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mardi 2 décembre 2014

« Supports et pratiques d’enseignement : quels risques d’inégalités ? »
Présentation
- Spirale 55 (2015)

Stéphane BONNÉRY
Jacques CRINON
Germain SIMONS

Sommaire et résumés

LES SUPPORTS, ENTRE LES SITUATIONS LOCALES
ET LES CONSTATSCURRENTS D’INÉGALITÉS

Dans les recherches en éducation, l’étude des inégalités sociales et celle des contenus et processus d’enseignement-apprentissage ne vont pas toujours de pair (Johsua & Lahire 1999, Rochex & Crinon 2011). Dans nombre de travaux didactiques, la question des apprentissages effectifs, et donc potentiellement inégaux entre élèves, reste hors champ. Symétriquement, la plupart de travaux sociologiques étudient ce qui se joue en classe de manière « externaliste » : soit en faisant abstraction des contenus d’enseignement, soit en analysant leur construction curriculaire mais rarement le curriculum réel en classe, soit encore en mesurant les inégalités sociales de réussite scolaire à l’échelle du système et des régularités statistiques sans étudier les processus qui les construisent dans les situations pédagogiques (Bonnéry 2011).
Pour leur part, les approches qui articulent l’étude des situations pédagogiques et celle des inégalités ont tendance à appréhender ce qui se joue entre les pôles du triangle didactique classique (les élèves, l’enseignant et les savoirs) en portant un regard assez internaliste sur les situations pédagogiques. Notamment, il est souvent considéré de fait que l’on peut rendre compte des apprentissages inégaux au travers de ce qui se joue entre l’enseignant et les élèves in situ, qu’il s’agisse de rapports de pouvoir ou de formes de communication privilégiées (Henriot-Van Zanten, Derouet & Sirota 1987, Zimmermann 1982), d’incompréhension, d’évitement de la difficulté d’apprentissage en rabattant les exigences (effet Topaze…, Brousseau 1986).
Ces travaux ont produit de premières connaissances et ont ouvert des champs d’investigation qui invitent aujourd’hui à les dépasser. En effet, si l’on s’en tient à eux, la difficulté consiste à relier (à la fois théoriquement et empiriquement) les observations locales avec les constats statistiques : s’ils décrivent ce que « font » les enseignants et les élèves face au savoir dans une diversité de situations, comment rendre raison de ces récurrences ?
En effet, les constats sur ce qui met en difficulté les élèves, et en particulier ceux issus des milieux populaires, sont si récurrents en ZEP ou ailleurs, avec des enseignants ordinaires (Rochex & Crinon 2011) ou avec des militants pédagogiques (Reuter 2007), qu’il semble improbable que ces types de pratiques aient été « inventés » sur place dans les situations locales. Les influences qui conduisent les enseignants et élèves à ces pratiques régulièrement observées restent à étudier car il n’apparait pas satisfaisant de penser que les manières de faire en classe se déduiraient mécaniquement de la position ou de la trajectoire sociale de chacun.
Ce numéro de la revue Spirale regroupe des articles qui font un choix différent et complémentaire des approches antérieures : les pratiques des enseignants et des élèves n’y sont pas considérées comme explicatives en elles-mêmes des inégalités sociales d’apprentissage, mais plutôt comme étant à expliquer.
Les supports pédagogiques, manuels, livres et albums, fiches, documents pour l’étude, sont ainsi envisagés à un niveau d’analyse intermédiaire. D’abord, ils matérialisent les influences sociales et institutionnelles, et, par leur diffusion, sont susceptibles d’expliquer comment ces influences s’exercent dans une diversité de contextes, avec des personnes aux profils variés. Ensuite, ces supports influencent à leur tour les situations locales, dans lesquelles ils contraignent l’espace des possibles dans l’utilisation que peuvent en faire les enseignants et élèves.
Au demeurant, il convient de se prévenir d’une conception mécaniste des effets de ces supports : s’ils contraignent un horizon d’usages qui ne sont pas illimités, divers usages restent possibles du même support, par les enseignants et les élèves, susceptibles de contribuer à des inégalités d’appropriation de ce que le support contient.

