L’entre-deux, un concept polysémique
Le livre de Laurence Thouroude s’ouvre sur l’examen de toutes les significations possibles de l’entre-deux, notant que c’est un concept multiforme qui pourtant peut être défini avec précision comme un espace intermédiaire où l’écart à la norme est possible, un espace éventuel de médiation, propice à la prévention des difficultés. C’est en effet là que peut se négocier la rencontre avec l’hors-norme ou ce qui semble l’être. C’est un « lieu de traitement des différences, axé sur les points communs afin que chacun puisse trouver sa place : il sert alors à désigner un espace d’articulation entre différence et ressemblance, un espace de rencontre et de liens […] » (p. 18).
À la fois lieu symbolique et manière de faire, l’entre-deux est fondamentalement un concept de nature anthropologique dans la mesure où il traite de ce qui permet le lien entre le même et l’autre. L’altérité peut être certainement abordée du point de vue de la diversité des cultures mais elle peut aussi être abordée d’un point de vue clinique et psychanalytique, comme étrangeté de ce qui – en moi-même – m’échappe. Il touche ainsi aux questions fondamentales de la place, du seuil et de l’identité, de son ancrage et de l’origine. Fidèle à l’acception psychanalytique du concept, c’est essentiellement aux travaux de Daniel Sibony qu’est en la matière référé le concept, à mi-chemin entre l’identité et la différence. Du point de vue du sujet, l’entre-deux peut donc à l’occasion apparaître comme un lieu et un moment paradoxal, où il y a entre le même et l’autre à la fois coupure et à la fois lien – ce qui n’est pas sans évoquer l’expérience partagée par de nombreux professionnels de l’accompagnement. Accompagner, c’est déployer avec le sujet une dialectique aliénation séparation.
À la fois même et autre, à la fois aliéné et séparé : cela peut se dire et se travailler dans l’entre-deux c’est à dire au plus près d’une réalité en transition voire « en transit » où le sujet n’appartient plus à aucun groupe (p. 41). L’entre-deux est donc un lieu de passage où le sujet peut « se déplacer pour accéder à une autre place ». Ces problématiques ne sont pas sans grande pertinence pour évoquer les transitions adolescentes, où ce sont non seulement les rites de passage mais aussi toutes les questions des limites qui sont mises à l’épreuve grâce précisément à l’exploration de l’entre-deux envisagé comme un espace de circulation.
Si l’adolescence est un moment particulièrement aigu pour la formulation de questions identitaires, l’entre-deux constitue aussi un espace spécifique de rencontre avec ce que l’auteure appelle synthétiquement l’altérité, évoquant ainsi les situations de handicap ou d’autres formes diversité. L’espace flexible de l’entre-deux permet alors de laisser se produire des situations tout à fait singulières, voire étranges, ce qui le rend particulièrement propice à l’innovation et à la créativité où la différenciation et la divergence font avant tout l’objet d’une dynamique qui permet de « porter un regard toujours neuf sur la réalité » (p. 50). C’est donc dans l’entre-deux comme dispositif apte à l’accueil du nouveau, de l’étranger, du singulier que peut être adoptée la posture de prévention, à l’abri des écueils d’une stigmatisation précoce. Le fil rouge du projet éducatif suffisamment bon se situe ainsi entre les deux écueils de la répression et de l’emprise d’une part et du laisser-aller abandonnique d’autre part, conformément à la position déjà préconisée par Freud.
Entre-deux et diversité
L’entre-deux permet de « dépasser les clivages identitaires » (p. 86) pour tenter de saisir la différence spécifique des sujets dans leur qualité propre. Ces questions typiques de l’époque contemporaine sont aiguës pour l’école puisque le déni de la subjectivité renvoie les populations scolaires mais aussi les populations enseignantes à « un besoin effréné et récurrent de reconnaissance » (p. 88) qui s’inscrit à présent à l’agenda des recherches en éducation et en formation mais peu à peu également à l’agenda du législateur, du manager et de l’ingénieur de formation. Le déni des états de la subjectivité à des âges particulièrement exposés de la vie comme la petite enfance ou l’adolescence est, comme le souligne l’auteure, l’un des facteurs déterminants du malaise éducatif contemporain puisque dès lors, la fonction éducative ne peut plus faire jouer symboliquement et en respect des places de chacun les positions éducatives. Dès lors, l’entre-deux symbolique étant peu investi, l’on comprend le surgissement d’une violence scolaire diffuse à l’orée des années 2000 notamment. La question du handicap interpelle d’une façon plus aiguë encore : il n’y a pas d’autre manière de l’accueillir que de faire du respect de la singularité radicale un principe éthique absolu, a priori. Cette exigence permet de comprendre ce qui se joue sur la scène internationale à travers la notion d’éducation inclusive depuis une trentaine d’années et permet de donner pleine consistance à l’objectif d’une scolarisation pour tous. Seule une approche fortement ancrée dans un respect par principe de la diversité permet de s’extraire d’une considération du handicap référée à l’esprit de compétition (hand in cap) comme rappelé par l’auteure en lien avec l’émergence d’une approche situationnelle du handicap dans les années 1980. Se situer dans l’entre-deux compris comme fonction à la fois éthique et symbolique de considération pour ce qui est autre est un rempart fondamental contre les préjugés et les discriminations : « respecter le sujet, c’est respecter l’entre-deux : le handicap ce n’est ni personne, ni tout le monde » (p. 141). Seules ces perspectives permettent d’envisager que la personne en situation de handicap est « autrement capable », de porter sur elle un regard positif situant ses singularités individuelles en termes de continuum inclusif. Si c’est à partir de cette perspective de « démédicalisation de l’action éducative » (p.147) qu’est compris le besoin éducatif particulier, vecteur d’une approche éducative plus respectueuse du sujet et de la diversité croissante des populations scolaires, son usage neurobiologique donne à la singularité des situations d’apprentissage des connotations négatives et réifiantes. C’est par la pratique de la parole que se construit une posture de prévention efficace : « la prévention passe par l’éducation, qui passe par la parole, donc par le symbolique […] on ne saurait faire l’économie de la parole en éducation. Le langage fait émerger le sujet et c’est la parole qui le fait se réaliser » (p. 161-162).
