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lundi 31 décembre 2012

Le cadre de l’apprentissage par problématisation
Sylvain Doussot, Magali Hersant, Yann Lhoste & Denise Orange Ravachol (dir.)
Rennes : PU de Rennes (2022)

Cet ouvrage dirigé par Sylvain Doussot, Magali Hersant, Yann Lhoste et Denise Orange Ravachol constitue une contribution décisive à la question de l’apprentissage par problématisation dans les didactiques des disciplines et en formation, à partir de l’examen approfondi de ce qui le fonde, c’est-à-dire le cadre théorique même qui soutient l’apprentissage par problématisation. Il fournit un état des lieux exhaustif des recherches qui ont pu être menées et envisage des dimensions prospectives, ce qui fait de lui un ouvrage de référence, qui s’adresse aux chercheurs en sciences de l’éducation, notamment aux spécialistes des didactiques, aux formateurs d’enseignants, aux doctorants et aux étudiants en masters de didactiques.
L’ouvrage est constitué d’une introduction qui comporte onze paragraphes, de neuf contributions, d’une conclusion et d’une postface.
Dans une introduction éclairante, les auteurs adoptent une perspective sociohistorique, pour retracer les origines du cadre de la problématisation, les contextes institutionnel et didactique de son émergence, les modalités de son développement. Au vu du foisonnement des travaux évoqués, des références collectées, je me limite à la reprise de quelques balises, inévitablement lacunaires. C’est ainsi qu’on découvre, si on n’en avait pas connaissance, que dans les années 1980, un groupe interdisciplinaire de chercheurs et formateurs à lÉcole Normale de Saint Lô, dans la Manche, se constitue, composé de Michel Fabre (philosophie), Christian Riado et Christian Orange (SVT), Alain Lebas (EPS). Engagés dans la formation initiale et continue des enseignants, ils inscrivent leurs travaux dans un cadre constructiviste et vont jusqu’à pointer un renversement de nature épistémologique à opérer, à propos de l’activité scientifique scolaire, qui met l’accent sur la construction de problème plutôt que sur la résolution de problème, ordinairement admise pour la constitution des savoirs scientifiques scolaires et issue d’une tradition cartésienne. Fabre (1993) le souligne : « à quelles conditions, l’idée de situation problème pourrait-elle basculer résolument d’une épistémologie cartésienne de la résolution à une épistémologie bachelardienne de la problématisation ? », qui met l’accent sur la construction des problèmes. Les années 1990-2000 sont le théâtre d’un développement conséquent de travaux, signés par un certain nombre des auteurs de la présente publication, à différents titres – ouvrages, articles de revues, thèses, HDR autour de la problématisation dans différentes didactiques disciplinaires. Nos auteurs identifient ce qu’ils nomment un essaimage du cadre de la problématisation à partir de l’institutionnalisation d’un séminaire « Problématisation » au CREN de Nantes en 2000, sous l’impulsion de Fabre et Orange (ibid. : 9). Conjoncture ou stratégie ? Les didacticiens recrutés à l’IUFM des Pays de Loire, spécialistes des sciences physiques, de l’histoire, des mathématiques, du français, de l’éducation musicale, de l’EPS, y sont accueillis et en viennent à engager le cadre de la problématisation dans leurs travaux. Les colloques annuels du réseau « Probléma » prennent rapidement une dimension internationale. L’ensemble signe la naissance et la diffusion d’un cadre théorique de la problématisation.
Les auteurs s’interrogent : alors que la référence à l’épistémologie de la discipline est un ancrage majeur pour le didacticien, comment rendre compte de la diffusion du cadre de la problématisation et d’une approche comparatiste au cœur de disciplines si différentes (ibid., p. 10) ? Les chercheurs font l’hypothèse que les didacticiens ont pu être touchés par la centration des travaux de recherche sur les notions de problème et d’apprentissage dans les colloques successifs du réseau « Probléma », autour de « questions sur les enchainements et dynamiques de problématisation (Orange, 2006) », des « aides à la problématisation » (Fabre et Musquer 2009a, 2009b), des questions de « problématisation et langage » (recherche INRP « Argumentation » (2000-2003), des collaborations avec des membres de l’équipe bordelaise (Bernié, Jaubert, Rebière, Schneeberger), « les problématiques actuelles de cadres et malentendus scolaires » (Colloque « Probléma », Sain-Lô, 2018), pour ne citer que quelques travaux.
