Après une courte introduction, le livre de Carole Baeza et Martine Janner Raimondi, Grandir avec la maladie. Esquisses biographiques de portraits d’adolescents malades chroniques, commence directement par une présentation de quatre portraits d’adolescent-e-s qui ont grandi avec chacun une maladie différente : Carla, 16 ans, qui a déclaré une leucémie ; Macha, 17 ans, qui est née avec une mucoviscidose ; Rodrigue, 24 ans, avec un diabète depuis sa naissance ; Tanguy, 16 ans, avec une obésité massive. Ce n’est que dans un second temps que les deux autrices présentent tout leur étayage théorique, à l’appui de l’analyse de ces portraits. Le procédé est efficace et permet d’entrer directement dans le « vif » des vies de ces adolescent-e-s, avant d’en dégager analytiquement les savoirs expérientiels, formels, pratiques ou sensibles, forgés à travers l’expérience de la maladie.
L’approche choisie est résolument compréhensive : appréhender les vécus d’adolescent-e-s malades chroniques en contexte de recherche biographique en éducation. La question posée était : « Comment ces adolescent-e-s conjuguent-ils/elles leur vie ordinaire de lycéen-ne-s et les contraintes de traitement ? ». Car, précisent encore les chercheuses :
« Les changements liés à la maladie chronique se situent non seulement au plan des symptômes objectivables mais aussi des ressentis dans la sphère de l’intériorité et de l’intime (Baeza & Janner Raimondi, 2013 ; 2014). Être mis en situation de pouvoir narrer à un tiers son propre parcours de façon, notamment, à pouvoir nommer les vécus et les éprouvés d’une pathologie, et favoriser ainsi une certaine réflexivité permettrait-il d’infléchir le cours de la pathologie ? » (p. 15).
La recherche qualitative a été menée de 2012 à 2015 en collaboration avec l’équipe interdisciplinaire et transversale des soignants en ÉTP (Éducation Thérapeutique du Patient) d’un Groupe Hospitalier en Normandie. C’est progressivement que les chercheuses trouvent leur place auprès de l’équipe soignante : celle de chercheuses engagées pour contribuer dans la mesure du possible à l’accompagnement des patients dans leurs parcours de prise en charge thérapeutique. Au total elles ont réalisé 13 entretiens avec des adolescent-e-s (dont seuls 4 sont analysés dans l’ouvrage) et 8 avec des soignants. Les adolescent-e-s rencontrés souffraient de mucoviscidose, d’asthme, d’obésité, de rectocolite hémorragique, de diabète de type 1 et 2 et de cancer.
Chacune des chercheuses avait son approche théorique pour ces portraits et chacune a assumé son approche dans l’écriture et l’analyse, présentant leurs bagages théoriques respectifs dans la deuxième partie de l’ouvrage.
Martine Janner Raimondi s’intéresse à l’« opérationnalisation de la conception phénoménologique de Husserl, qui permet d’opérer les gestes de réduction afin de pouvoir dégager une forme d’esquisse eiditique à partir de récits des patients sous vigilance éthique » (p. 16). Cette approche est exposée dans un chapitre analytique qui nous a paru particulièrement dense d’un point de vue théorique et dont la prise de distance avec les données empiriques nous a interrogée, dans la mesure où il s’agit là, pour nous, de l’un des points forts du livre. C’est pourquoi la pertinence de l’analyse proposée par Carole Baeza nous a paru plus convaincante et évidente. Elle s’intéresse pour sa part au statut épistémique des apprentissages tout au long de la vie et à la modélisation des savoirs expérientiels qui en découlent. Nous allons donc nous pencher plus particulièrement sur les analyses qu’elle propose. Que nous apprennent en effet ces récits de vie existentiels d’adolescent-e-s malades chroniques quant à ces savoirs ?
D’abord les savoirs médicaux théoriques deviennent des savoirs formels quand ils sont repris par l’adolescent-e. Les quatre adolescent-e-s sont en effet en mesure de décrire la sémiologie médicale de leur pathologie. Ces savoirs reposent sur des critères qui relèvent de l’épistémé (de la logique) et leurs permettent de comprendre pourquoi ils souffrent. Mais il ne suffit pas de connaitre pour apprendre et comprendre. Tanguy vit dans contexte familial typique de gros mangeurs et doit apprendre les normes alimentaires médicales qui ne vont pas de soi dans sa famille et dans sa pratique.
