Des pratiques scolaires de philosophieavec les enfants se sont développées, entre autres, dans différents pays francophones (Belgique, France, Suisse, Québec) depuis une trentaine d’années, sous l’influence initiale des travaux de Matthew Lipman (1991) outre-Atlantique. Deux reconstructions peuvent être plus particulièrement mises au jour, déjà pointées dans le premier bilan dressé autour des pratiques, dans le n° 35 de la revue [1] (Quéval, 2005). Elles inspirent certaines des pratiques scolaires et des recherches dans ces différents pays. L’une, proposée par Lipman, fait de la philosophie avec les enfants une discipline générique et une méthode. Elle a de l’influence en Belgique (Leleux, 2009) et au Québec (Gagnon, 2015) et plus modestement en France et en Suisse (Heinzen, 2015). L’autre proposée par Tozzi, en fait une méthode et aussi une « expérience existentielle » (Berton, 2015). Elle est reprise notamment en France [2] et en Suisse (Frieden, 2015).
Selon Lipman, l’introduction de la philosophie auprès des enfants se justifie par une finalité prioritaire : la formation du jugement, comme « accès à un degré supérieur de réflexion » (1991), dans un monde où les connaissances sont rapidement obsolètes. Pour lui, la philosophie, à la condition d’une refonte pour convenir à des enfants (ibid.), est par excellence la discipline capable de former une « personne raisonnable et sensée ». Il propose de travailler à partir de romans, qui se veulent représentatifs des doctrines et d’un « noyau de concepts » de la tradition philosophique (Lipman, 1991), pour dégager des valeurs humanistes dans un dispositif de discussion, qui transforme la classe en « communauté de recherche », par emprunt à Dewey.
En France, selon Tozzi (2008), la philosophie à l’école primaire est en rupture avec la philosophie, en tant que discipline savante et scolaire. Elle consiste dans une « « discussion à visée philosophique » DVP », lorsque les questions traitées sont existentielles, essentielles pour la condition humaine (Tozzi, 2006). Pour sa mise en œuvre, Tozzi reprend à Lipman l’idée de constituer la classe en une « communauté de recherche ». Au cœur de la discussion, philosopher consiste dans trois processus de pensée : « problématiser, conceptualiser, argumenter ». Avec ces trois « exigences intellectuelles », Tozzi formule ce qu’il estime être une « matrice didactique du philosopher » (ibid.). Un certain nombre de chercheurs s’inscrivent dans sa mouvance, lorsqu’ils reprennent à leur compte cette matrice, la constitution d’une communauté de recherche, le nom de DVP, en même temps qu’ils proposent des voies propres : la DVP comme une « nouvelle institution » de la classe coopérative et de la pédagogie institutionnelle (Connac, 2009), la littérature de jeunesse comme voie d’accès à la philosophie (Chirouter, 2012), la DVP pour développer le jugement normatif (Leleux, 2009 ; Leleux & Lantier, 2010).
À côté de ces recherches, d’autres se développent, d’inspiration psychanalytique (Lévine, 2008), en psychologie, qui étudient la progression cognitive des élèves et en psycholinguistique (Auriac-Slusarczyk, 200 ; Auriac-Slusarczyk & Daniel, 2009 ; Auriac-Slusarczyk & Coletta , 2015 ). D’autres encore, menées en philosophie, interrogent l’émergence d’une nouvelle discipline (Goubet & Marsal, 2015), la possibilité d’engager un rapport au savoir défini philosophiquement (Goubet, 2015). Enfin, des travaux en didactiques des disciplines interrogent les dimensions scolaire et disciplinaire des contenus d’enseignement et d’apprentissage des pratiques de débat philosophique (Destailleur, 2014 ; Berton, 2015), leurs références et leurs frontières (Berton, 2015).
On peut dire que c’est, en partie, la « diversité des cultures philosophiques selon les pays qui conditionne les principes de la mise en œuvre de la philosophie pour enfants » (Loeffel, 2009) et parfois aussi les relations entretenues avec les traditions d’enseignement universitaire et scolaire de la philosophie (Berton, 2015). À ce sujet, force est de constater que ces pratiques ont leurs détracteurs, notamment en France, autour de la question de leur légitimité : légitimité en termes d’âge et de capacités psychologiques et cognitives de jeunes élèves, de culture acquise, de légitimité proprement philosophique (Chateau [3], 2004).