DES SUPPORTS DE L’ACTIVITÉ DE L’ÉLÈVE
QUI CADRENT L’ENSEIGNEMENT

Bien des aspects des influences que le support relaie dans la classe peuvent être ainsi analysés. Les manuels ou les livres de jeunesse ont ainsi souvent été critiqués sous l’angle des idéologies ou des stéréotypes sociaux et sexués qu’ils véhiculent (Baudelot & Establet 1971, Brugeille, Cromer & Cromer 2002, Brugeille & Cromer 2006).
Cette dimension n’est pas celle que les articles explorent principalement, si ce n’est pour la prendre en compte en lien avec une autre dimension, centrale celle-là, que le choix du terme de « support » vise à mettre en évidence : il s’agit du support des activités précises d’étude qui sont sollicitées. Ces activités sont tout à la fois cognitives, sémiotiques, culturelles et langagières (Bautier, Crinon, Delarue & Marin 2012, Bonnéry 2011, 2015). Le support est ainsi étudié pour ce qu’il sollicite comme formes de raisonnement, que ce soit de manière implicite – en faisant alors appel à des prérequis (Bourdieu & Passeron 1964) qui, si l’École ne les a pas enseignés, sont inégalement présents dans les socialisations familiales – ou que ce soit en aiguillant les élèves vers des activités qui permettent ou pas d’ap-prendre.
Au triangle didactique, nous proposons d’ajouter un quatrième pôle : celui des supports d’apprentissages, outils pour l’enseignant et médiateurs des savoirs et des démarches entreprises pour le faire acquérir aux élèves. Dans ce numéro, l’analyse des supports sera au premier plan, avec leurs usages par les enseignants et, à un degré moindre, par les élèves. Nous tenons provisoirement pour acquis ce que les recherches ont établi des difficultés d’apprentissage rencontrées par les élèves face à ces implicites ou à ces incitations à des activités inégales (Lahire 1993, Goigoux 2000, Bautier & Rayou 2009, Rochex & Crinon 2011). Les effets inégalitaires de ces usages seront présentés ici en termes d’analyse des ris-ques plus que d’analyse empirique de ces effets.

QUELS SUPPORTS D’APPRENTISSAGE ?
La caractéristique commune des supports étudiés est d’être liée à des formes spécifiques de l’écrit et de la littératie qui ont évolué avec les conceptions de l’enseignement où l’on dit moins aux élèves ce qui doit être retenu et où on « cadre » plutôt l’activité en partie autonome de ces derniers de manière indirecte (Bernstein 2007, Frandji & Vitale 2008). Ainsi, le support, dans sa dimension écrite (Bautier, Crinon, Delarue & Marin 2012, Bonnéry 2015, Joigneaux 2009), formule des consignes, prescrit des activités, contient des informations et des documents à étudier, demande de rédiger, etc. De nos jours, les enseignants, et à travers eux les exigences institutionnelles, sollicitent la construction du savoir grâce à un support d’apprentissage qui est en même temps porteur des ressources potentielles de l’écrit.
La déclinaison de cette caractéristique peut conduire à distinguer trois grands types de supports.
En premier lieu, les supports de lecture donnés à comprendre aux élèves ou leur offrant des ressources pour apprendre : manuels, documents de référence, livres, albums, films sont particulièrement présents dans ce numéro, à l’école maternelle (Boiron), élémentaire (Leclaire-Halté et Rondelli ; Arditi ; Pautal et Schneeberger ; Cèbe et Goigoux ; Leroyer ; Doussot) ou sur l’ensemble des cycles du primaire (Bonnéry, Crinon et Marin).
En second lieu, les supports d’écriture où les élèves laissent des traces de leur apprentissage sont illustrés par les articles de Noiroux et Simons (les copies certificatives d’expression écrite dans le secondaire) et de Tralongo (les carnets de bord en IUT).
Enfin, d’autres supports (fiches, consommables, documents pour l’étude) pourraient être considérés comme à mi-chemin des deux types précédents (Poffé et Hindryckx ; Joigneaux).

