Depuis plus d’une décennie, à des rythmes divers selon les contextes, des changements curriculaires et disciplinaires profonds interviennent dans les systèmes scolaires. Ils sont légitimés par des principes (approches par compétences, enseignement de base, approches interdisciplinaires, domaines généraux de formation, formation tout au long de la vie etc.) qui s’inscrivent souvent dans un pilotage par les outputs et dans une préoccupation d’évaluation des systèmes éducatifs : il s’agit de les ajuster aux attentes présumées de l’économie et de la société contemporaine, ou de satisfaire des exigences d’harmonisation internationales. La mission d’orientation et d’insertion professionnelle assignée à l’École, plus vive en raison d’un contexte de crise et d’accélération des mutations, affecte les contenus prescrits. La demande sociale apparaît multiforme voire contradictoire, tendue entre des échelles variées du local à l’international, et relayée par des canaux divers : institutionnels, professionnels, politiques, médiatiques. En outre, depuis quelques décennies, les domaines de référence des enseignements se sont diversifiés et complexifiés : d’une part les champs scientifiques se sont ouverts vers de nouveaux savoirs (par exemple les savoirs vernaculaires en géographie culturelle) et de nouvelles pratiques d’investigation (par exemple par l’utilisation des TIC), d’autre part les références des savoirs scolaires empruntent aux enjeux sociaux vifs, y compris désormais pour le secondaire (par exemple dans les enseignements technologiques), enfin l’épistémologie et l’histoire des savoirs sont entrées parfois dans les références scolaires (par exemple dans les enseignements scientifiques). Dans cette dynamique, les disciplines scolaires sont bousculées, redéfinies, parfois refondées dans leurs contenus, leurs méthodes ou démarches, leurs pratiques, leurs dispositifs de classe, leurs finalités, leurs structures, leurs contours, leurs frontières. Ces changements impliquent une évolution du métier d’enseignant qui modifie la professionnalisation et la formation : accentuation de ce qui concerne la socialisation des élèves, orientations vers le travail interdisciplinaire, la prise en compte de l’actualité et des problèmes sociaux, mais aussi vers l’invention d’un enseignement « par situations » adapté à la construction progressive par les élèves de leurs compétences. L’affirmation institutionnelle de la liberté pédagogique transfère aux enseignants des choix de contenus et l’organisation de la cohérence des curricula alors même que les prescriptions nouvelles suscitent d’importantes tensions auxquelles les acteurs réagissent différemment. En effet les enseignants sont censés faire le programme en ajustant leur enseignement disciplinaire aux prescriptions transdisciplinaires, en opérationnalisant les recompositions disciplinaires prescrites, en transformant une finalité en contenu d’enseignement, en tissant des liens explicites pour les élèves avec d’autres disciplines… Ils doivent faire face dans le même temps à des prescriptions multiformes : adaptation classique des curricula à l’évolution des savoirs ou des pratiques sociales de référence, pour éviter la sclérose des savoirs scolaires ; adaptation des contenus, des méthodes et des finalités à des mutations économiques et sociales, pour (r)établir des liens entre les disciplines scolaires et des impératifs sociaux, culturels et politiques ; valorisation de différentes « éducations à » ; reconfiguration des découpages disciplinaires installés sur le XXe siècle ; structuration des programmes autour de compétences qui sont censées assurer des liens entre les savoirs enseignés ; apprentissages de capacité, de compétences ; évolution des examens ; nouvelles pratiques comme celle du débats qui bouleverse les postures traditionnelles de l’enseignant et des élèves ; etc.
Les discours institutionnels insistent partout sur la visée de qualité et d’effi-cacité. Mais le processus des transformations curriculaires et disciplinaires est loin d’être limpide, y compris dans les leviers et les réticences – voire les résistances – qui l’accompagnent. Les contextes nationaux, sociaux, économiques et politiques – par exemple ici ceux du Québec et de la France ou de l’Espagne – introduisent des variations notables, des enjeux et des débats spécifiques. En outre, les changements repérables diffèrent entre prescription, effectuation de l’enseignement, apprentissages et évaluation des acquis. La perspective internationale de ce numéro, à travers des contributions variées et des articles comparatifs, engage à raisonner ce constat. En outre, les fondements sur lesquels s’appuient les mutations contemporaines sont loin d’être homogènes et stabilisés. Pour ne prendre que l’exem¬ple des compétences qui dans le monde entier ont fait leur entrée dans les prescriptions, le rôle de l’épistémologie dans leur définition, les types de ressources permettant de les construire, le rôle des expériences spécifiques prescrites institutionnellement ou simplement vécues, l’opérationnalisation de ces compétences (modalités de programmation, d’enseignement et d’apprentissage, d’évaluation, …), sont diversement intégrés. Québec et France ont connu – sur des rythmes différents – des changements que les chercheurs des deux sociétés interrogent ; l’ap¬pui pris ici sur les travaux en sciences de l’éducation, la recherche là d’un compromis avec les traditions pédagogiques et didactiques conduisent-ils à des évolutions différentes des disciplines ? Que nous apprend la comparaison des enjeux sociaux de ces changements disciplinaires ?
