamed Ez-Zaouia, des atouts indéniables pour l’ensemble des élèves, notamment pour ceux qui ont des besoins éducatifs spécifiques. La réalité augmentée vient alors en appui des apports de l’enseignant ; elle favorise la remédiation cognitive, améliore la compréhension des concepts complexes, et stimule la motivation des apprenants.
La créativité appliquée à des situations éducatives, qu’elles soient scolaires ou associatives, se déploie également dans les pratiques artistiques. Ainsi la danse à l’école primaire favorise-t-elle l’imagination créative, l’expression et le dévelop-pement des enfants. Fabienne Brière et Caroline Ehrlacher-Siffert mettent l’accent sur le fait que l’éducation artistique dépasse le cadre des pratiques ordinaires de classe en intégrant également des enseignements pluridisciplinaires et des projets partenariaux.
Pour sa part, Muriel Blat convoque la médiation pour examiner la manière dont se construit un concept scientifique par des élèves. Elle s’appuie sur une étude de cas élaborée à partir de l’activité professionnelle d’un professeur des écoles expérimenté, en situation de travail. L’analyse des matériaux recueillis pointe un certain nombre de difficultés qui empêchent l’intention didactique de se concrétiser. La rencontre des élèves avec le savoir conceptuel visé reste implicite et l’objectif initial n’est finalement pas véritablement atteint.
L’ensemble des articles de ce numéro offrent ainsi un panorama ouvert sur la diversité des conceptions et des applications de la médiation des savoirs dans le contexte de redéfinition des espaces, des temps et des formes des apprentissages. D’une réflexion sur la nature du lien social et les modes de communication à l’œuvre, on chemine avec les auteurs dans des espaces réels et virtuels qui se reconfigurent en fonction des projets des acteurs éducatifs. De même, les pratiques évoluent, se transforment, en tenant compte de la spécificité des situations mais aussi des propositions des acteurs ou participants qui, en fonction des marges de manœuvre dont ils disposent, recourent à des pratiques de médiation pour repenser ou redéfinir leur objet de travail.
La médiation des savoirs peut libérer la créativité, parfois instrumentée, de celles et ceux qui la mobilisent scientifiquement et dans des réalisations éducatives.
Anne LEHMANS
IMS-RUDII (UMR 5218)
Université de Bordeaux
Sylvie CONDETTE
CIREL (ULR 4354) (Profeor)
Université de Lille
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