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lundi 14 janvier 2002

Azzedine HAJJI & Thomas BARRIER
Comprendre des concepts
L’articulation jeu didactique et jeu épistémique dans une théorie de l’action conjointe en didactique

Jérôme Santini
Rennes : PU de Rennes (2021)

Cet ouvrage, qui s’inscrit dans le cadre de la théorie de l’action conjointe en didactique (TACD), en poursuit le développement et approfondit une série de ses concepts, tels que ceux de jeu d’apprentissage (ou jeu didactique) et de jeu épistémique. À cet égard, Jérôme Santini développe un modèle dit des jeux de savoirs qui vise à articuler jeux d’apprentissage et épistémique à travers le concept de capacité épistémique. Dans la perspective actionnelle de la TACD, ce concept vise à rendre compte de ce dont les élèves sont concrètement capables, en acte, lorsqu’iels participent à des jeux d’apprentissage qui visent l’acquisition de savoirs liés aux jeux épistémiques correspondants dans la sphère savante/culturelle.
Pour appuyer l’élaboration théorique de ce modèle, l’auteur mobilise une série d’exemples « emblématiques » relatifs en grande majorité à l’enseignement de la géologie, mais également des mathématiques et de la physique.
Le modèle est ensuite éprouvé à travers l’analyse de l’efficacité didactique de deux séquences d’enseignement (en primaire) portant sur l’étude de la structure des volcans. Dans le cadre de ce modèle des jeux de savoirs, mais aussi en appui sur la perspective tracée par John Dewey, cette efficacité est évaluée, d’une part, à travers la continuité (didactique) entre les jeux didactiques et les capacités épistémiques qu’ils permettent effectivement d’atteindre et, d’autre part, à travers la continuité (épistémique) entre ces capacités épistémiques et les jeux épistémiques qui sont visés.
Dans un deuxième temps, de manière cependant moins approfondie, l’ouvrage présente et analyse un dispositif d’ingénierie didactique coopérative que l’auteur a lui-même mis en œuvre dans le cadre de ses recherches empiriques. Les effets de ce dispositif sont analysés à partir du même modèle de jeux de savoirs. Enfin, l’ouvrage se termine sur un plaidoyer pour des recherches menées en posture de « chercheur-professeur », que l’auteur a lui-même adoptée.
Le modèle des jeux de savoirs offre indéniablement une lecture originale de l’effi-cacité/équité des dispositifs pédagogiques à travers la nécessité d’une double continuité, didactique et épistémique, afin de permettre des apprentissages véritablement signifiants. L’auteur fonde cette double nécessité par le biais du principe de continuité de l’expérience cher à Dewey qui stipule qu’une expérience est d’autant plus éducative qu’elle s’intègre dans un continuum. Cette double nécessité repose notamment sur la reconnaissance du fait que les élèves puissent gagner des jeux d’apprentissage sans pour autant gagner les jeux épistémiques correspondants ; ou encore que certains enseignements proches des savoirs savants visés ne permettent pas aux élèves de procéder à des apprentissages probants. Pour l’auteur ces deux continuités sont indispensables et d’égale importance, ce qu’il peut affirmer en s’appuyant notamment sur des données empiriques obtenues sur base d’une méthodologie expérimentale.
Ce modèle propose une perspective intéressante par rapport à certains débats sur l’efficacité des démarches d’enseignement qui opposent, d’une part, un enseignement fra-gmenté en micro-tâches afin de permettre une acquisition plus progressive des savoirs visés et, d’autre part, un enseignement plus global s’appuyant sur des tâches complexes plus propices à l’apprentissage de savoirs de haut niveau. Dans le langage du modèle des savoirs de Jérôme Santini, on pourrait interpréter cette opposition ainsi : l’un permet d’assurer une meilleure continuité didactique tandis que l’autre favorise une meilleure continuité épistémique. Son modèle, et les résultats empiriques qu’il permet de construire, plaide en faveur d’un dépassement de cette opposition : les démarches d’enseignement les plus porteuses (à la fois plus efficaces et plus équitables) seraient celles qui articulent une continuité entre ce que les élèves sont capables de faire et ce qu’ils vont effectivement apprendre en classe, d’une part, et une continuité entre ce qu’ils ont appris et les pratiques sociales de référence qui sont visées, d’autre part.
La description qui est faite dans l’ouvrage de ce modèle des jeux de savoirs fournit des indications utiles sur la manière d’articuler ces deux exigences. Mais l’étude plus fine des déterminants permettant de les concilier reste un programme de recherche à poursuivre, cet ouvrage constituant un premier jalon-. Le défi est en effet de taille, précisément parce que la distance qui sépare le contexte dans lequel évoluent les élèves (jeux didactiques) et celui des experts/savants (jeux épistémiques) est importante. Dans la continuité des analyses mobilisant le concept de forme scolaire de socialisation, l’espace scolaire peut être caractérisé par des finalités de socialisation (essentiellement à travers l’apprentissage de savoirs) alors que les espaces savants/culturels peuvent l’être par des finalités davantage marquées par des impératifs de production. De ce fait, les milieux respectifs (dans un sens qui pourrait être assez proche de celui que lui donnent les théories didactiques) dans lequel se réalisent la construction et le développement des connaissances diffèrent énormément. Schématiquement, dans les espaces savants/culturels, la construction des connaissances se fait dans un milieu (les phénomènes à étudier) premier par rapport aux savoirs afférents et qui ne lui préexistent pas (même si un processus d’institutionnalisation se produit à travers l’évaluation par les pairs). Dans les espaces scolaires, c’est l’inverse : les savoirs préexistent à l’activité des élèves tandis que le milieu doit être construit a posteriori pour faciliter leur acquisition.