LES INÉGALITÉS SCOLAIRES
L’approche des supports, relativement commune aux articles de ce dossier, est d’autant plus à souligner que ceux-ci s’inscrivent dans des disciplines variées que certains articulent : sociologie (Bautier ; Bonnéry, Crinon et Marin ; Joigneaux ; Tralongo), psychologie (Leroyer ; Cèbe et Goigoux ; Noiroux et Simons), didactique de l’histoire (Doussot), des sciences (Poffé et Hindryckx ; Pautal), des mathématiques (Arditi), du français (Boiron ; Halté et Rondelli ; Cèbe et Goigoux) et des langues étrangères (Noiroux et Simons).
Cette diversité épistémologique conduit à des approches variées de la question des inégalités auxquelles peut contribuer l’usage des supports.
Pour les articles d’orientation psychologique, ce sont les difficultés créées par les manuels chez les élèves que l’institution nomme « à besoins particuliers » qui sont évoqués (Leroyer), ou bien ils étudient (Noiroux et Simons) ce que les psychologues ont appelé l’effet Mathieu (Merton 1968, Stanovich 1986) : le meilleur prédicteur de la réussite d’un apprentissage est le niveau initial de l’apprenant. Autrement dit, ce sont les élèves maitrisant déjà le plus un savoir ou une compétence qui profitent davantage de l’enseignement.
Ce constat se double d’un constat sociologique déjà évoqué : les meilleurs élèves sont aussi, statistiquement, les enfants des familles des catégories socioprofessionnelles favorisées. Les auteurs de ce numéro de Spirale ont envisagé l’origine de ces inégalités d’apprentissage socialement situées de deux manières. Les unes (Leclaire-Halté et Rondelli ; Boiron) ont mis en évidence des conflits de valeurs et d’identité entre les univers de l’école (et des supports scolaires de lecture) et des familles.
Les autres ont orienté leur analyse sur les apprentissages cognitifs et la coconstruction des inégalités entre le milieu sociofamilial et l’école, auxquels les supports seraient susceptibles de contribuer : l’utilisation de ces derniers par les enseignants peut renforcer ou atténuer les inégalités liées à une socialisation langagière et à un rapport aux savoirs plus ou moins proche des requisits de l’école. C’est ainsi que les pédagogies qui, entre autres, explicitent peu les enjeux des tâches ou n’enseignent pas systématiquement ce que les élèves sont censés apprendre, se révèlent plus différenciatrices que des pédagogies plus explicites et plus systématiques, et redoublent ou prolongent les implicites ou les sollicitations différenciatrices des supports.
Ces articles qui interrogent la coconstruction des inégalités sociales de réussite scolaire font écho à l’article d’Élisabeth Bautier qui ouvre le numéro. Ce texte d’introduction, en mobilisant le cadre théorique de Bernstein, problématise la question des inégalités que les supports « composites » (sollicitant différents types d’activités sur des registres hétérogènes, Bautier, Crinon, Delarue & Marin 2012) peuvent aggraver. C’est notamment le cas quand ils requièrent d’articuler une diversité d’éléments sémiotiques, de formes langagières, d’activités cognitives, de référents culturels, en laissant le plus souvent ces articulations à la charge de l’élève, comme plusieurs des articles suivants le détaillent. En effet, cette problématisation constitue un cadre commun à plusieurs autres textes du dossier, qui sont organisés en trois grandes parties.