Les articles qui suivent, étayés de recherches en sciences de l’éducation et plus particulièrement en didactique ou en sociologie, apportent des réponses diverses.
Le numéro s’ouvre par deux articles assez généraux exemplifiant les défis, obstacles et résistances accompagnant les évolutions disciplinaires. Sur la base d’une analyse documentaire de propositions curriculaires en STS et de recherches portant sur les controverses socio-scientifiques, Virginie Albe met en lumière les tensions épistémologiques et didactiques découlant de la polarité entre les finalités éducatives centrées sur l’éducation citoyenne et la participation aux débats techno-scientifiques d’une part et celles concevant l’intégration des controverses comme moyen de favoriser les apprentissages scientifiques classiques d’autre part. Isabelle Harlé dans une analyse articulant didactique et sociologie scrute les liens entre les identités disciplinaires et les reconfigurations disciplinaires introduites par l’intégration des TIC en mathématiques et de la démarche d’investigation en technologie. Elle met en exergue le heurt identitaire ressenti par certains enseignants de mathématiques face au virage vers les mathématiques appliquées, et à l’inverse en technologie, par ceux confrontés au recul de la fabrication, au profit de l’acquisition de connaissances et de compétences qui ne soient pas principalement pratiques.
Des approches comparées permettent ensuite de mieux percevoir à la fois la proximité des enjeux et des évolutions et leurs particularités contextuelles. Dans le cadre d’une Analyse des enjeux relatifs au vivant dans les programmes scolaires français et québécois, Michèle dell’Angello-Sauvage, Marie-Claude Bernard et Sandrine de Montgolfier scrutent les programmes sous trois angles : la caractérisation du vivant, les approches éthiques du vivant et les méthodologies scientifiques et techniques pour aborder le vivant. Les résultats illustrent qu’en dépit de convergences, le poids disciplinaire plus accentué en France conduit à privilégier l’acquisition de connaissances venant en appui des comportements et des valeurs visés alors que le Québec opte pour une réflexion éthique intégrant le contexte de production des savoirs scientifiques. Cosme J. Gomez Carrasco et Pedro Miralles Martinez, dans une analyse comparative des activités suscitant le développement et l’évaluation des compétences historiques dans des manuels scolaires français et espagnols, mettent en relief que les premiers sont davantage centrés sur des habiletés liées à la pensée historique alors que les manuels espagnols se focalisent plus sur l’apprentissage d’un texte auctorial factuel, mais que les manuels des deux entités nationales négligent le traitement des concepts de pertinence et de conscience historiques. Dans une perspective de didactique curriculaire, Joël Lebeaume et Abdelkrim Hasni présentent une analyse croisée des transformations de l’éducation technologique en France et au Québec entre 1960 et 2015. Si maintes similitudes sont relevées, notamment celle de l’influence des grandes orientations internationales et celle de la tension entre connaissances et compétences, des particularités en lien avec la tradition disciplinaire française par rapport à la tradition pédagogique québécoise subsistent. Le texte de Virginie Lemoine portant sur la perspective actionnelle en didactique des langues présente une analyse comparative France-Allemagne qui interroge les tensions entre les prescriptions officielles et les pratiques enseignantes. Au-delà de convergences dans les modes de faire et de dire, les résultats issus d’observations, d’entretiens et d’analyse de programmes relèvent des différences importantes notamment quant à l’influence des textes officiels, largement évoqués par les enseignants français à la différence de leurs homologues allemands. Pour leur part, Laure Minassian et Catherine Dumoulin questionnent les liens entre l’inclusion scolaire et les recompositions disciplinaires chez des enseignants novices en France et au Québec. Les résultats sont contrastés : au Québec l’inclusion scolaire participe plus largement des recompositions disciplinaires et celles-ci touchent davantage l’enseignement des disciplines dites académiques (mathématiques et français) ; en France, les débutants privilégient les disciplines les moins académiques et sont plus réticents aux aménagements disciplinaires. Globalement l’ensemble de ces articles entre en résonance, en particulier en soulignant pour le secondaire l’écart existant quant aux identités professionnelles et à l’attachement aux normes disciplinaires installées qui en résulte, malgré des similitudes fortes des injonctions institutionnelles.
