L’apprentissage a connu des fortunes diverses tout au long de son histoire moderne, partagée entre crise et âge d’or, ou du moins reconstruit ainsi. Aujourd’hui vanté pour ses qualités, notamment la pertinence de la formation et l’insertion des jeunes, il a été auparavant quelquefois décrié. En effet, après la Seconde Guerre mondiale, l’évolution vers une économie plus industrialisée modifie les environnements de travail, remettant en question l’efficacité de la formation en entreprise. Parallèlement, l’École devient de plus en plus la norme pour l’éducation des jeunes, changeant ainsi la perception de la formation professionnelle. C’est ce retour en grâce, l’État vise en effet en 2027 un million de contrats, et notamment « le volontarisme des responsables politiques, si prompts à faire de l’apprentissage une panacée au point, parfois de méconnaître les effets d’un remède loin d’apaiser tous les mots » (p. 14), qui ont motivé cette enquête de Stéphane Lembré, professeur en histoire contemporaine à l’université de Lille ; enquête qu’il publie sous le titre Le retour de l’apprentissage au XXe siècle, Comment la France a adopté l’alternance.
Cet ouvrage, tiré de son habilitation à diriger les recherches soutenue en 2022, est publié aux Presses des Mines dans la collection Histoire, sciences, techniques et sociétés qu’il dirige avec Liliane Hilaire Perez. Il y revient, dans les neuf chapitres chrono-thématiques qui composent les 332 pages de ce livre sur cette histoire mouvementée en faisant dialoguer perspectives historique et sociologique, démêlant ainsi les fils du politique, de l’économique, du travail, de l’éducation et de la formation. Les analyses questionnent les rôles respectifs des administrations de l’État, des collectivités, des patrons, des représentants syndicaux et s’appuient sur un jeu d’échelle entre politique et prises de position globales et les réalités du terrain, mais aussi sur des pas de côté notamment avec l’interna¬tional. Une des entrées majeure et très originale de l’enquête est celle de la question du financement qui « constitue […] un enjeu majeur de contrôle et dévoile un massif documentaire trop ignoré, essentiel pour l’histoire de l’apprentissage » (p. 20).
Le lecteur suit ainsi, avec force détails, la mise en place de la taxe d’apprentissage et les tensions qui en découlent, participant à définir et redéfinir l’apprentissage, et corrélativement les divers moyens de formation de la main-d’œuvre qualifiée dans des contextes marqués tout au long du XXe siècle par la montée du chômage dans les années 1930, le régime de Vichy, la reconstruction Après-Guerre, l’évolution des pratiques sociotechniques, son rapprochement vers la filière professionnelle et son ouverture vers le supérieur. À noter que compte tenu du niveau de détail mobilisé dans ce travail très fouillé, le lecteur peut avoir quelques difficultés à prendre de la hauteur afin de saisir pleinement des dynamiques d’évolution de l’apprentissage, mais c’est aussi qu’elles sont plurielles. Le travail rend ainsi compte de la diversité de la formation professionnelle, trop souvent considérée de façon monolithique.
Il importe de signaler que l’on pourra lire ailleurs des recensions plus exhaustives de cet ouvrage qui est abordé ici dans une double perspective d’histoire des disciplines et de didactique (attentif donc aux contenus d’enseignement et d’apprentissage). Le livre débute en son premier chapitre sur une exploration de l’origine de la taxe d’apprentissage en 1925 et dévoile l’intervention étatique dans les entreprises. Il aborde les débats post-loi Astier, les luttes financières et la complexité des relations entre État, collectivités et patronats. Ces récits entrelacés révèlent une réalité nuancée, loin des interprétations simplistes. Ils mettent en lumière des relations variées entre entreprises et administration, soulignant la diversité des situations locales, loin d’une vision qui ferait du soutien de l’IUMM au système de la taxe une règle générale partagée par tout le patronat. Comme le souligne Stéphane Lembré, ce nouveau système de financement fournit un révélateur du fonctionnement de cours et d’écoles professionnelles par ailleurs faiblement documenté. S’inscrit alors en filigrane, tout au long du livre, dont ce n’est pas le propos principal il faut le rappeler, la question des savoirs et savoir-faire professionnels, notamment de leur légitimité et pertinence des contenus (Cheneval-Armand, 2010), de leur mode et des lieux de transmission (Pelpel, 2000).
