L’ouvrage d’Hélène Raux aborde un sujet peu traité en didactique de la littérature en s’intéressant à la scolarisation de la bande dessinée, genre longtemps considéré comme mineur, mais désormais légitimé. Dans une visée descriptive et compréhensive, ce travail cherche à mettre à jour le parcours de la bande dessinée dans la discipline du français en analysant, depuis les années 1970 à nos jours, la place et les objectifs que la discipline français lui confère dans les différents espaces où la discipline s’actualise et comment la discipline reconfigure en retour le médium. Ainsi, cet ouvrage s’inscrit dans la lignée des travaux menés en didactique du français sur les processus de scolarisation des genres (Denizot, 2013) et la disciplination (Ronveaux & Schneuwly, 2018).
Pour mener à bien cette entreprise, l’étude s’organise en deux parties qui traitent pour la première, des espaces des prescriptions et des recommandations, et pour la seconde, des espaces des pratiques.
L’espace des prescriptions et des recommandations est étudié dans une perspective de didactique historique, par l’analyse des programmes des différents degrés scolaires, depuis 1972 (date de la première mention de la bande dessinée dans les instructions officielles) à 2018, par l’analyse de trois revues de didactiques (Le Français aujourd’hui, Pratiques et Repères) et par l’analyse d’une revue professionnelle, La Nouvelle Revue Pédagogique (NRP). L’étude des programmes retrace les principales étapes de l’intégration de l’objet dans la discipline : d’un support de lecture possible, susceptible de favoriser l’expressivité des élèves dans les années 1970, mais objet de méfiance, à la reconnaissance du genre comme œuvre artistique depuis 2002 valant la peine d’être étudiée en œuvre intégrale, en passant par son intégration aux objets de la discipline essentiellement en tant qu’objet sémiotique favorisant le travail de la lecture de l’image et les relations avec les autres disciplines. Cette intégration institutionnelle progresse, non sans quelques mouvements de balanciers et réserves (la BD reste encore « un objet périphérique » – p. 56 – au lycée général). L’analyse des revues de didactique révèle la place relativement faible qu’y occupe la bande dessinée. Les articles qui lui sont consacrés s’inscrivent dans un questionnement sur le corpus scolaire, pris entre volonté de rapprocher les cultures scolaire et privée et logiques de distinction. L’attention portée à la bande dessinée dans ces revues reflète l’évolution des cadres théoriques de la discipline, en particulier la place qu’ont pu y jouer la sémiologie et la narratologie, qui construisent des grilles de lecture à travers lesquelles l’école est invitée à lire la bande dessinée. L’étude de la NRP (de 1969 à 2018) confirme ces constats : le corpus, tout d’abord replié sur les adaptations, « porte d’entrée à la bande dessinée dans la discipline » (p. 100) ou à quelques œuvres légitimées par les instances culturelles, s’ouvre à des œuvres originales, qui sont étudiées, selon les époques, en privilégiant une lecture narratologique (l’approche est alors essentiellement centrée sur la construction du récit, sans prise en compte de la spécificité du médium), la lecture de l’image (étude des plans), la lecture générique (l’accent est alors mis sur les codes propres à la bande dessinée) ou la lecture comparatiste (étude d’une adaptation pour repérer la spécificité de deux langages différents et les écarts entre l’œuvre source et l’œuvre adaptée, en interrogeant, ou non, ces transformations).
L’étude claire et approfondie que propose Hélène Raux de ces trois types de ressources permet de comprendre le parcours de la bande dessinée dans la discipline. Si l’évolution sociale et culturelle de la bande dessinée éclaire son processus de scolarisation, on voit nettement qu’il ne suffit pas à rendre compte de sa trajectoire dans les classes. L’analyse met en évidence les autres logiques qui concourent à la scolarisation de l’objet. Certains de ces processus relèvent de logiques qui ont parcouru toute la discipline, en matière de corpus (ouverture mêlée de méfiance aux lectures privées des élèves ou aux « mauvais genres ») ou d’approches des textes (narratologique, sémiotique, générique). Mais l’étude d’Hélène Raux souligne aussi la spécificité de certains processus pour la bande dessinée qui semblent la maintenir, malgré le mouvement général d’intégration, à la marge de la discipline. Introduite sans objectifs d’apprentissage fixés, associé à des objectifs diffus, sans approche didactique stabilisée, la bande dessinée demeure un objet « non identifié » si bien que la BD « n’en finit […] pas d’être un objet nouveau de la discipline » (p. 128).
