Ce volume s’ouvre (p. 7-12) par quelques pages où ses coordinateurs, Jean-Luc Guichet et Alain Maillard, en explicitent assez classiquement la genèse [1] et présentent succinctement les contributions, mais aussi nous livrent quelques premières clés de lecture et de compréhension. Parcourant ces pages, il faudra ainsi garder à l’esprit l’hypothèse de travail des auteurs selon laquelle les utopies éducatives constituent des « matrices ou termes de référence théoriques, imaginaires ou […] expérimentaux » de nombre d’analyses et de pratiques dans les domaines de l’éducation et de la formation depuis plus de deux siècles.
La compréhension ainsi proposée desdites utopies est large, allant des thèses pédagogiques aux grands projets de changement social et politique par et pour l’éducation en général et l’école en particulier. Elles ont une histoire et une actualité, un « adversaire de toujours, le topos existant » et des effets contrastés. Plus encore, elles poursuivent une impossible quête de cohérence interne entre leurs intentions et leurs résultats, et de cohérence externe entre le monde telle qu’elles le projettent et/ou le critiquent et le monde tel qu’il leur renvoie l’injonction d’y faire elles-mêmes leurs preuves.
Une première partie, intitulée « L’utopie en éducation » (p. 13-48), rassemble trois études [2].
Un premier texte, au titre d’accent hégélien – « L’utopie, une ruse de la raison pour penser l’éducation » (p. 15-24) – est l’œuvre d’Anne-Marie Drouin-Hans. Ce choix nous parait en lui-même significatif, au-delà de son statut d’auteure en 2004 d’un ouvrage important – Éducation et utopies (Paris : Vrin) – sur le thème du présent livre, tant elle fût aussi un personnage clé de la ressaisie de l’éducation par la philosophie et de la philosophie par l’éducation dans le paysage académique français des dernières décennies [3] . Ici, elle s’attelle à la difficile tâche d’esquisse d’un panorama de l’utopie qui se déploie en un sens toujours entre deux pôles en tension : pleine réalisation improbable et indifférence impossible. Bref, l’utopie met au travail théoriciens et praticiens, qu’ils l’approuvent ou s’en défient, l’« utopie est supportable parce qu’elle n’existe pas, et la triste réalité est supportable parce qu’elle est soutenue par l’utopie » (p. 22). Sans doute la pratique de l’éducation, cette tâche impossible et pourtant indispensable pour introduire les enfants dans le monde, peut-elle pertinemment être appréhendée selon le même prisme.
Vient ensuite la contribution de Ludovic Gaussot – « Quand l’engagement utopique nourrit la recherche. Le cas du féminisme en sociologie de l’éducation » (p. 25-36) – qui part cette fois d’un cas pratique pour ce que l’on pourrait nommer en termes kantiens un jugement réfléchissant sur les utopies éducatives. Avec Karl Mannheim et Paul Ricœur, l’auteur fait fond sur les capacités de ces dernières à défier les idéologies et à s’en défier. « L’idéologie conforte l’ordre des choses, tandis que l’utopie, tournée vers l’avenir, vise à ébranler cet ordre. […] Le nulle part pourrait aider à penser l’ici et maintenant » (p. 28). Dans le champ éducatif, comme le cas étudié par Gaussot du traitement sociologique de l’inégalité des chances au prisme du genre nous permet d’en prendre la mesure, il aura fallu que des utopies (ici féministes) viennent bousculer le débat public sur les inégalités pour que les recherches dans ce domaine sortent de ce qui fut longtemps que l’on pourrait appeler leur demi-sommeil dogmatique : la seule étude de « l’origine sociale de l’inégalité parmi les hommes » (p. 32).
Comme le titre du troisième chapitre – « Rousseau, éducateur utopiste » (p. 33-58) – le laisse entendre, Jean-Luc Guichet se propose de nous faire aller de la pseudo évidence en quoi consisterait un simple passage à la forme affirmative de cette même formule à un abord plus problématisé du rapport de l’auteur de l’Émile à l’utopie. En effet, comme le montre ici le contributeur-coordinateur, la fiction rousseausite est méthodologique, et non utopique. Préciser la position de Rousseau vis-à-vis de l’utopie lui permet aussi de mieux définir en contrepoint cette dernière, par trois caractères récurrents et structurants : « la proposition d’un modèle qui se veut parfait, l’élaboration réfléchie d’une systématicité, la projection d’un tableau imagé et détaillé » (p. 38). Or, si l’on peut dire qu’« avec l’Émile, un pas décisif [est] franchi ou en tout cas confirmé : celui de l’autonomisation et de l’individualisation modernes de l’éducation » (p. 41), il faut noter avec non moins d’attention que, dans son esprit, son projet est fondamentalement réaliste et que « l’éducation d’Émile se voudra non pas un idéal projeté mais un projet induit de l’analyse de la réalité de l’en-fant » (p. 44), fonder notamment sur son « observation empirique » (p. 45). De même, c’est chez lui dans la « fermeture de l’horizon politique [que] l’espoir reflue […] sur l’individu et s’investit dans son devenir en l’ouvrant sur une condition de liberté individuelle » (p. 46).