Dans certains des pays, l’institution scolaire s’est emparée des pratiques de philosophie avec les enfants, à leur naissance, pour la mise en œuvre d’un enseignement moral et/ou civique, quel que soit le nom qu’on lui donne – cours de morale non confessionnelle et nouveau cours d’éducation à la philosophie et à la citoyenneté en Belgique (Leleux, 2017), cours d’éthique et culture religieuse au Québec (Gagnon, 2015) et en Suisse. En France, une récente refonte des programmes a introduit un cours d’Enseignement Moral et Civique (EMC) [4], qui suggère le recours à la discussion philosophique dans les exemples de pratiques. Une des questions en particulier, à laquelle ce numéro de Spirale voudrait apporter une réponse est celle de savoir dans quelle mesure et comment des pratiques et des dispositifs d’apprentissage de philosophie avec les enfants peuvent s’inscrire dans un enseignement moral et civique sans perdre leur objectif spécifique supposé – apprendre à philosopher.
Cette question prend tout son sens à la lumière des bouleversements que connaissent les systèmes scolaires occidentaux, à l’échelle des curriculums, des plans d’étude, des contenus, des dispositifs d’enseignement et d’apprentissage ou bien encore des pratiques pédagogiques, en lien avec les transformations des économies, des sociétés, de la formation elle-même, des places prises par l’évaluation et l’harmonisation internationales (Joshua, 1999 ; Malet, 2010 ; Audigier, Sgard & Tutiaux-Guillon, 2015 ; Lebrun et Tutiaux-Guillon, 2016). Un exemple en est l’introduction de compétences transversales à acquérir, à côté de compétences fondamentales, initialement réservées aux disciplines scolaires, qui voient ainsi leurs frontières déstabilisées. Des reconfigurations des disciplines interviennent, des enseignements se renouvellent, des Éducations à… apparaissent. Diverses finalités sont visées parfois contradictoires, centrées sur l’individu plutôt que sur son appartenance au collectif (Audigier, 2015), celle de la construction d’une autonomie individuelle, celle d’une employabilité et d’une adaptation de l’individu au marché dans une perspective néolibérale, ou bien encore celle de la formation d’un citoyen démocratique, ouvert au pluralisme des valeurs (ibid.). Comment dans ce contexte l’articulation entre des pratiques de philosophie et un enseignement moral et/ou civique s’effectue-t-elle et à quelle éventuelle reconfiguration respective et/ou mutuelle ces enseignements sont-ils engagés ?
En un sens, l’articulation des pratiques de philosophie avec l’enseignement moral et civique peut être lue comme l’assurance d’une certaine visibilité et d’une stabilisation, qu’elles n’ont pas acquis elles-mêmes, à n’être pas entrées dans les curriculums de l’école primaire au titre d’une discipline scolaire constituée ou en voie de constitution (Berton, 2017), mais elle peut aussi signer leur absorption dans cet enseignement, au titre d’une « méthode » (Lipman, 1991) parmi d’autres, à côté d’exercices, la clarification des valeurs, le débat argumenté, les dilemmes moraux, les jeux de rôle (Programmes d’enseignement moral et civique en France, 2015).
Elle peut tout autant apparaitre comme une ouverture sur la morale et la citoyenneté, que présenter le risque d’un mouvement de fermeture sur ces deux dimensions, en lieu et place d’une interrogation appropriée à la pensée enfantine, de la diversité des domaines de l’existence et de la connaissance, à quoi la philosophie peut prétendre. La philosophie s’enfermerait alors dans la mise en œuvre de contenus d’enseignement et d’apprentissage (Daunay, Fluckiger & Hassan, 2015), assignés de l’extérieur, dont les modalités de traitement pourraient être imposées, là où l’enjeu pour les pratiques et les dispositifs est de parvenir à développer des contenus spécifiques et de se garder de « toute entreprise de normalisation morale ou civique » (Leleux, 2009), de toute reprise dans les ornières de la forme scolaire, cet écueil qui sans cesse guette l’enseignement moral et civique, dans sa construction historique en France notamment (Audigier, 2002).