CONFLITS D’IDENTITÉS SOCIALES :
LECTEURS SUPPOSÉS ET LECTEURS EFFECTIFS

L’album de littérature de jeunesse est un support complexe et pluricodé. Les albums considérés comme de bonne qualité littéraire par les enseignants et les instances de prescription que ceux-ci consultent présentent un rapport non redondant entre texte et image. En outre, ce sont souvent des pastiches ou des parodies, et leur caractère intertextuel et intericonique ajoute encore à leur difficulté pour les jeunes lecteurs. A ce sujet, Anne Leclaire-Halté et Fabienne Rondelli décrivent les caractéristiques d’un album parodique et analysent, grâce à un entretien avec une enseignante de cycle 3 qui a choisi de l’utiliser, les raisons de ce choix. Tout autant que la complexité de l’album, ce que les auteurs mettent en cause, c’est le discours porté par l’album et par l’enseignante qui veut développer « l’esprit critique » de ses élèves vis-à-vis de la téléréalité. Ce discours se révèle disqualifier l’univers et les valeurs des familles.
Avec une préoccupation voisine, Véronique Boiron interroge des pratiques d’échanges autour d’albums en classe de petite section maternelle, et examine le référent de ces albums. Ceux-ci, comme souvent lorsqu’ils s’adressent à des enfants de cet âge, évoquent des scènes de la vie quotidienne : le bain, le coucher… Or l’expérience des jeunes enfants scolarisés dans ces classes d’éducation prioritaire est assez éloignée des pratiques sociales des familles de classes moyennes ou supérieures mises en scène dans les albums. Dès lors, le rôle de l’enseignante, loin de considérer que tous les élèves « connaissent et partagent ces ma-nières de faire et de dire », est de permettre aux élèves, à travers ces lectures partagées, « d’accéder à de nouvelles expériences du monde ».

CO-CONSTRUCTION DES INÉGALITÉS SCOLAIRES
DANS L’USAGE DES SUPPORTS

Les albums ont beaucoup évolué, les intrigues et les activités de lecture sollicitées par ces supports plurisémiotisés étant plus implicites dans une partie de la production, tout en restant explicites pour d’autres titres plus « grand public ». Pour comprendre quels types de lectures sont encouragés dans le cadre scolaire, l’article de Stéphane Bonnéry, Jacques Crinon et Brigitte Marin rend compte d’une recherche par questionnaire auprès d’enseignants des trois cycles de l’école primaire. Il met au jour des différences dans le choix des livres, selon que l’enseignant exerce en ZEP ou non, et selon son ancienneté dans le métier : les élèves sont confrontés à des curriculums inégaux de lectures, susceptibles de construire progressivement des habitudes inégales.
De même que pour les albums, l’usage des fiches s’est largement diffusé dans la scolarité. C’est le cas à tous les degrés de la scolarité, y compris en maternelle, où l’écrit était autrefois plus rare. Christophe Joigneaux montre que cette généralisation répond à une logique : c’est un support commode pour articuler moments d’ateliers et de regroupements, et réguler les apprentissages. Comme on le sait depuis les études historiques d’Anne-Marie Chartier, le succès d’un support ou d’une technologie d’apprentissage s’explique par rapport à un système dont les différents éléments sont solidaires et qui offrent des avantages à l’enseignant pour organiser et gérer sa classe (Chartier 2000, Chartier & Renard 2000). L’analyse de ces fiches révèle aussi la complexité sémiotique de ces supports composites ; l’observation des élèves au travail montre que beaucoup d’entre eux sont noyés dans cette complexité. Ils le sont d’autant plus que les enseignants sollicitent de leur part une activité autonome.
A partir de l’analyse de deux situations concernant les apprentissages de la numération dans des classes de CM2, Sara Arditi montre quant à elle comment les enseignants qu’elle a observés se déchargent d’une partie de la tâche de prescription au profit des consignes et du guidage présent dans le manuel. Cette utilisation du support nuit à l’appropriation du problème par les élèves les plus en difficulté. Cet état de fait semble encore accentué par un recours éclectique à des « activités » empruntées à différents manuels, sans cohérence épistémologique.
L’article d’Eliane Pautal et Patricia Schneeberger traite d’une séquence de sciences au cycle 3 de l’école primaire consacrée à la circulation du sang. Il dégage les caractéristiques de l’usage des supports par un enseignant et ses élèves. La matière de cette analyse est constituée des supports eux-mêmes (essentiellement des schémas), des corpus vidéoscopés des séances de classe, complétés par des entretiens avec les professeurs et des élèves. Se manifeste chez l’enseignant une conception du document comme transparent, qui ne permet pas que les savoirs explicatifs en jeu soient parlés dans la classe. Du coup, il semble, comme l’attestent les entretiens, que les élèves qui accèdent à ces savoirs explicatifs sont des élèves particulièrement capables – de par leur posture vis-à-vis des savoirs et particulièrement des sciences – de construire par eux-mêmes les liens explicatifs.
Le dernier article de cette partie porte sur les IUT qui ont été créés avec une visée de démocratisation de l’enseignement supérieur, mais aussi d’une professionnalisation conçue comme un rapprochement de l’étudiant et de l’entreprise. Stéphanie Tralongo s’intéresse au carnet de bord que les étudiants tiennent lors de leurs stages. Son étude met l’accent sur l’implicite des critères, la psychologisation des rapports sociaux et la demande d’autonomie qui favorisent de fait les étudiants qui possèdent les codes, à l’inverse des ambitions d’origine.