La deuxième partie de l’ouvrage est dédiée aux « Modèles théoriques » (p. 49-98), et l’on y retrouve quatre contributions.
Marguerite Figeac Monthus ouvre cet axe d’approche avec le chapitre « Quand l’utopie se retrouve au service des transformations éducatives : l’exemple des conceptions rousseauistes dans les plans et traités d’éducation du XVIIIe-XIXe siècle » (p. 41-62). Ce qui s’apparente à une étude philosophée de réception vient en quelque sorte répondre au texte précédent. Le résultat en est en effet synthétisé ainsi : « que l’Émile […] soir une utopie ou non, il est certain que le livre a beaucoup influencé, se trouvant bien souvent au cœur d’une modélisation nécessaire sans pour autant se dispenser d’alimenter de nombreuses accusations, contradictions et critiques, engendrant du même coup de nouvelles conceptions éducatives, réinterprétations bien souvent de modèles plus anciens partiellement réalisés » (p. 60).
Charles Coutel, un acteur important de la redécouverte de Condorcet par la philosophie de l’éducation néo-républicaine française, montre ensuite comment l’on peut, avec ce dernier, penser « l’instruction publique comme utopie accomplie » (p. 63-70). Cette analyse s’inscrit dans la catégorisation de l’approche de Condorcet comme étant « mélioriste » (p. 63), c’est-à-dire se défiant de ce que l’optimisme peut avoir de naïf et de ce que le pessimisme peut avoir de démobilisateur. A l’aune du progrès et de la perfectibilité, « le méliorisme condercetien entend accomplir l’utopie dans l’histoire » (p. 64), par le biais de l’instruction publique. S’il s’attache à reconstituer philologiquement le sens des propositions de l’auteur des fameux Cinq mémoires sur l’instruction publique en leur temps, Coutel soutient aussi que cette centralité de la lutte républicaine contre l’ignorance fonde aussi l’actualité de cette philosophie politique de l’école.
Comme son titre - « L’utopie comme hypothèse pour les projets positivistes en éducation (p. 71-86) – le laisse entendre, c’est à l’œuvre d’Auguste Comte qu’Annie Petit consacre sa propre étude. Elle rappelle en effet que le « positivisme, bien connu pour être une philosophie des sciences, [est aussi] un projet de société [dans lequel] l’éducation est un souci majeur [4] » (p. 71). L’« école positive » (p. 75) seule pourrait ainsi être progressive et non plus stationnaire, et l’établir passerait par une « réconciliation positiviste avec l’utopie » (p. 79), permettant d’articuler l’éducation spontanée de l’enfant et l’éducation systématique de l’adolescent. Petit montre bien ainsi comme, dans le Système de Politique positive, l’horizon comtien est celui d’une défense de l’« “aptitude des utopies convenablement construites” à unir les trois éléments de la nature humaine – sentiment, intelligence, activité – en constructions synthétiques stimulantes » (p. 84).
Nathalie Brémand vient clore cette deuxième partie de l’ouvrage en se consacrant à « L’enfance industrieuse : théorie et pratique d’un idéal éducatif du XIXe siècle » (p. 87-98). Elle commence par y rappeler l’attachement des premiers courants socialistes – par exemple fouriéristes et cabetistes – à l’idéal d’éducation intégrale et à celui du travail en général, et du travail éducatif en particulier. Réflexion sur l’éducation et réflexion sur l’in-dustrie se mêlent donc au service d’une « polytechnie de l’apprentissage » (p. 89), pour reprendre un terme proudhonien. L’auteure montre ici qui si certains des idéaux de ces courants – démocratisation, gratuité – imprègnent désormais les discours et les textes officiels sur l’éducation, la conception dominante du travail qui a cours dans nos sociétés est bien éloignée de la leur. C’est ce rapport au travail imaginé par ces premiers courants socialistes que l’on peut donc lire comme utopique, mais il peut aussi nous aider à critiquer celui qui a cours désormais.