En effet diverses tensions repérées au cœur de l’enseignement moral et civique en France, depuis sa création, sont susceptibles d’impacter les pratiques de philosophie qui s’y articulent ici ou ailleurs, si l’on n’y prend garde. Cet enseignement se caractérise par un jeu de présence-absence, selon que l’institution y recourt pour relever des défis d’ordre social, moral ou politique ou qu’elle le supprime des plans d’étude, dès lors que règne une paix sociale ou civile. Il ne s’appuie pas sur des savoirs universitaires de référence ou au moins stabilisés (Loeffel, 2009). Il oscille entre la transmission de connaissances, l’imposition de comportements, le bon accord de tous à valider des normes admises (Vincent, 1980) et l’ouverture à la mise en place d’une véritable réflexion critique et problématisante. Une telle réflexion autour de principes, de valeurs, d’objets de controverses, pourrait consister dans l’apprentissage de « manières d’agir-penser-parler » (Bernié, 2002), qui favoriseraient le pluralisme des opinions et des croyances dans un régime démocratique, tout en faisant droit à un régime de vérité et à la production de normes. Pour y satisfaire, le recours au droit (Robert, 1999 ; Audigier, 2002 ; Loeffel, 2009) et l’appel à la discussion philosophique (Leleux, 2017) se donnent comme de possibles appuis à l’articulation « entre ce qui s’enseigne et ce qui se discute », selon la formule de Audigier, Sgard & Tutiaux-Guillon (2015).
Les articles qui composent ce numéro de Spirale abordent la question de l’articulation des pratiques de philosophie avec les enfants avec un enseignement moral et civique, à partir d’angles divers. Certains interrogent exclusivement la dimension de la formation du jugement moral, certains exclusivement la question de la formation d’un citoyen démocratique, d’autres traitent des deux. Lorsque les auteurs mettent en évidence des points de tension, ils statuent sur la possibilité de leur dépassement. C’est dans ce cadre, qu’ils se confrontent à la question de la reconfiguration des enseignements de philosophie et de morale et citoyenneté, qui peut aller de leur juxtaposition jusqu’à la résorption/absorption ou fusion de l’un dans l’autre ou de leurs finalités. La part et la nature des apprentissages supposés ou réels des élèves sont interrogées, plus rarement leur évaluation. Le rôle de l’enseignant est étudié. La question de la formation des enseignants est une préoccupation, qu’on pointe ses insuffisances ou qu’on propose des outils didactiques à son service.
Par extension, le parcours des articles permet aussi de disposer d’un instantané, qui renseigne partiellement sur les modalités de constitution du champ des recherches consacrées aux pratiques de philosophie avec les enfants. Une des particularités de ce champ, selon les pays et le sort fait aux pratiques, est de s’être parfois construit initialement aux frontières des espaces de la recherche et des recommandations de pratiques [5], éventuellement teintées de militantisme. C’est le cas notamment en France, où elles ont rencontré de franches oppositions, liées au statut accordé à la discipline philosophie et à son enseignement, réservé aux classes terminales [6]. Parmi les articles qui suivent, certains proposent une approche exclusivement théorique, d’autres y mêlent des recommandations, d’autres consistent dans des recherches empiriques, qui s’appuient pour les unes, sur des pratiques observées, pour d’autres sur des pratiques menées ou les deux.
Une première section est composée de quatre articles, qui font entrer de plain-pied dans l’actualité des débats, qui traversent le champ de la philosophie avec les enfants, autour des tensions et des enjeux de son articulation avec un enseignement moral et/ou civique. Les deux premiers sont consacrés à l’examen du nouveau cours d’Éducation à la philosophie et à la citoyenneté, introduit en Belgique francophone. Les deux suivants adoptent des perspectives opposées sur l’articulation entre pratiques de philosophie et enseignement moral et civique sur la question de la transmission des valeurs.
Jérôme Hubinont se livre à une étude critique de l’introduction d’une nouvelle discipline l’« Éducation à la philosophie et à la citoyenneté » dans les programmes d’enseignement en Belgique francophone. Selon lui, le renouvellement des dispositifs didactiques, avec l’introduction notamment de débats philosophiques, entraine les élèves dans une injonction paradoxale, celle qui consiste à exposer et à confronter ses idées à celles des autres, en contradiction avec le principe de neutralité, qui prévoit pour l’élève de ne pas être soumis à l’influence des opinions des autres. Au-delà, cadre de référence institutionnel et cadre de référence disciplinaire s’appuient sur des sources contradictoires, qui les rendent incompatibles : la promotion dogmatique de références telles que la défense des droits humains, adoptée dans la Constitution belge, s’oppose à la visée critique émancipatrice de la philosophie. Alors que l’auteur trouve trace chez Cicéron d’une articulation entre philosophie et citoyenneté dans un enseignement ou qu’il trouve chez Socrate le choix du respect d’un système normatif imparfait au péril de sa vie, il y préfère la promotion d’un enseignement d’histoire de la philosophie seul, adossé à un corpus philosophique propédeutique, critique de la transposition de la philosophie en savoir scolaire.