A l’issue de ce parcours de la naissance et de l’essaimage du cadre de la problématisation, les auteurs se livrent à la recension d’un certain nombre de concepts qu’ils jugent décisifs pour le cadre et le processus de construction de problème, dans un paragraphe consacré aux enchainements et dynamiques de problématisation (Doussot et al., 2013 : 10). La question de la problématisation est exposée en termes de « processus de construction de problèmes », considérée comme centrale, et qui consiste dans une « mise en tension du registre empirique et du registre des modèles » (ibid. : 10), deux registres qui se déploient en même temps « au cours du développement de problématiques successives qui donnent lieu à des enchainements « problématiques » (Orange, 2006 : 83) ». Selon les auteurs, appliquée au curriculum, cette réflexion amène à considérer les enchainements problématiques comme des mises à disposition des élèves de « niveaux de problématisation », tout au long de leurs apprentissages. Ils recensent aussi des concepts qu’ils estiment « importants pour le cadre » : celui « d’aides à la problématisation pour les élèves » (ibid. : 11), qui se décline en « inducteurs de problématisation » (Fabre & Musquer, 2009a ; 2009b), celui de « caricatures » (Orange, 2007 ; Orange et Orange Ravachol, 2007, Orange, 2010), dans le cadre de la « construction de séquences forcées » (ibid.). « Les caricatures sont des productions proches de celles que pourraient réaliser les élèves mais elles sont construites de façon à forcer des mises en tension de registres favorables à la construction de nécessités » (ibid.). Quant au concept d’« événements de problématisation », il désigne un changement de regard de l’apprenant sur le problème et sa prise en charge (Doussot, Hersant & Orange Ravachol, 2013). C’est à la lecture des contributions que le lecteur découvre le déploiement des concepts.
Les auteurs, qui précisent que c’est à partir de l’année 2013-2014 que la notion de cadre devient centrale dans leurs recherches, envisagent le cadre de la problématisation com¬me un cadre socio-épistémologique (ibid. : 11). Ils développent la référence à Bachelard (1938), en considérant qu’il a ouvert une double perspective, qui consiste à tenir ensemble la dimension épistémologique et la dimension sociale des apprentissages. C’est dans ce contexte qu’ils convoquent le cadre historico-culturel de la notion de communauté discursive disciplinaire en renvoyant aux travaux engagés par les équipes bordelaises autour de Bernié et les collaborations avec elles.
À l’issue de cette introduction, l’ouvrage réunit neuf contributions de quinze chercheurs « qui mobilisent le cadre de l’apprentissage par problématisation dans différentes disciplines scolaires » (Doussot et al., 2013 : 17) de l’école élémentaire au lycée : les sciences de la vie et de la terre, l’éducation physique et sportive, les mathématiques, l’histoire, les sciences physiques, la littérature, les arts, la philosophie et aussi en formation. Les directeurs de l’ouvrage considèrent que ces contributions s’inscrivent dans une démarche comparatiste, dans la mesure où chacune présente comment le cadre théorique de la problématisation est mobilisé spécifiquement, sa pertinence au regard de la discipline concernée et de son épistémologie et précise en quoi consiste problématiser. Des spécificités didactiques disciplinaires y sont mises au jour, en termes d’outils, de concepts, de situations et selon les auteurs, l’intérêt des analyses consiste tout autant dans la mise en évidence des apports que le cadre de la problématisation permet, que dans les limites rencontrées. Ce qui est commun à la majorité des contributions est de proposer aux enseignants, non pas de mener des séquences modèles, mais des séquences forcées pour étudier les potentialités de problématisation des élèves dans les classes (ibid. : 14).
Dans la conclusion de l’ouvrage, les auteurs envisagent les apports et les perspectives engagés par le cadre de l’apprentissage par problématisation dans le champ didactique. Ils reviennent rapidement sur les apports des différentes contributions, qui consistent notamment à montrer comment le cadre de la problématisation joue dans chacune des disciplines et en formation. Deux orientations apparaissent. L’une consiste à enrichir les problématiques de la discipline et/ou à les renouveler. L’autre montre comment le cadre de la problématisation permet à la question didactique même de se construire pour certaines disciplines : l’histoire et la philosophie. Les auteurs estiment nécessaire de revenir sur l’extension du cadre de l’apprentissage par problématisation des SVT aux autres disciplines notamment aux sciences sociohistoriques. Des concepts du cadre de la problématisation, considérés comme féconds (ibid. : 182) font l’objet d’une présentation détaillée : la méthode des « séquences forcées », l’« événement de problématisation ». Enfin, les auteurs dessinent des pistes de travail qui ont émergé au contact d’autres équipes de recherche, précédemment évoquées dont le questionnement langage et problématisation avec des chercheurs bordelais autour de Bernié, ainsi que la question des cadres et des malentendus sociodidactiques avec des chercheurs de l’équipe Escol.