La troisième partie comporte, elle, cinq études consacrées aux « Expérimentations utopiques en éducation » (p. 99-158).
Antoine Savoye choisit ainsi – dans l’étude « Aller au peuple. Une utopie éducative au tournant du siècle : la fondation universitaire de Belleville (1899) » (p. 101-116) – de narrer l’histoire d’un projet d’université populaire se voulant « une rencontre fusionnelle entre l’intelligentsia et le peuple » (p. 101). Il montre ainsi comment cette expérience française originale se connecte néanmoins en son temps avec les settlements d’extension universitaire américains (p. 104) et certaines conceptions du populisme russe (p. 107). Si ces initiatives de brève durée visant à aller au peuple ont pu avoir de généreux héritiers comme les Compagnons de l’Université nouvelle ou le mouvement Peuple et culture (p. 110), elles ne peuvent à elles seules occulter ce que le populisme peut aussi parfois avoir de mortifère. Savoye conclue ainsi en citant Soljenitsyne, et le garde-fou que l’on peut espérer qu’il nous lègue durablement, en montrant comment le Goulag illustre de manière tragique ce que peuvent être un détournement pervers de l’invocation du peuple et une « monstrueuse réalisation de la fusion des classes sociales » (p. 110).
Laurent Gutierrez soutient pour sa part que « déconstruire le lien éducation nouvelle/utopie » constitue « une nécessité épistémologique » (p. 117-126), et y consacre son propre texte. Si de précieux travaux existent sur ces projets réformateurs, le syntagme consacré Éducation nouvelle nous pousse trop souvent selon lui à en araser la complexe diversité interne au profit d’une illusoire cohérence comme bloc (p. 117). Au contraire, pour l’auteur, il importe par exemple de ne pas méconnaitre le point auquel cet autre bloc supposément monolithique posé en contrepoint que serait la pédagogie traditionnelle (p. 120-121) ne se lasse pas, à l’étude, de se révéler elle-même plus plurielle et nuancée qu’on pourrait le penser. « À cette époque et encore aujourd’hui, conclut-il, le déni de la réalité reste le meilleur moyen de s’inscrire dans une vision utopique de l’éducation, qu’elle soit nouvelle ou non » (p. 123).
Henri Peyronie pose la question suivante : « La pédagogie Freinet, une utopie “efficient”,“efficace” ou “réaliste” ? » (p. 127-140). Il commence par rappeler utilement que « Freinet ne se considérait pas comme un utopiste et ne fit pas usage de cette notion dans ses innombrables écrits » (p. 127). Son mouvement pédagogique n’en fut pas moins profondément influencé par les « utopies sociales révolutionnaires » (p. 128) ou par d’autres pédagogues contemporains ayant davantage de tropismes vers l’utopie (p. 129). Partant ensuite de l’importance du charisme de Freinet lui-même dans le déploiement de son œuvre pédagogique (p. 134), Peyronie soutient que la force du mouvement Freinet aura été de parvenir à devenir, après la mort du fondateur, ce qu’il nomme en termes bourdieusiens un intellectuel collectif, capable de porter une utopie réalité (p. 138).
Le texte de Marie-Laure Viaud prend alors en un sens la balle au bond, puisqu’elle se questionne à son tour en ces termes : « L’éducation nouvelle au XXIe siècle : une utopie toujours vivante ? » (p. 141-150). Son spectre est cependant plus large, puisqu’il embrasse toutes les pédagogies qu’elle nomme différentes, ce qu’elle explique ainsi en dialoguant avec Claparède : « Pour les enseignants des écoles nouvelles, c’est l’école qui doit s’adapter à l’enfant, et non l’enfant qui doit s’adapter à l’école, écrivait-il : ce choix, pour ne citer que lui différencie toujours fortement les pédagogies “différentes” de l’école “ordinaire” » (p. 142). Viaud examine ensuite l’actualité des dimensions utopistes que revêtent ces pas de côté, en accordant une attention particulière aux « écoles démocratiques » (p. 147) et aux pratiques inspirées de Montessori dans l’école maternelle publique (p. 148-149). Dans un paysage bigarré, c’est finalement le souci de rendre son offre pédagogique accessible à tous ou au contraire de lui conférer une grande sélectivité – notamment financière – qui parait faire la différence en général et dans le rapport à l’utopie en particulier.