L’espace des pratiques est abordé dans la deuxième partie de l’ouvrage. Accéder à des pratiques effectives, mais encore assez rares à l’école, pose une difficulté méthodologique qu’Hélène Raux ne cache pas. Elle a donc fait le choix de s’intéresser aux blogs des enseignants et isole 26 séquences qui forment une partie de ses données, auxquelles s’ajoutent quelques entretiens avec des enseignants, la production de BD dans trois classes (CE2 et 6e) et l’analyse de trois séances de classe de cycle 3 observées dans le cadre du projet du Texte À La Classe (TALC ; cf. Louichon, 2020). L’échantillon est donc relativement restreint et Hélène Raux ne vise pas la généralisation. On pourra davantage considérer cette partie comme une étude de cas, choisis sans doute plus par opportunité que pour leur représentativité. L’hétérogénéité du corpus et l’analyse qui en est faite permettent néanmoins de donner à voir ce que font certains enseignants avec/de la bande dessinée en classe. L’étude se situe en effet exclusivement du côté des enseignants et comme le signale la conclusion de l’ouvrage, celle située du côté des élèves reste à faire. La partie se divise en trois chapitres, l’un qui analyse le discours des enseignants sur la bande dessinée, le deuxième qui s’attarde sur une activité répandue dans les classes, la production de bande dessinée, et la troisième qui rend compte de la lecture d’une nouvelle en bande dessinée. Les dires des enseignants (blogs et entretiens) témoignent des bénéfices qu’ils attendent de l’usage de la bande dessinée en classe : développer le plaisir de lire de leurs élèves, raccrocher les petits lecteurs, favoriser le passage de la culture de l’image à la culture de l’écrit et l’exploiter comme tremplin vers d’autres disciplines. Ils soulignent aussi leur inconfort, faute de culture professionnelle relative à la bande dessinée, devant le choix des œuvres et leurs études. Les séquences recueillies sur les blogs explicitent de fait peu les compétences disciplinaires en jeu. Elles privilégient pour un tiers d’entre elles une démarche générique de la bande dessinée où l’enjeu est de lire une BD pour apprendre à lire la BD, ce qui passe dans les séances par une approche systémique (étude du sens de lecture, de l’énonciation, des codes avec outillage terminologique). Les activités privilégiées font partie de celles que préconisait Roux (1970) en son temps – remettre en ordre des vignettes et compléter des bulles – pour développer des compétences langagières ; elles sont ici le plus souvent utilisées dans un autre but : la maîtrise des codes génériques. L’intérêt de ce chapitre est de montrer comment l’étude de la BD oscille entre une hypervisibilité du médium (comme c’est le cas dans l’approche générique) et invisibilité de l’objet (quand la BD est traitée comme n’importe quel récit). L’analyse de productions de BD, situées dans le cadre de la pédagogie de projet, permet de mettre à distance les arguments de remédiation et de mobilisation fréquemment associés au médium, en donnant à voir les difficultés des élèves, par exemple, dans les opérations que nécessite l’adaptation d’un récit en bande dessinée, en soulignant les malentendus scolaires auxquels l’activité peut donner lieu. L’étude des trois séances de lecture d’une nouvelle, résistante, en bande dessinée au cycle 3, offre un contrepoint aux pratiques ordinaires telles que se dégageaient dans l’enquête des blogs en mettant en évidence le travail interprétatif auquel se livrent les élèves mais montre aussi comment des objectifs extérieurs à l’œuvre viennent éloigner la classe de la nouvelle en BD. Hélène Raux y voit un effet « centrifuge » de la bande dessinée sans que la comparaison avec les autres séances du projet TALC portant sur d’autres genres soit suffisamment précise pour nous convaincre que cet effet est spécifique à la BD.
Cet ouvrage est important pour la didactique du français. Il montre avec finesse les processus de scolarisation de la bande dessinée où l’on retrouve à la fois le parcours de légitimation de l’objet culturel et social qu’est la BD (pour plus de détails voir les ouvrages de Groensteen, dont Un objet culturel non identifié, auquel Hélène Raux fait référence par le choix du titre de son ouvrage), les logiques communes à d’autres objets disciplinaires, et des logiques plus spécifiques à la BD à l’école. Pour ce faire, la première partie est particulièrement éclairante et riche, en raison de la hauteur que rend possible le parcours historique et de la diversité des discours analysés (celui de l’institution, de la recherche, de la profession). L’ouvrage offre aussi un aperçu des pratiques en classe qui permet d’interroger certaines activités et certaines représentations. Ce sont autant d’éléments précieux pour les chercheurs, pour les formateurs et pour les enseignants.
Maïté EUGÈNE
CIREL ULR 4354
Université de Lille
Ronveaux C. & Schneuwly B. (dir.) (2018) Lire des textes réputés littéraires : disciplination et sédimentation. Enquête au fil des degrés scolaires en Suisse romande. Berne : Peter Lang.
Denizot N. (2013) La scolarisation des genres littéraires 1802-2010. Bern : Peter Lang.
Groensteen T. (2006) Un objet culturel non identifié : la bande dessinée. Angoulême : Éditions de l’An 2.
Louichon B. (dir.) (2020) Un texte dans la classe. Pratiques d’enseignement de la littérature au cycle 3 en France. Bruxelles : Peter Lang.
Roux A. (1970) La bande dessinée peut être éducative. Paris : L’École.
Spirale – Revue de Recherches en Éducation – 2023 N° 71 (127-129)