À la différence des textes précédents, les articles qui suivent s’attachent à un seul contexte, mais en analysant finement les reconfigurations disciplinaires et curriculaires qui affectent telle ou telle discipline, du côté des finalités, des contenus et/ou des pratiques. Louis LeVasseur et Marion Sauvaire examinent trois disciplines scolaires québécoises (histoire et éducation à la citoyenneté au secondaire, littérature et philosophie au collégial ) sous l’angle de la formation du sujet et de l’individualisme, articulant les intentions de changement social et l’évolution de la culture scolaire. Les auteurs interrogent le poids que l’injonction de l’autonomie fait peser sur l’élève. Thierry Philippot et Philippe Charpentier proposent une analyse des mutations de la géographie scolaire en tant que système complexe et dynamique intégrant diverses temporalités, acteurs et sources de légitimités. Sur la base d’un corpus diversifié (programmes, analyse de discours et de pratiques, cahiers d’élèves), les auteurs dégagent les trois temps de l’évolution de la géographie scolaire. Audrey Destailleur interroge les processus institutionnels et innovants qui ont voulu faire exister des pratiques non institutionnalisées de philosophie dans le cadre scolaire, alors même que la philosophie ne constitue pas un enseignement programmé à l’école élémentaire ; elle met en lumière les effets de cette introduction sur les disciplines instituées, et le rôle des acteurs dans ces recompositions. En s’appuyant sur l’exemple du concept de la biodiversité, Jean-Marc Lange examine le caractère multiréférencé, hybride et complexe des savoirs associés aux « éducations à… » et les défis auxquels sont confrontés disciplines scolaires et enseignants pour les prendre en considération. Le dernier texte de Virginie Ruppin porte un regard sur l’évolution, voire l’instabilité et la fragilité, des programmes français du dessin et des arts plastiques. Après avoir posé les jalons de l’évolution de l’enseignement des arts entre le XVIIIe siècle et aujourd’hui, l’auteure souligne les enjeux politiques et socio-didactiques sous-jacents à cette évolution, permettant ainsi au lecteur d’envisager le cas d’une discipline instable et souvent périphérique au regard de celles qui retiennent le plus souvent l’attention.
Les articles de ce numéro, à travers la diversité des angles d’approches, des temporalités, des entités territoriales mises en relation et des disciplines scolaires concernées, contribuent à mettre en avant les tensions qui accompagnent les mutations disciplinaires. D’une partie à l’autre, se répondent diverses approches des évolutions d’un même domaine disciplinaire et les effets des mêmes types de prescription, particulièrement l’injonction d’un enseignement par compétences, sur des disciplines variées. Bien que prenant forme dans des inscriptions curriculaires et des contextes professionnels variables, les nouvelles demandes sociopolitiques et socioéducatives exacerbent les tensions entre les finalités disciplinaires classiques et les enjeux extrascolaires liés à la demande sociale. Elles cristallisent également les tensions entourant la question de la référence des savoirs scolaires, écartelés entre les références savante, professionnelle, sociale et scolaire. Ces tensions se prolongent dans l’identité professionnelle des enseignants se rattachant ou se réclamant de l’une ou l’autre de ces références, et de fait dans ce qui peut apparaître comme une difficulté voire une résistance à prendre en charge les changements imposés. Au-delà des similitudes relevées quant aux impératifs évoqués et aux justifications des changements disciplinaires et curriculaires, la tradition éducative propre à chaque pays génère des particularités dans l’actualisation de ces reconfigurations, en France et au Québec (la diversité des approches ne laisse ici guère de doute) mais sans doute aussi en Espagne et en Allemagne si on s’appuie sur les exemples présentés. Toutefois, au final, il appert que les recompositions, quelles que soient les injonctions officielles qui interviennent en amont – et peut-être même quelle que soit la formation qui y incite, demeurent du ressort des enseignants qui les interprètent et les réalisent à l’aune de leurs propres modèles disciplinaires et de leur identité professionnelle.
Johanne LEBRUN
Université de Sherbrooke
CREAS
Nicole TUTIAUX-GUILLON
ComUE Lille-Nord de France
ESPE-LNF
CIREL-Théodile