« École et pédagogies différentes : l’utopie de l’élitisme » (p. 151-158) est le texte sur lequel s’achève – sous la plume de Jocelyne Kiss – la troisième partie de l’ouvrage. L’auteure pointe le fait que les pédagogies différentes ont pu s’instiller dans l’école publique républicaine elle-même en proposant des pistes d’action auprès de publics que cette dernière peinait à appréhender et à faire réussir, notamment les « jeunes enfants handicapés » (p. 152). La thèse développée par l’auteur est ainsi qu’inclure des inspirations de l’Éducation nouvelle dans l’Éducation nationale est en quelque sorte de manière plus générale une ressource précieuse pour lui permettre de progresser vers un objectif – utopique ? – qu’elle s’est censée fixer, à savoir d’être pleinement inclusive dans une société qui ne le serait pas moins.
La quatrième et dernière partie est placée sous le signe de l’interrogation – « L’utopie à nos portes » et rassemble également cinq études.
L’étude de Christophe Vercelle qui l’ouvre s’intitule : « Le transhumanisme et l’intelligence artificielle vers une hyper-utopie sidérante » (p. 161-172). L’auteur y part de l’identification de trois grands domaines d’innovations accélérées aujourd’hui : la génétique, les nanotechnologies et l’intelligence artificielle (IA) (p. 162). Sur ses bases s’érige le projet transhumaniste, qui repose sur deux idées essentielles : « passer à une nouvelle forme d’existence et accomplir le destin secret de l’évolution, laquelle ne serait plus subie mais choisie » (p. 163). Face à la perspective d’une humanité augmentée, bioconservatisme et technoprophétisme se feraient face désormais. Tout l’enjeu de l’éducation serait aujourd’hui de donner à chacun des chances d’éviter la sidération face à cette « hyper-utopie totalisante » (p. 165). Vercelle pointe ainsi pour finir l’existence d’une « mètis technoscientifique » (p. 170), à la séduction de laquelle il ne faudrait pas se résoudre à sacrifier le point de vue critique.
Mickael Le Mentec revisite, lui, une question en passe de devenir classique [5] : « L’éducation au et par le numérique : la fin de l’école ? » (p. 173-184). Il commence ainsi par rappeler utilement que l’idée selon laquelle un progrès technologique majeur est appelé à bouleverser l’éducation de manière décisive possède une vénérable antériorité par rapport à l’émergence du numérique lui-même. Il éclaire également la manière dont ce dernier, d’une certaine manière, fonctionne comme un regain d’espoir de parvenir à faire bouger les lignes face à des problèmes éducatifs récurrents et pernicieux comme la lutte contre les inégalités (p. 177-179) ou encore les difficultés d’apprentissage (p. 179-181). Enfin, non sans reconnaitre avec Anne Barrère l’importance actuelle des éducations buissonnières aux-quelles le numérique offre de nouveaux champs où se déployer, l’auteur insiste sur le rôle spécifique de l’institution scolaire d’« enseigner des connaissances que les élèves ne vont pas découvrir par eux-mêmes à travers les usages qu’ils font des technologies » (p. 182).
En plus d’assurer la co-coordination de l’ouvrage, Alain Maillard livre également un chapitre dédié à un thème peu courant : « Éducation ralentie (slow education) : une utopie pour une époque dystopique (p. 185-196). Né initialement en 1986 sous la forme du slow food – renversement a contrario des symboles de la culture mondialisée et de l’accélération de nos vies (la contribution réfère ici aux analyses importantes de Paul Virilio et Harmut Rosa) que constituent les chaines de fast-food, les mouvements de ralentissement ambitionnent de toucher un nombre croissant de compartiments des existences humaines, du voyage au rapport au livre, sans oublier bien entendu l’éducation. Si des propositions explicites en ce sens émergent dès 2002, il semble plus globalement que « le projet de ralentissement de l’éducation infuse » (p.188) depuis quelques décennies dans nombre de discours de pédagogues dans l’espace public. Utopiques elles sont, car, l’auteur n’en disconvient pas (exemples à l’appui), « dans le monde réel le ralentissement ne peut être une règle de vie » (p. 190). Il s’agit en revanche de penser le « régime d’historicité de Slow Education » (ibid.), et de l’appréhender comme une « écologie temporelle » (p. 194).
