Les Éditions OPHRYS ont publié en 2020 un étrange petit livre. Annoncé comme le tome I d’un Lexique raisonné du français académique, il s’intitule Les collocations verbonominales (commencement, continuation et fin de l’existence). Il est signé de Catherine Fuchs et Sylvie Garnier, qui sont pour l’une, la linguiste bien connue, auteure notamment d’un Dictionnaire des verbes du français actuel (en collaboration avec L.-S. Florea) et pour l’autre, une professeure de français langue étrangère, responsable pédagogique du Centre à Paris de l’université de Chicago, intéressée par les écrits universitaires oraux et écrits.
Pour les non-spécialistes, l’expression « collocations verbonominales » désigne les constructions verbales en spécifiant quels sont les noms compatibles avec tel ou tel verbe, en position sujet ou objet. L’ouvrage se présente donc comme une sorte de concordancier permettant de décider, selon l’intention de signification, quelle association verbe/nom choisir. L’ouvrage s’attache particulièrement à expliquer les différences entre verbes souvent présentés comme quasi-synonymes et à donner des raisons pour comprendre pourquoi tel verbe accepte tel nom.
Le côté étrange de cet ouvrage tient au fait qu’après une introduction de 7 pages, suivie de pistes d’exploitation pédagogique (4 pages), le lecteur se trouve face à des fiches et à des tableaux dont la lecture ne peut en rien être linéaire. Les fiches et tableaux compa-ratifs sont suivis d’exercices dont les corrigés sont donnés sur le site de l’éditeur. L’ouvrage est clairement destiné aux enseignants et aux étudiants (particulièrement ceux pour qui le français est une langue seconde ou étrangère) qui souhaitent approfondir et contrôler leur maîtrise du français académique, essentiellement dans le domaine des sciences humaines et sociales.
Les verbes décrits sont regroupés autour de trois grandes notions liées aux phases d’existence de quelque chose (commencer/faire commencer, continuer/faire continuer, finir/faire finir), posées comme étant très souvent convoquées dans les écrits académiques.
La difficulté provient de ce que les associations verbe/nom ne sont pas automatiques, mais dépendent du contexte. En effet, les noms peuvent appartenir à plusieurs catégories (activité dynamique vs situation statique par exemple), les verbes imposent un point de vue sur les noms (que les auteurs appellent des « facettes »), et certains noms sont plus pro-totypiques que d’autres avec tel ou tel verbe. Prenons un exemple : pourquoi dit-on Ce ma-nuscrit s’est bien conservé et La royauté se maintient sans que l’on puisse intervertir les verbes ? En effet *Ce manuscrit s’est bien maintenu et *La royauté se conserve sont difficiles à accepter. Les verbes se conserver et se maintenir, qui peuvent apparaître comme quasi synonymes, imposent, pour le premier, la facette sémantique placée dans un environ-nement protecteur et, pour l’autre, mesurable quant à son intensité ou sa quantité. Ainsi le manuscrit s’est bien conservé grâce à un environnement protecteur, et la royauté se maintient car elle est fortement implantée.
Les verbes sont classés selon l’idée principale qu’ils recouvrent, c’est-à-dire leur perspective : exister dans l’espace (être présent quelque part), pour autrui (être perceptible), en soi (être en vie), qualitativement (être dans un certain état) ou dans le temps (être en cours). Ces idées principales associées à des idées secondaires sont présentées dans les tableaux introductifs de chaque section. Ainsi commencer à être présent quelque part peut se traduire par se dégager ou se faire jour, le premier ajoutant l’idée secondaire en se détachant au sein d’un tout, le second en se révélant progressivement.
Les noms sont quant à eux rangés dans quatre catégories : les objets (intellectuels et sociaux), les états, les processus et les périodes de temps. Les tableaux récapitulatifs présentent pour chaque section un classement des noms, par catégories, en précisant les différents points de vue dont ils peuvent être l’objet selon le verbe avec lequel on les associe.
52 verbes ou locutions verbales sont traités et regroupés dans un index qui signale également 26 couples de verbes regroupés sous une même idée générale, ce qui permet de choisir entre des verbes proches.
400 noms ont été retenus, spécifiques du registre académique, à l’exclusion donc de noms désignant les objets matériels, les lieux, etc. Ils sont regroupés dans un index des collocations noms-verbes, classés alphabétiquement.
La méthode suivie par les auteurs a consisté en une analyse de productions d’étudiants dans différents domaines des sciences humaines ainsi que d’essais et articles scientifiques dans les mêmes domaines, en ne se contentant pas d’établir des cooccurrences verbe/nom mais en explicitant les conditions dans lesquelles les verbes sont compatibles ou non avec les noms.
L’ensemble des fiches et tableaux est suivi par des exercices portant sur les couples de verbes à discriminer dont la correction est consultable sur le site de l’éditeur.
Les pistes d’exploitation se divisent en conseils aux étudiants et conseils aux formateurs.
Pour les étudiants, notamment étrangers mais suffisamment aguerris à l’usage du français, ce livre peut être utile pour percevoir les nuances des verbes français et éviter les faux amis, par proximité apparente entre deux langues (ici le français et l’anglais). L’autre grand objectif pour les étudiants est d’affiner la compréhension, notamment dans les couples de verbes proches que les exemples qui suivent les fiches ont pour objectif d’éclairer dans leurs différences de point de vue.
Pour les formateurs, l’ouvrage peut aider à mieux questionner les étudiants dans leur approche d’un texte pour observer les constructions verbales et leurs contraintes sémantiques et à mieux expliquer les erreurs. Il peut enfin construire une séquence consacrée au lexique, en partant d’un couple de verbes dont il déploie l’analyse contrastive, puis de mettre les étudiants dans la même situation à partir d’un autre couple, etc. Autre exemple : choisir un mot-clé spécifique à une discipline (régime, doctrine en sciences politiques, par exemple) et lister les verbes compatibles avec ce nom à partir de l’index des collocations en précisant les éclairages que chaque verbe produit sur ces noms.
On le voit, cet ouvrage, très spécialisé, peut être une ressource pour outiller étudiants et enseignants dans l’approche d’une des spécificités de l’écriture académique, la cooccurrence verbe/nom et les multiples nuances sémantiques dont la maîtrise ne peut être que l’objet d’un long et patient travail d’analyse et de prise de conscience.
Isabelle DELCAMBRE
CIREL – THÉODILE
Université de Lille