Claudine Leleux procède à une analyse détaillée et divergente des mêmes programmes d’enseignement en Belgique francophone, qui ont introduit le cours obligatoire d’Éducation à la philosophie et à la citoyenneté. Deux spécificités caractérisent cet enseignement. La première est qu’il s’intègre aux cours classiquement dits philosophiques de religion ou de morale confessionnelle au choix des familles. L’auteure met en évidence la dimension historique du changement qui se joue là, soit une entrée de la philosophie dans l’ensemble du cursus obligatoire et que le lecteur peut interpréter comme un profond renouvellement de ce qu’on entend par « philosophique » dans ce cadre. La deuxième, qui s’ensuit, est qu’il n’est pas question d’instaurer un enseignement de la discipline philosophie comme fin en soi, comme il en existe un en France ou en Italie par exemple, mais de recourir à la démarche et aux outils de la discipline, à titre de moyen pour éduquer à une citoyenneté démocratique, un choix dont il faut comprendre que le législateur l’assume pleinement. Claudine Leleux montre comment l’adoption de la démarche philosophique permet de développer trois compétences génériques : l’autonomie individuelle, la coopération sociale et la participation publique, dont elle reconstruit qu’elles correspondent aux différents attributs de la citoyenneté démocratique, élaborés à partir des principes normatifs hérités de la philosophie politique des XVIIe et XVIIIe siècles (la souveraineté populaire, l’accord discursif sur des principes rationnels, l’égalité de droit, la séparation des trois pouvoirs, la pluralité des valeurs et des convictions et la force du droit, la séparation du pouvoir politique et religieux et la contrepartie du droit à la liberté de conscience, d’opinion, de pensée). Le lecteur peut en conclure avec l’auteure que la mise en jeu de la démarche philosophique et des manières d’agir-penser-parler qui lui sont propres reconfigure l’enseignement de citoyenneté, en l’éloignant de ses habituelles impasses.
Les travaux d’Edwige Chirouter ont pour spécificité d’être consacrés à la promotion et à l’étude de pratiques de discussion à visée philosophique à partir de la littérature. Dans cet article, ils rencontrent les nouveaux programmes d’enseignement moral et civique de 2015 de l’école primaire en France, qui promeuvent cette approche. Ici, la philosophie avec les enfants est présentée comme une possibilité de transmission des valeurs humanistes laïques de liberté, d’égalité, de fraternité, en évitant le piège du moralisme, dans l’exercice de la pensée critique. On peut parler d’une articulation exempte de tensions entre la philosophie avec les enfants et un enseignement moral et civique, par laquelle la philosophie renouvelle l’enseignement moral et civique. L’auteure présente les résultats d’une recherche-action menée entre 2014 et 2017, dans 9 classes de cycles 2 et 3, en France, à Monaco et au Bénin, dans le cadre d’un dispositif de discussion à visée philosophique autour du mythe platonicien L’anneau de Gygès, et d’une correspondance scolaire entre élèves. L’étude consiste à faire apparaitre l’universalité de la fonction du récit littéraire, notamment en renvoi aux travaux de Ricœur (1990), à laquelle font ensuite écho les similitudes des questionnements, des exemples, des distinctions conceptuelles, ainsi que des mythes occidentaux ou africains, d’une classe à l’autre. L’auteure pense établir que les élèves prennent conscience des similitudes, qu’ils éprouvent l’universalité des questions, des récits et de leurs usages et qu’ils vivent ainsi en acte l’idéal laïque de la fraternité hérité des Lumières, au-delà des différences entre eux, à l’appui d’une communauté de pensée universelle, tissée dans le partage d’une réflexion philosophique, selon une perspective plus universaliste que pluraliste.