Postface
Une postface de ceux qui comptent parmi les pionniers, Michel Fabre et Christian Orange clôt l’ouvrage. Leur contribution consiste dans une réflexion de nature historique et épistémologique sur la genèse des modèles théoriques et des schématisations. Les auteurs partent du constat de la diffusion du cadre théorique de la problématisation à la quasi-totalité des disciplines scolaires pour soulever une difficulté : « l’idée de problématisation conserve-t-elle tout à fait le même sens à travers ces multiples investissements ? » (ibid. : 201), notamment avec l’usage des espaces de contraintes et du losange. Dans un premier temps, Fabre et Orange reviennent sur la naissance des travaux consacrés à la problématisation dans les années 1980, à partir d’initiatives pédagogiques et didactiques qui promeuvent un enseignement par problèmes et situations-problèmes, mais qui privilégient la résolution de problème, là où il s’agirait épistémologiquement d’engager un renversement pour privilégier la construction des problèmes, à propos desquels on sait, depuis les travaux de Bachelard (1938), qu’ils « ne se posent pas d’eux-mêmes » dans les sciences et qu’« il faut savoir les construire ». Unité et diversité structurent désormais le champ des travaux et des pratiques qui portent sur la problématisation : unité des différents processus de problématisation qui relèvent d’un schème commun et diversité dans la prise en compte des spécificités des champs de savoirs, de leurs concepts et modes de raisonnements. Si les auteurs affirment la puissance théorique de l’idée de problématisation, ils estiment nécessaire d’interroger sa cohérence (ibid. : 202).
Pour ce faire, trois dimensions font l’objet d’un examen : la théorie, les modèles, la schématisation, des niveaux développés conjointement dans les travaux, selon les auteurs.
Pour ce qui concerne l’examen du niveau de la théorie, ce qui est en jeu est de se réclamer d’une didactique épistémologique (ibid. : 203), ce qui me semble être un nouveau concept, qui permet, selon les auteurs, de se distinguer d’approches psychologiques ou pédagogiques, et qui est construit à partir du parcours des filiations : le rationalisme (Bachelard, Canguilhem, Popper), le pragmatisme (Dewey), la problématologie (Meyer), la pensée critique (Deleuze). Les philosophes convoqués ont en commun de promouvoir une réflexion épistémologique sur le rôle du problème dans la pensée et sur la relation entre savoir et problème. Ils seraient en accord sur les caractéristiques générales du processus de problématisation : une démarche réglée, selon des normes ou des critères, l’ancrage culturel et contextuel de la démarche, l’idée que la problématisation s’inscrit dans un cadre épistémologique et sociologique (ibid.).
S’ensuit un examen des schématisations et des modèles. Celui des schématisations, que sont les espaces de contrainte et le losange de la problématisation, montre qu’elles ont en commun d’articuler le registre explicatif, le registre des modèles et le registre empirique, qu’elles expriment les fondamentaux épistémologiques et jouent à titre de modèles de la problématisation. Fabre et Orange les considèrent comme des « représentations partielles des modèles généraux de la problématisation qui mettent en relation le cadre théorique et des situations de problématisation » (ibid. : 205). En arrière-plan, ils interrogent les modèles sous-jacents, dont elles relèvent. Ils établissent que pour le modèle des espaces de contrainte, ce qui importe est moins la solution du problème que l’accès aux raisons qui la fondent. Ici la construction de concepts prévaut sur la connaissance des faits. Pour le modèle du losange ou modèle de l’enquête, on prend en compte toutes les dimensions du processus de problématisation, y compris la solution du problème. L’enquête se termine avec la solution, qu’il s’agit de fonder en raison (ibid. : 205). Ce sont donc deux orientations épistémologiques différentes, que les auteurs considèrent comme complémentaires, qui font écho à la pluralité des références du champ, l’essentiel étant de garder à l’esprit les trois niveaux : théorie, modèle et schématisation théorique (ibid. : 208). Pour autant, ils estiment que l’ouvrage donne à voir des phénomènes de redistribution et d’hybridation des modèles (ibid.), quand le modèle des espaces de contraintes est utilisé dans d’autres disciplines que celles de départ par exemple ou que des travaux se réfèrent aux deux modèles conjointement. Ils considèrent qu’ils sont devenus des outils qu’on s’approprie, mais soulignent la nécessité de rendre raison des déplacements, hybridations et modifications (ibid.).
En conclusion de cette postface, il est question des perspectives de développement à envisager. Quatre pistes sont évoquées. La première invite à considérer que « toute problématisation se développe au sein d’un cadre qui la norme » (ibid. : 209), contre des visions empiristes qui donneraient à penser que « la problématisation en sciences de la nature se fait uniquement à partir des données empiriques, en histoire uniquement à partir des sources, en lecture littéraire, à partir du texte seul, etc. » (ibid.), soit une négation de l’idée même de problématisation. En sciences, travailler l’idée de registre explicatif (REX), qui demeure le point aveugle d’une didactique de la problématisation et interroger le bien-fondé du transfert du REX dans d’autres disciplines. La seconde piste concerne l’exigence de pertinence épistémologique des savoirs scolaires au regard de l’exigence de justice, afin d’éviter deux écueils : minorer les exigences d’apprentissage au nom d’une adaptation au niveau et à la motivation des élèves (Escol) et faire de la démarche de problématisation une démarche élitiste. Une troisième piste concerne le travail sur les aides à la problématisation, dont les « inducteurs de problématisation (Fabre & Musquer, 2009) » dans un ouvrage à venir (ibid., : 210). La quatrième piste concerne les « éducations à », un chantier à engager, dans la mesure où elles ouvrent au risque de focalisation sur les solutions plutôt qu’à la compréhension des problèmes et l’examen de leur construction.
On l’aura compris l’ouvrage propose un état des lieux et un état de la réflexion à propos du cadre de la problématisation des plus riches.