CONSTRUIRE DES SUPPORTS POUR ENSEIGNER À TOUS,
EXPLICITER ET FAIRE PROBLÉMATISER

La manière dont les inégalités d’apprentissage se cristallisent autour de l’utilisation des supports pédagogiques est étudiée par Kevin Noiroux et Germain Simons à propos des copies certificatives d’expression écrite en langue dans le secondaire : ce sont les élèves les plus avancés qui semblent en tirer le plus d’avantages pour continuer à progresser. L’analyse est menée d’une part du point de vue institutionnel des injonctions officielles, d’autre part des grilles d’évaluation construites et utilisées par les professeurs, copies annotées, entretiens. Elle relève en particulier leur pauvreté en critères explicites, l’absence fréquente de feedbacks correctifs sur les compétences non acquises et l’absence d’un enseignement de l’utilisation des outils de référence dont l’usage est attendu.
Pour leur part, Sylvie Cèbe et Roland Goigoux se situent dans leur contribution en tant que concepteurs d’un support destiné à un enseignement du vocabulaire s’inscrivant dans le cadre d’un apprentissage de la compréhension à des élèves de cours élémentaire. La conception de l’outil prend en compte « les causes et les effets des difficultés inventoriées par les recherches en psychologie et en didactique ». Ils abordent donc le rapport entre supports de travail et inégalités d’apprentissage sous l’angle des conditions nécessaires pour qu’un tel support soit le plus favorable possible aux apprentissages de tous. Celui-ci doit permettre un en-seignement explicite, systématique et intégré, mais aussi appuyé sur l’utilisation d’un langage scolaire exigeant, avec des tâches suffisamment ritualisées pour permettre aux élèves de mobiliser leur attention sur le développement des compétences visées, et où sont privilégiés, non seulement l’explication et la découverte, mais aussi la mémorisation, le réemploi et l’évaluation.
Corentin Poffé et Marie-Noëlle Hindryckx nous font passer à un autre niveau scolaire (ce qui est nommé secondaire supérieur dans le système scolaire de la Fédération Wallonie-Bruxelles), à d’autres apprentissages (les sciences biologiques) et à d’autres types de supports : les documents photocopiés ou polycopiés conçus par les enseignants afin de soutenir le travail de leurs élèves à la maison. L’analyse porte sur les documents de 22 enseignants en formation, utilisés sur 215 périodes au cours de leur stage. Une description de ceux-ci met en évidence des problèmes de lisibilité, mais aussi l’absence quasi constante des objectifs visés par les tâches proposées et d’une synthèse finale, peu de souci d’expliciter le vocabulaire spécialisé employé, une présentation qui privilégie souvent la logique de savoirs scientifiques sur celle de la démarche mise en œuvre en classe. Pour la plupart, ces supports appellent une intervention de l’élève sous forme de textes à compléter. Les