Laurence Breton et Cendrine Marro mettent en avant le risque encouru d’une instrumentalisation de la discussion à visée philosophique (DVP), détournée de sa finalité première – apprendre à philosopher –, au profit des objectifs pluriels de l’Enseignement moral et civique, même redéfini en France en 2015, à partir de trois études. L’examen des programmes et fiches méthodologiques de cet enseignement fait apparaitre une tension : il préconise plutôt la transmission, l’adhésion à des idées et à des valeurs que le questionnement et le traitement proprement philosophique pluraliste des notions morales et politiques qu’il convoque. Un examen empirique de l’animation de l’enseignant dans des classes de CM1 et CM2, armé d’une typologie didactique des postures, montre qu’il est susceptible d’adopter une posture d’éducateur moral, là où au nom de la DVP, on attendrait une posture de facilitateur du développement d’une pensée critique. Dans la perspective d’échapper à cette tension, un dernier examen cherche à vérifier une hypothèse des auteures : l’usage de textes philosophiques, réécrits pour la jeunesse, qui convoquent des problématiques de l’histoire de la philosophie plutôt que des discours moralisateurs ou convenus, garantirait à l’enseignant de favoriser la pensée réflexive. En fin de compte, les auteures semblent conclure à une impossible articulation entre DVP et EMC, en recommandant une pratique de la discussion philosophique pour elle-même et ses propres finalités.
Une deuxième section met en dialogue une approche théorique et deux approches empiriques des pratiques de philosophie dans le cadre d’un enseignement moral et civique.
Michel Tozzi entre dans la question de l’articulation entre les pratiques de philosophie et un enseignement moral et civique par les apports des premières au second et leur éventuelle altération, à partir d’une analyse didactique précise des traits marquants des programmes de 2015, que le lecteur interprétera comme un renouvellement non négligeable de cet enseignement. Pour ce qui est de la formation du jugement moral, Tozzi relève que les programmes promeuvent la réflexivité, la reconnaissance de la pluralité des options morales et qu’ils accordent aussi une part toute nouvelle à la sensibilité, trois éléments auxquels il accroche la réflexion philosophique, qu’il précise en termes de contenus et d’exercices. À titre d’illustration, l’auteur, dans un mouvement d’absorption, fait entrer l’examen de dilemmes moraux dans la discussion à visée philosophique, en insistant sur la dimension de la confrontation argumentée des choix possibles, à titre d’entrainement privilégié à l’exercice du jugement moral. Une variante des dilemmes moraux, à partir de la littérature, permettrait quant à elle, d’articuler sensibilité et raison, respectivement par une mise en jeu, au cours de la réflexion philosophique, de l’empathie et de l’argumentation. Pour ce qui est du développement de la citoyenneté, Tozzi se place du point de vue d’une citoyenneté active, engagée, inscrite dans les programmes. Il redéfinit l’exercice de discussion à visée philosophique comme lieu d’entrainement tout désigné à des débats autour de nouveaux contenus, les questions socialement et politiquement vives, pour former à la prise de parole et à la prise de position dans l’espace public. L’auteur écarte la question du risque de la perte de la philosophie dans la transmission des valeurs, en estimant que la DVP peut participer à la reconfiguration de l’EMC, qu’il exprime comme le passage d’un « paradigme transmissif-impositif-punitif traditionnel à un paradigme communicationnel-réflexif », adapté à une démocratie pluraliste. Un tel bouleversement n’est envisageable qu’au prix d’une résorption des finalités et des contenus de l’EMC dans celles et ceux de pratiques de philosophie redéfinies.
Ariane Richard-Bossez, Michel Floro et Alain Legardez ont analysé des pratiques de débat philosophique observées, mises en place dans le cadre de l’Enseignement civique et moral en France. Leur analyse, qui articule didactiques et sociologie de la pédagogie, montre que les objectifs philosophiques et citoyens assignés à ces dispositifs dans les instructions officielles ne sont pas atteints : la part des apprentissages moraux, civiques et philosophiques, dont on penserait qu’elle est majeure, y est en réalité ténue. L’ambivalence caractérise les pratiques à différents niveaux : les débats décrits et mis en œuvre par les acteurs puisent à des formes diverses de débats scolaires, un trait qui brouille l’identification des pratiques. La visée de régulation des comportements dans les débats l’emporte sur la visée d’apprentissages. Les modalités de la conduite du débat par l’enseignant oscillent entre la non-intervention au risque du relativisme et l’intervention constante, au risque d’une normativité contraignante. Enfin, on n’accède pas à la mise en jeu d’une réflexivité critique collective dans la discussion. Autant de traits que les auteurs attribuent au manque de clarté des programmes, au manque d’unité des recommandations de pratiques de discussion philosophique, à l’absence d’une formation des enseignants, aux formes de contrôle de l’école même et qui donnent à conclure à une impasse de l’articulation des pratiques de philosophie avec un enseignement moral et civique.