Bettina BERTON
Université de Lille
Théodile-CIREL

Références bibliographiques

Bachelard G. (1938) La formation de l’esprit scientifique. Paris : Librairie philosophique Vrin.
Doussot S., Hersant M. & Orange Ravachol D. (2013) « Événement de problématisation et dynamiques de problématisation » – 10e Colloque international du réseau Probléma, 6-18 mai 2013, Bruxelles.
Fabre M. & Musquer A. (2009a) « Comment aider l’élève à problématiser ? Les inducteurs de problématisation » – Les Sciences de l’Éducation — Pour l’Ère Nouvelle 42, 3 (111-128).
Fabre M. & Musquer A. (2009b) « Vers un répertoire d’inducteurs de problématisation ». Spiral-E 43 (45-68).
https://www.persee.fr/doc/spira_2118-724x_2009_sup_43_1_1705
Fabre M. (dir.) (1993) « Didactique IV. Statut et fonction du problème dans l’enseignement des sciences » – Les Sciences de l’Éducation - Pour l’Ère Nouvelle 4-5.
Orange C. & Orange Ravachol D. (2007) « Problématisation et mise en texte des savoirs scolaires : le cas d’une séquence sur les mouvements corporels au cycle 3 de l’école élémentaire » – in : Sixièmes rencontres scientifiques de l’ARDIST (305-312). La Grande Motte, 17-19 octobre 2007.
Orange C. (2010) « Études de situations « forcées » : quelles méthodes pour les recherches didactiques s’appuyant fortement sur les productions des élèves et de la classe ? » – Actes du Congrès de l’actualité de la recherche en éducation et formation (AREF). Genève : Université de Genève
Orange C. (2006) « Problématisation, savoirs et apprentissages en sciences » – in : Fabre M. & Vellas E. (dir.) Situations de formation et problématisation (73-90). Bruxelles : De Boeck.
Orange C. (2007) « Apprentissages scientifiques : ce qui se construit et ce qui se transmet » – Recherche en Éducation 4 (85-92).

Spirale – Revue de Recherches en Éducation – 2023 N° 71 (119-123)