Les savoirs expérientiels s’appréhendent aussi à travers leur activité réflexive qui rend bien compte de leurs capacités adaptatives et de la grande maturité acquise par ces adolescent-e-s à travers l’expérience de la maladie. Ainsi Macha ou Carla ont le souci d’aider et soulager leurs parents qui souffrent avec elles de les voir souffrir. Les savoirs émergés sont autant d’ordre rationnel que perceptif et émotionnel. Ainsi, lorsque Rodrigue joue au foot et qu’il sent venir une crise d’hypoglycémie, il s’arrête et sort sa poche de sucre et de chocolat. Et ce n’est pas le transfert d’un hôpital à un autre, ni les traitements lourds, ni l’éloignement qui ont permis à Carla d’appréhender la gravité de son état de santé, mais de voir son frère pleurer lorsqu’il l’a visitée dans sa chambre d’hôpital. Loin de la perturber, cette situation a contribué à mobiliser chez elle au contraire une attitude bienveillante à l’égard de son frère afin de le protéger et de le rassurer, plutôt qu’à se mettre à pleurer ou à s’effondrer sur elle-même (p. 29).
Ce sont des savoirs pratiques :
« les adolescents ont appris, d’une part, de façon rationnelle des gestes techniques tels que planifier un traitement, s’appuyer sur un raisonnement, utiliser des appareils, adopter un comportement adapté à leur état de santé et, d’autre part, de façon sensorielle et affective. Ces savoirs sont tout autant des savoirs d’action adaptables et appropriés aux situations que des savoirs affectifs qui contribuent à la construction de l’auto-efficacité dans le soin » (p. 137),
autant que des savoirs sensibles.
Macha se dit « mature parce qu’il lui a fallu grandir plus vite que les autres… Étrangère, mais « quand même comme les autres » », blessée de voir qu’elle est la cause de la souffrance de ses parents « parce qu’ils souffrent, je souffre ». A travers le rap pour Tanguy ou les dessins de mangas pour Rodrigues, « ces expériences esthétiques conscientisées constituent ici la dimension symbolique de l’expérience vécue ». Enfin ces adolescent-e-s ont appris à apprendre de leur corps, à reconnaître les symptômes : « j’arrive à différencier mes douleurs de ventre, je sais comment je vais avoir mal, sinon ben pulmonairement ouais c’est juste quand la toux change » (Macha).
Ainsi, en fin d’ouvrage, Carole Baeza et Martine Janner Raimondi précisent bien le caractère sensible et la dimension éthique qui était nécessaire pour réaliser ces entretiens. Elles précisent qu’elles ont
« été touchées par les vulnérabilités vitales et sociales exprimées par les adolescents, les soignants et leur famille et renvoyées à nos propres vulnérabilités. La maladie est une expérience humaine de vulnérabilité qui met à l’épreuve les capacités réactives et adaptatives du sujet avec plus ou moins de gravité selon que l’état physique est stationnaire, en crise ou en évolution. Pour certains d’entre eux, leurs vulnérabilités vitales ne sont ni réversibles, ni réparatrices au sens où Canguilhem nous l’enseigne. Les narrations expriment en creux de la souffrance, la faillibilité du corps et la question de la finitude » (p. 144).
En conclusion, les chercheuses disent que leurs portraits pourraient servir de dispositif de formation dans les ETP pour montrer ces savoirs expérientiels aux familles, adolescent-e-s, et professionnels de santé. « C’est un enjeu éducatif de taille puisque les adolescents ont besoin, aux côtés de leurs parents, de leurs pairs et de l’équipe soignante, d’être accompagnés pour apprendre de, sur et avec leur maladie pour s’émanciper et découvrir progressivement leur propre capacité de normativité (Canguilhem, 1966) ».