L’originalité du propos de Martine Durand-Terreaux consiste à décliner une étude empirique dans 42 classes, à partir du concept de faisabilité de projet (Corriveau, 2012), détaché de son enracinement économique initial. Une entrée par les conditions de faisabilité technique interroge comment l’apprentissage du philosopher se lie avec celui de la capacité à juger moralement et une entrée par les conditions de faisabilité socio-environnementale décrit par quels enseignants, selon quelle formation. À la lumière d’une approche didactique des composantes d’une discipline scolaire, l’étude établit que les pratiques d’enseignement du philosopher, dans le cadre d’un enseignement moral, ne s’organisent pas à l’aune de contenus notionnels disciplinaires identifiables et progressifs, d’entrainements et de procédures d’évaluation. La visée de socialisation et de comportements ajustés à la vie en groupe l’emporte sur l’apprentissage et la mise en jeu de manières de parler et penser philosophiques. La rareté d’enseignements proprement philosophiques dans les classes est aussi liée à une carence de formation initiale et continue des enseignants. Ces dimensions seraient donc à prendre en compte, pour parvenir à assurer une formation des élèves au jugement moral articulée à une pensée complexe, ouverte au pluralisme des points de vue.
Une troisième et dernière section rassemble quatre articles, qui proposent des apports exclusivement théoriques. Deux construisent des outils didactiques qui participent au renouvellement du champ des recherches consacrées à la philosophie pour enfants, un propose un état des lieux des recherches à partir du cadre de la psychologie existentielle, rarement convoquée. Le dernier envisage le renouvellement de l’organisation scolaire par le prisme de la philosophie avec les enfants.
La question de l’articulation des pratiques de discussion philosophique avec une éducation civique et morale fait seulement l’objet d’une évocation par Sylvain Connac, liée à la légalité sinon à la légitimité qu’elles ont gagnée, depuis leur entrée dans les programmes français d’Enseignement moral et civique de 2015. L’intérêt de son article est donc ailleurs, soit le renouvellement de l’approche didactique initiée par Michel Tozzi (2006), consistant à identifier trois exigences intellectuelles du philosopher – problématiser, conceptualiser, argumenter – qui demeuraient relativement peu définies, bien qu’il les qualifiait de « matrice du philosopher ». Dans le cadre d’une analyse catégorielle de contenus, menée sur un corpus de transcriptions de séances d’un cycle de discussions à visée démocratique et philosophique entre étudiants en Licence 2 de sciences de l’éducation, Sylvain Connac élabore une carte matricielle très détaillée et très précise de catégories diversifiées et leur désignation pour chacune des trois formes de pensée engagées par les acteurs. Il s’agit là de la construction d’un outil didactique, qu’il destine aux formateurs aux discussions philosophiques, afin d’étayer leur pratique et celle des participants. L’auteur pointe aussi de nouvelles pistes de travail : la nécessité de prendre en compte la dimension coopérative et dialogique des discussions, qui implique de ne pas en rester à la seule prise en compte des énoncés individuels dans l’analyse de discours et celle de confronter la carte proposée à partir de réalisations de jeunes adultes aux réalisations d’enfants en situation, à des âges divers.