Nicolas Brusadelli consacre la quatrième étude de cette quatrième partie au thème suivant : « Face à la catastrophe, comprendre le monde : l’"éducation populaire" à l’aube du XXIe siècle » (p. 197-208). Il note lui aussi que l’éducation populaire a à la fois une histoire séculaire – au cours de laquelle elle ne manque pas de se transformer ainsi que l’auteur le retrace succinctement – et une actualité vive, au sens où elle fait actuellement un fort « retour dans le débat public » (p. 197). Un dénominateur commun de ces mouvements dans leur pluralité serait d’une part de comprendre la crise contemporaine comme étant de nature « avant tout “culturelle” » (p. 200), et d’autre part d’envisager d’y répondre par une « praxis utopique et émancipatrice » (p. 202-204). Tel pourrait être le schème d’une « éducation populaire politique » (p. 205) repensée à nouveaux frais face aux enjeux du temps présent.
Yûji Sakakura rédige la dernière étude de ce volume collectif, qui se clôt donc sur ce registre par une forte interrogation : « L’éducation inclusive, une utopie de XXIe siècle » (p. 209-216). Cette contribution travaille ainsi la tension entre l’émergence dudit concept inclusif dans la sphère de la scolarisation du handicap, et son extension plus large pour décrire quelque chose comme une éducation juste et soucieuse des vulnérabilités propres de chacun et de tous. Ce projet n’est pas pour autant consensuel, et souleva de vives oppositions par exemple chez les « personnes impliquées dans l’éducation des enfants sourds et aveugles », ou encore des enseignants se retrouvant pris entre le marteau d’injonctions généreuses et l’enclume de leurs conditions réelles de travail, et donc « sollicités pour un idéal impossible à atteindre pour les humains » (p. 213). « Du temps sera nécessaire pour juger si [la] remise en cause [de l’école compétitive et sélective par l’idéal inclusif] est efficace, et si l’éducation inclusive relève ou non de l’utopie » (p. 214-215).
Guichet et Maillard reprennent enfin brièvement la parole, le temps de quelques « Propos pour conclure » (p. 217-219), sorte de relecture synthétique de la somme des études précédentes et rapidement présentées ci-avant. Remarquons sans doute que le choix du vocable de propos n’est sans doute pas neutre, tant il renvoie dans la pensée de l’éduca-tion à l’œuvre, et plus encore à la manière d’Alain [6] (1932/1957), qui fit récemment d’autres émules (Prairat [7], 2019).
Il nous paraît important de signaler deux forces de l’ouvrage, qui, ensemble, lui donne un caractère tout à la fois roboratif, stimulant et interpellant qui sied bien à son objet.
Premièrement, il illustre fort bien le profit qu’il y a à tirer à faire fond sur la multiréférentialité et l’interdisciplinarité constitutive des sciences de l’éducation et de la formation – qu’illustre bien la diversité de sources bibliographiques et de perspectives épistémologiques de ses contributrices et contributeurs – pour penser l’éducation, la formation et le lien social [8] dans leurs histoires comme dans leurs actualités vives.
Secondement, il réussit à naviguer de texte en texte en évitant les écueils de la « mono-topie » (Roelens, 2019 [9]), soit de la concentration sur un seul lieu éducatif emblématique : l’école, ou la forme scolaire et ses variations (Séguy, 2018 [10]).
Une telle entreprise – par l’ampleur même de l’objet à laquelle elle est dédiée – exclut comme par essence les prétentions d’exhaustivité et les perspectives encyclopédiques, comme les co-directeurs de l’ouvrage en conviennent d’emblée (p. 11). On ne saurait donc sans doute reprocher l’absence de telle ou telle utopie absente et qui aurait pu être soumise à l’étude au profit d’une autre effectivement présente. En revanche, on pourrait regretter que ne soit pas formalisé durant ces pages quelque chose comme une feuille de route et une invitation dont chacun pourrait se saisir pour compléter à sa guise la somme de ces études en restant dans une relative proximité d’esprit qui nous parait lier chaque étude ici rassemblée. Cette dimension ne nous parait pourtant pas absente, mais demeurant en quelque sorte à l’état inchoatif ou implicite, déposé par petites touches au fil des pages.
Cela témoigne peut-être d’une volonté des auteurs de faire leur la maxime de Voltaire dans la préface au Dictionnaire philosophique selon laquelle les « livres les plus utiles sont ceux dont les lecteurs font eux-mêmes la moitié ; ils étendent les pensées dont on leur présente le germe » (1764/1994, p. 59) [11]. Gageons – et ce sera ici notre dernier mot - que cette confiance faite au lectorat n’ait, elle, rien d’utopique, car la fécondité heuristique de la démarche nous parait pleinement justifier de chercher à la poursuivre.
Camille ROELENS
Centre Interdisciplinaire de Recherche en Éthique
Université de Lausanne
CIREL-Proféor
Université de Lille