Elles ont montré comment ces portraits avaient été un outil efficace pour la connaissance de soi des adolescent-e-s, dans un processus d’émancipation et de pouvoir d’agir sur leur maladie. Les propos de Macha donnent à penser qu’une solide alliance thérapeutique est mise en place entre elle et l’équipe soignante. On voit bien qu’elle apprend par alloformation, en échangeant avec sa mère et l’équipe soignante. Elle acquiert dans le temps une certaine expérience en situation, favorisant un processus d’apprentissage expérientiel organisé en 3 étapes : percevoir, interagir, intégrer. Depuis son plus jeune âge, elle répète toujours les mêmes gestes, dans les mêmes circonstances et toujours en présence des mêmes symptômes. En grandissant, elle a appris à reconnaître les signes d’infection, à adopter rapidement un comportement préventif et à progressivement mettre en place des stratégies de soin. Elle a besoin d’être épaulée pour continuer à découvrir ses propres normes de santé et devenir de plus en plus autonome dans ses soins quotidiens. Soutenue par l’équipe soignante, elle raconte trois exemples d’ajustement du traitement qui lui ont permis d’articuler soin et prise en compte de son quotidien : le décalage dans le temps d’une cure de perfusion pour lui permettre de passer les épreuves du bac ; la pose d’un cathéter plus confortable pendant la cure ; le remplacement des aérosols par des médicaments pour pouvoir aller dormir chez une amie (p. 53). Elle fait confiance à l’équipe médicale pour ces ajustements de soins qui la fragilisent mais sont indispensables à son émancipation. L’action d’être en santé se manifeste par une attitude de dépassement des équilibres passés (Honoré, 2014) et de promotion d’un avenir dans la reconstruction de nouvelles normes (p. 54)
De même, Rodrigue évoque une grande différence entre la situation de ses parents quand ils ont appris sa maladie (« ils ont pas du tout été aidés […] on leur a donné le traitement et démerdez-vous ») et la situation aujourd’hui avec les programmes d’ETP qui regroupent parents, enfants, adolescents et professionnels du soin. Pour lui ces groupes, où on échange, donne des conseils pratiques face aux différents vécus de la maladie, sont une bonne idée. Pour autant il établir un distinguo entre le savoir médical et l’expérience vécue qui rend possible un autre type de savoir. L’expérience du malade selon lui est « le petit pourcentage de plus », qui renvoie à un acquis spécifique, qui surpasse le savoir médical, sans pour autant se substituer à lui. Il note qu’aujourd’hui les médecins essaient de faire alliance et de négocier avec le patient pour trouver des adaptations aux traitements tout en préservant ce qui est vital. Ainsi l’alliance thérapeutique apparaît-elle comme un levier aidant au soin (Zetzel, 1956 ; 1966) dans une logique de collaboration, mutualisation et négociation, dont l’efficacité est soulignée. Dans ce cadre des ateliers d’ÉTP, Rodrigue a à cœur de transmettre ses savoirs sensibles et pratiques sur l’expérience du diabète pour remettre de la dimension « humaine » dans la prise en compte de sa maladie. Il regrette notamment que par le passé il n’ait pu manger à la cantine scolaire.
Chose appréciable également dans l’ouvrage, ces adolescent-e-s sont appréhendé-e-s non pas seulement au travers de leur maladie chronique, mais comme des enfants, des frères et sœurs, avec leur quotidien : les amis, les centres d’intérêt, les désirs. L’épreuve de la maladie fait ainsi partie du continuum de leur vie. « En toile de fond de ces tableaux dressés, il est en effet tout autant question de faillibilité et de finitude que d’appétence pour la vie, où s’entremêlent une certaine conscience de soi, faites d’émotions, de sentiments, de rêves et de connaissances du vivre avec la maladie » (p. 147). Un regard qu’il est toujours important d’avoir face à une personne malade afin de ne pas la réduire, elle et son avenir, à sa pathologie, mais d’y voir aussi une personne à part entière, qui vit et peut s’épanouir malgré les contraintes objectives et être source de vie malgré tout aussi.
Emmanuelle ZOLESIO
Université Clermont Auvergne
INSPE
Lescores
Bibliographie
Baeza C. & Janner Raimondi M. (2013) « Qu’avons-nous à apprendre des expériences des adolescents malades chroniques ? » – Éducation Permanente 195 (85-96).
Baeza C. & Janner Raimondi M. (2014) « Accompagner des adolescents malades chroniques : prendre en compte leur vécu pour favoriser l’autorégulation » – Travail et Apprentissage 14 (13-31).
Canguilhem G. (1966) Le normal et le pathologique. Paris : PUF.
Honoré B. (2014) Le sens de l’expérience dans l’histoire de vie. L’ouverture à l’historicité. Paris : L’Harmattan.
Zetlel E. (1956) « Current concepts of transference » – International Journal of Psychoanalysis 37 (369-375).
Zetlel E. (1966) « The analytic situation » – in : R. E. Litman (ed.) Psychoanalysis in America (86-106). New York : International University Press.