L’enjeu majeur de l’approche théorique de Nancy Bouchard et de Marie-France Daniel est de déterminer quels peuvent être les apports de la praxis philosophique à l’éducation éthique. Pour y parvenir, les auteures s’appuient sur plusieurs recherches antérieures, qu’elles présentent et croisent. L’une était consacrée à l’étude des échanges entre enfants au cours de discussions philosophiques en classe de primaire et de préscolaire, dans la mouvance des préconisations de Lipman et a abouti à la mise en évidence d’une progression des échanges et à l’élaboration d’une typologie constituée de cinq catégories : dans les échanges les enfants passent de l’anecdotique au monologique, puis au dialogique non-critique, au dialogique quasi-critique et enfin au dialogique-critique. Les autres recherches ont permis de constituer un modèle d’analyse de l’éducation éthique en sept composantes : trois composantes simples, Éducation à la société (ES), Formation personnelle (FP) et Éducation à l’autre (EA) et quatre composantes à l’intersection de ces dernières (FP/EA, FP/ES, EA/ES et FP/EA/ES). Il ressort de l’étude de la typologie des échanges en discussion philosophique à partir du modèle d’analyse de l’éducation éthique que la praxis philosophique favorise une éducation éthique, où toutes les composantes de la Formation personnelle sont représentées : l’expérience et la réflexion de la personne, l’écoute de l’autre et le souci de ne pas le blesser, la délibération démocratique, la prise en compte de la diversité des points de vue. Par contre, la discussion philosophique ne favorise pas l’Éducation à l’autre et l’Éducation à la société ou leur articulation. Les auteures l’expliquent par l’absence d’évocation des contenus y afférant (thèmes et questions) en discussion philosophique et aussi par l’ancrage lipmanien du dialogue philosophique, qui lui fixe comme finalité essentielle la formation à l’esprit critique pour améliorer l’expérience individuelle et sociale. Ces hypothèses permettent de comprendre que les frontières entre les pratiques de philosophie pour enfants et l’éducation éthique sont perméables, sans exclure que chacune se déploie aussi selon des contenus et un territoire propres.
L’accès à l’autodétermination, nommée aussi autonomie, est avec le développement psychosocial de l’élève l’une des missions poursuivie par l’école primaire québécoise. Ces dernières années, des recherches théoriques et/ou empiriques en milieu scolaire se sont développées, qui, pour les unes ont pris pour objet les interventions basées sur la présence attentive (IBPA), pour les autres les ateliers de philosophie. Depuis peu, des voix soulignent la convergence des objectifs des deux approches et appellent à pratiquer l’intervention combinée en classe. Catherine Malboeuf-Hurtubise, David Lefrançois et Geneviève Taylor présentent une synthèse approfondie des cadres théoriques que ces recherches convoquent, la théorie de l’autodétermination et la psychologie existentielle, des contextes de leur mise en œuvre et de leurs effets sur le développement de la capacité à l’autodétermination et sur le bien-être des élèves. Des orientations de recherche programmatiques sont aussi évoquées. L’ensemble met en évidence que si l’autonomie et le développement psychosocial ne sont pas des finalités nouvelles en éducation, la recherche autour du renouvellement des dispositifs à mettre en œuvre pour les atteindre et autour de leur évaluation, est à favoriser.
Le titre que Nicolas Go a choisi pour son article « La philosophie pour elle-même » est éloquent. Il fait signe vers le choix d’un cadre théorique proprement philosophique et vers la thèse d’une impossibilité pour les pratiques de philosophie en classe de se mettre au service d’un enseignement moral et civique, sans s’y perdre. Loin d’envisager qu’elles puissent contribuer au renouvellement de l’EMC, l’auteur propose plutôt leur participation à un renouvellement des pratiques scolaires. Les interrogations autour des courants qui se sont développés avec elles (à visée citoyenne, psychanalytique, proprement philosophique ou tournées vers un oral réflexif) ou autour du dispositif le mieux adapté, lui semblent très éloignées du seul véritable enjeu qu’il confère à la pratique éducative : la mise en œuvre de l’égalité. De ce point de vue, l’organisation du travail en classe coopérative semble à l’auteur la voie pour penser et expérimenter l’égalité, en permettant une véritable éducation politique et morale, dans laquelle la discussion philosophique, en tant qu’institution et pratique de questionnement, s’inscrit pleinement. Cette modélisation pédagogique s’appuie sur des principes empruntés à la philosophie grecque antique, notamment celui selon lequel la philosophie est une manière de vivre en communauté qui prépare à la sagesse (Hadot, 1995), qui permettent à l’auteur de penser la transformation de la classe en laboratoire démocratique, en lieu de gouvernement de soi et des autres et en lieu de la vie éthique, où au souci de la cité est joint le souci de soi et le souci de l’autre, au prix peut-être du présupposé d’une continuité des pratiques sociales aux pratiques scolaires.
Bettina BERTON
CIREL EA 4354
Université de Lille
Claudine LELEUX
Haute École Bruxelles-Brabant (HE2B)
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