À cet égard, une des pistes que propose l’auteur de l’ouvrage mérite d’être mis en exergue à travers deux notions : celle de jeu épistémique « élémentaire » et celle de jeu épistémique « essentialisé ». La première autorise un certain découpage du jeu épistémique global en des entités de plus petites tailles, notamment à des fins didactiques. On retrouve ici l’idée de la nécessité d’un certain morcellement du savoir pour en faciliter l’apprentissa-ge. Dans le même temps, est aussi affirmée la nécessité d’enseigner ce qui fait l’unité de ces jeux épistémiques élémentaires, ce que l’auteur qualifie de « grammaire générique » du jeu épistémique. Son raisonnement est judicieusement illustré à travers l’exemple emblématique de l’étude géologique des séismes. L’illustration est d’autant plus éclairante que le cheminement historique de cette étude fournit des éléments mobilisables pour élaborer des jeux épistémiques élémentaires liés à la didactisation du savoir afférent. Quant à la notion de jeu épistémique essentialisé, elle souligne le rôle de cette grammaire générique en affirmant également l’importance de conserver la logique pratique – l’essence – des savoirs savants concernés, malgré l’indispensable travail de transposition didactique.
Par ailleurs, la contribution de l’ouvrage aux débats sur l’efficacité des dispositifs didactiques ne se limite pas aux seuls développements théoriques, dans le cadre de la TACD, d’un modèle des jeux de savoirs. Elle s’étend également à des éléments méthodologiques liés à l’établissement de données probantes pour analyser les effets des dispositifs didactiques. La mobilisation par l’auteur d’une méthode « mixte », mobilisant simultanément des analyses qualitatives et quantitatives, est très intéressante à cet égard. Dans ce cadre, le recours à des analyses statistiques « intra-échantillon » n’a pas pour but de généraliser les résultats obtenus mais d’éprouver les conclusions élaborées à partir des analyses qualitatives. Pour Santini, cette méthodologie se justifie par l’incomplétude des analyses statistiques : celles-ci ont tendance en effet à réifier les méthodes qu’elles cherchent à évaluer, notamment parce qu’elles ne sont généralement pas en mesure de prendre en considération les variations dans la manière de les mettre en œuvre, ce qui est de nature à biaiser les conclusions qui peuvent en être tirées. Dans la perspective de l’auteur, les analyses quantitatives, et notamment les analyses anthropologiques – basées sur la pratique –, permettent de compléter utilement les recherches menées. L’auteur s’inscrit en fait dans le « paradigme de l’amélioration » qui accorde une importance centrale aux preuves fondées sur la pratique (practice-based evidence). Il s’agit donc non seulement de s’appuyer sur les analyses qualitatives des chercheurs et chercheuses pour analyser finement les effets des dispositifs didactiques, mais de s’appuyer également sur l’expertise des praticiennes de terrain expérimentées. Cette démarche se justifie par le fait que les analyses classiques basées sur des essais randomisés contrôlés ne fournissent (ou non) la preuve d’un effet, ainsi que de sa quantification, que dans le contexte où ils sont réalisés. Dans un contexte différent, la généralisation de leurs résultats ne peut être rigoureusement affirmée.
Ce que propose ici l’auteur n’est certainement pas un renversement de la hiérarchie dominante des méthodologies d’établissement de la preuve dans la recherche en éducation. Au-delà de ce type de débats stériles, il propose de donner sa juste place à chacune d’elle, dans un système articulé de preuves, en fonction de ses apports, de ses forces et de ses faiblesses. À cet égard, la méthodologie mixte qu’il met en œuvre dans sa propre recherche nous semble une voie qui mérite d’être développée et encouragée, dans une perspective générale où il s’agit de construire un « faisceau d’indices » (pour reprendre ses mots) que doit rassembler la recherche pour garantir ses résultats.
Pour terminer, la principale critique qui nous semble à adresser à l’ouvrage concerne le traitement finalement assez succinct qui est fait de l’apprentissage conceptuel. Après un premier développement en début d’ouvrage, celui-ci est finalement peu mobilisé et pris en compte par la suite dans le modèle des jeux de savoirs que l’auteur développe. Ce modèle semble en effet relativement générique et s’applique potentiellement à toutes sortes d’apprentissages, et pas seulement ceux qui concernent les concepts. De manière plus générale, il est difficile d’entrevoir dans le propos de l’auteur ce qui ferait véritablement la spécificité des apprentissages conceptuels par rapport à d’autres types d’apprentissage. En regard de l’importance qui semble lui être accordée, notamment à travers le titre de l’ouvrage, nous nous attendions à voir ce thème davantage développé.

Azzedine HAJJI
Thomas BARRIER

Centre de recherche en sciences de l’éducation
Université libre de Bruxelles