illustrations (dessins, images et schémas) y sont très présentes, mais leur juxtaposition au reste du document donne souvent l’impression de « pièces d’un puzzle », « laissant le soin aux élèves de reconstituer eux-mêmes ce puzzle, dont ils ne soupçonnent même pas toujours l’existence ». À la lumière de la littérature antérieure, cette description débouche sur l’analyse des risques d’inégalités d’apprentissage dont ces supports sont porteurs.
Laurence Leroyer a conduit dans deux cours moyens une observation filmée de deux élèves dyslexiques dans une situation d’apprentissage de la lecture compréhension, ainsi que des entretiens avec leur professeur. Dans les deux cas, l’enseignante utilise un manuel, mais avec des stratégies d’adaptation du support très différentes. Les déterminants de ces choix sont interrogés ici. À travers les apprentissages d’élèves à besoins éducatifs particuliers, c’est la construction ou le « bricolage » du support didactique qui est examiné, ainsi que l’attention des enseignants à l’activité effective de leurs élèves.
Le film de fiction représente un autre type de document. Sylvain Doussot étudie son utilisation au CM2, dans une séquence d’histoire consacrée aux origines de la Révolution française. L’approche de Sylvain Doussot entre en tension avec d’autres articles du numéro, qui mettent souvent au premier plan de leur analyse des effets différenciateurs des démarches et des supports, l’implicite laissé sur les buts, et l’appel à des connaissances acquises ailleurs qu’à l’école. L’auteur propose de faire de la problématisation (Fabre 2009, Orange 2005) une troisième solution, face à l’alternative entre « pédagogie active » et pédagogie insistant sur l’explicitation des savoirs, des stratégies et des enjeux. Comme le montre l’article, le débat historique conduit à partir du film par l’enseignant dans une perspective de problématisation ou de reconstruction des questions que se pose la classe, met à égalité tous les élèves, dont aucun n’a d’expérience extrascolaire de l’interprétation historique.
Ce numéro de Spirale prétend ouvrir, et non pas clore, le champ d’investigation sur les instruments pédagogiques et les risques d’inégalités qu’ils comportent. Dans ce numéro, nous avons mis la focale sur la conception de ces supports et sur l’usage qui en est fait par les enseignants. Ces deux axes nécessitent d’être approfondis, tout comme l’usage qui est fait de ces instruments par les élèves. En effet, l’analyse des modalités concrètes, prescrites et effectives, qui organisent les activités d’apprentissage nous semblent heuristiques pour relier les situations locales aux constats à l’échelle du système.

Stéphane BONNÉRY
Université Paris 8
CIRCEFT-Escol
Jacques CRINON
Université Paris-Est Créteil
CIRCEFT-Escol
Germain SIMONS
Université de Liège – Faculté de Philosophie et Lettres
Centre interfacultaire de formation des enseignants