Lorsque l’entre deux manque…
La troisième partie de l’ouvrage continue à examiner les situations où l’entre-deux manque en contexte scolaire : « Réduire un sujet à son stigmate, c’est oublier la personne » (p. 175). Les personnes en situation de handicap sont particulièrement exposées à la violence, plus spécialement encore en ce qui concerne le handicap psychique, le plus souvent rejeté et redouté par les professionnels de l’éducation. Le manque d’entre-deux est ici rapproché d’un mécanisme de production du handicap et au-delà d’une complication dans l’accès au savoir pour ces sujets, pour lesquels dans certains cas est formulé un interdit de savoir. Le manque d’entre-deux symbolique et de prise en compte de la position subjective dans la parole ne permet pas d’y travailler, ni d’avoir une confiance en soi suffisante pour assumer l’autonomie nécessaire à l’apprentissage. Cela inhibe le rapport au savoir en inhibant le rapport à la parole et en rendant la rencontre des élèves avec les enseignants complexe tant du côté de l’enfant que de celui de l’adulte. Pour l’adulte en effet, dans ce cas-là, la tentation est grande de vivre cette rencontre manquée comme une expression de l’indiscipline dont il se sent coupable de ne pas la maîtriser et dont, in fine, il peut faire une blessure narcissique – partant du principe que « le sentiment de violence chez les enseignants dépend davantage de facteurs internes qui leur sont propres […] que de facteurs externes propres aux caractéristiques des élèves » (p. 196).
Poursuivant le fil de l’analyse des pratiques professionnelles du côté des éducateurs et des enseignants, l’auteure examine tous les aspects de la fragilité narcissique que peut produire un entre-deux manquant ou peu investi, évoquant notamment ses propres travaux à propos de l’angoisse face à la nécessité d’apprendre. C’est sans surprise que la réflexion s’oriente alors sur les difficultés de la gestion des conflits qui surgissent en l’absence d’espace de prévention et de résolution des tensions. Des indications sont données toutefois pour une possible résolution des conflits éducatifs, notamment à partir d’un cadre institutionnel fonctionnel « silencieux et contenant. Situé en position d’arrière-plan, il autorise le déploiement des processus de symbolisation » (p. 213). Il devient dès lors pacifiant pour les élèves et les enseignants mais permet également d’appréhender la rencontre entre l’école et les parents, rencontre narcissiquement sensible d’un côté comme de l’autre.
Construire l’entre-deux
Constatant le manque de place actuelle pour les processus de subjectivation lié aux effets dévastateurs de la logique scientiste où les sujets sont plutôt sommés de faire leurs preuves dans l’espoir illusoire que le doute puisse être totalement éradiqué, la suite du propos décline toutefois les caractéristiques principales d’une institution où le sujet pourrait se construire en s’y sentant respecté et à sa place.
C’est à travers une méditation critique et analytique sur la différence entre la définition de (neuro) besoins éducatifs et ce qui s’apparenterait à une formulation attentive de la demande symbolique que pourra être reconstruit ce qui permet de faire lien et limite pour chacun et pour tous au sein de l’institution. Il est dès lors possible de créer les conditions favorables au vivre ensemble et aux apprentissages. Cela permet de reconstruire le lien éducatif et de décaler des positions éventuelles d’emprise ou des positions d’expertise rigides pour faire place à la rencontre et à l’échange, bref de prendre soin de la relation interindividuelle et de la vie des groupes à l’intérieur même et en respect du cadre institutionnel. C’est à cette condition que le cadre pourra être tenu et que sa solidité pourra être garantie, offrant des repères stables et fiables (p. 310), y compris dans un entre-deux éducatif ouvert sur la coopération avec les parents et le secteur médico-social.
Au terme du parcours, l’ouvrage extrêmement bien documenté, précis et foisonnant donne des indications sur les très nombreuses façons de mettre en œuvre une éducation de qualité inclusive : il propose un constat qui pourrait être lu comme une recommandation pour la formation de tous les professionnels en éducation : « Les recherches cliniques en sciences de l’éducation ne dispensent pas seulement de “l’information” mais de “la formation”, ce qui comprend l’incontournable travail de sur soi, par le biais de l’analyse de pratiques professionnelles. […]. Tenir et se maintenir dans l’entre-deux suppose un travail d’élaboration jamais acquis définitivement, donc à réactualiser régulièrement. Voilà pourquoi la formation continue est toujours nécessaire » (p. 362).
Magdalena KOHOUT-DIAZ
LaCES UR 7437
Université de Bordeaux
Spirale – Revue de Recherches en Éducation – 2023 N° 71 (123-126)