C’est dans le deuxième chapitre que cette question est principalement évoquée. Il revient sur les transformations de l’apprentissage par les moyens : c’est-à-dire la taxe et le jeu d’imposition/exonération entre les entreprises et l’État. Dans ce jeu, une règle essentielle pour les entreprises est la nécessité d’assurer un « apprentissage complet et méthodique » (p. 67) si elles veulent se voir décharger de cette obligation de financement. Cette nouvelle donne de l’apprentissage a, comme le note Stéphane Lembré, des répercussions organisationnelles et notamment une formation en apprentissage partagée entre le chantier, l’atelier et un complément sous forme scolaire dans les cours professionnels, pour dispenser des contenus devant éclairer la pratique. Les examens jouent un rôle prescripteur décisif pour l’évolution de l’apprentissage et les conséquences sont aussi pédagogiques à la fois dans « les programmes de certaines écoles » que par la motivation « de nouvelles pratiques au sein des entreprises » (p. 71).
Les chapitres 3 et 4 montrent le changement de paradigme d’un apprentissage par l’entreprise valorisé sous Vichy, mais peinant à convaincre dans le contexte Après-Guerre, vers une formation scolaire, favorisée par l’État notamment pour assurer la formation d’ou-vriers/employés-citoyens. Se pose alors la question de la culture technique à transmettre dans ces nouveaux centres d’apprentissage créés pendant la Guerre et qui sont les ancêtres des lycées professionnels d’aujourd’hui. Les travaux de Stéphane Lembré sont susceptibles d’éclairer les débats entre État, patronat et syndicats, au sein des Commissions nationales professionnelles consultatives chargées notamment d’élaborer les programmes types d’ap-prentissage, les programmes et règlements des examens sanctionnant chaque type de formation et de déterminer le coût moyen individuel des divers types de formation dans les métiers de son ressort. Compte tenu du poids de la certification dans le pilotage de la formation, la compréhension de ce qui se passe au sein de ces commissions est essentielle pour saisir l’évolution des enseignements et des formations. Si L’auteur souligne la prudence qui doit entourer les données chiffrées, faute de disposer d’indications « suffisantes sur le périmètre et la nature exacte des enseignements dispensés » (p. 80), sa mise en garde invite à se saisir de ce manque pour explorer ces modèles d’enseignement qui se constituent à l’époque et cette culture technique que Pelpel et Troger (2001) qualifient comme à géométrie variable.
S’en suit après les années 1950 une période de relégation de l’apprentissage en entreprise au profit de la formation professionnelle scolarisée, qui subit elle-même un processus de relégation dans le système éducatif au tournant des années 1970. Porté par des mouvements internationaux (Chap. 6) et une conjoncture marquée par une diversité sociale et économique, l’apprentissage reprend alors en France une place croissante dans les politiques éducatives et économiques avec la loi de 1971 (Chap. 7 et 8). La décennie qui suit est marquée par un rapprochement de l’enseignement professionnel et de l’apprentissage par un double mouvement de professionnalisation de la formation scolarisée avec l’apparition des stages et de scolarisation de la formation par l’entreprise avec le développement des formations en alternance. Le livre se conclut (Chap. 9) alors sur ce que l’auteur identifie comme un changement de paradigme qui consacre l’apprentissage comme filière de for¬mation professionnelle à part entière marquant une extension des formations préparées du CAP au BTS.
Le livre de Stéphane Lembré marque sans nul doute un apport majeur pour saisir l’histoire de l’apprentissage. Si la question du financement est privilégiée, à juste titre au vu des résultats, le chercheur en histoire de l’éducation ou en didactique trouvera matière à ouvrir ou consolider des pistes de questionnement en ce qui concerne les relations des formations entre elles, de la culture technique et des enseignements qui y sont dispensés.
Xavier SIDO
CIREL
Université de Lille
Cheneval-Armand I. (2010) Approche didactique de l’enseignement de la prévention des risques professionnels en baccalauréat professionnel. Thèse de l’université de Marseille 1.
Pelpel P. (2000) « Pratiques et modèles pédagogiques de l’enseignement technique » – RFP 131 (43-53).
Pelpel P. & Troger V. (2001) Histoire de l’enseignement technique. Paris : L’Harmattan.