Bibliographie

Baudelot C. & Establet R. (1971) L’école capitaliste en France. Paris : Maspéro.
Bautier É. & Rayou P. (2009) Les inégalités d’apprentissage. Paris : PUF.
Bautier É., Crinon J., Delarue-Breton C. & Marin B. (2012) « Les textes composites : des exigences de travail peu enseignées ? » – Repères 45 (63-79).
Bernstein B. (2007) Pédagogie, contrôle symbolique et identité. Laval : PUL.
Bonnéry S. (2011) « Les définitions sociales de l’apprenant : approche sociologique, interrogations didactiques » – Recherches en Didactiques 12 (65-84).
Bonnéry S. (dir.) (2015) Supports pédagogiques et inégalités scolaires. Études sociologiques. Paris : La Dispute.
Bourdieu P. & Passeron J.-C. (1964) Les héritiers. Paris : Minuit.
Brousseau G. (1986) « Fondements et méthodes de la didactique des mathématiques » – Recherches en Didactique des Mathématiques 7, 2 (33-113).
Brugeille C. & Cromer S. (2006) « Les manuels scolaires ne sont pas neutres. Le système de genre d’une collection panafricaine de l’enseignement primaire » – Autrepart 39 (147-164).
Brugeille C., Cromer S. & Cromer I. (2002) « Les représentations du masculin et du féminin dans les albums illustrés ou comment la littérature enfantine contribue à élaborer le genre » – Population 5 (261-292).
Chartier A.-M. (2000) « Réussite, échec et ambivalence de l’innovation pédagogique » – Recherche et Formation 34 (41-56).
Chartier A.-M. & Renard P. (2000) « Cahiers et classeurs, les supports ordinaires du travail scolaire » – Repères 22 (135-159).
Fabre M. (2009) Philosophie et pédagogie du problème. Paris : Vrin.
Frandji D. & Vitale P. (dir.) (2008) Actualité de Basil Bernstein. Savoir, pédagogie et société. Rennes : PUR.
Goigoux R. (2000) Les élèves en grande difficulté de lecture et les enseignements adaptés. Suresnes : CNEFEI.
Henriot-Van Zanten A., Derouet J.-L. & Sirota R. (1987) « Approches ethnographiques en sociologie de l’éducation : l’école et la communauté, l’établissement scolaire, la classe » – Revue Française de Pédagogie 78 (73-108) et 80 (69-97).
Johsua S. & Lahire B. (1999) « Pour une didactique sociologique » – Éducation et Sociétés 4 (29-56).
Joigneaux C. (2009) « La construction de l’inégalité scolaire dès l’école maternelle » – Revue Française de Pédagogie 169 (17-28).
Lahire B. (1993) Culture écrite et inégalités scolaires. Lyon : PUL.
Merton R. (1968) « The Matthiew effect in science » – Science 159, 3810 (56-63).
Orange C. (2005) « Problématisation et conceptualisation en sciences et dans les apprentissages scientifiques » – Les Sciences de l’Éducation – Pour l’Ère Nouvelle 38, 3 (69-93).
Reuter Y. (dir.) (2007) Une école Freinet. Fonctionnements et effets d’une pédagogie alternative en milieu populaire. Paris : L’Harmattan.
Rochex J.-Y. & Crinon J. (dir.) (2011) La construction des inégalités scolaires au cœur des pratiques et dispositifs d’enseignement. Rennes : PUR.
Stanovich K. E.(1986) « Matthew effects in reading : Some consequences of individual differences in the acquisition of literacy » – Reading Research Quarterly 21, 4 (360-407).
Zimmermann D. (1982) La sélection non verbale à l’école. Paris : ESF.

[(Sur 31 propositions reçues, 18 ont été retenues ; sur 17 articles reçus, 13 ont été acceptés après expertise et révision.
Les expertises en double aveugle ont été produites par Thomas Barrier, Marie-France Bishop, Stephen Scott Brewer, Lalina Coulange, Isabelle Delcambre, Michèle Dell’Angelo, Nathalie Denizot, Ana Dias, Tiane Donahue, Jean-Louis Dufays, Georges Ferone, Cédric Fluckiger, André Giordan, Aziz Jellab, Séverine Kakpo, Yann Lhoste, Joël Lebeaume, Claire Leconte, Claire Lemêtre, Claire Margolinas, Corinne Marlot, Geneviève Marouby, Anne-Cécile Mathé, Mathias Millet, Daniel Niclot, Élisabeth Nonnon, Maria Pagoni, Isabelle de Peretti, Marie-Christine Pollet, Bruno Poucet, Nicole Tutiaux, Marianne Woolwen.)]

Spirale – Revue de Recherches en Éducation – 2015 N° 55 (3-10)