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mardi 4 janvier 2011

Philippe MARCHAND
Raconter la guerre

Souvenirs des élèves du département du Nord

Villeneuve d’Ascq : PU du Septentrion (2020)

Depuis quelques années, des études ont été consacrées au sort des enfants pendant le premier conflit mondial, montrant en particulier la manière dont ils sont devenus une cible importante pour la propagande. Plus rares sont cependant les livres qui, comme celui de Philippe Marchand, placent l’école et ses acteurs au centre de leurs analyses. En 1920, le recteur Georges Lyon propose aux organisateurs de l’exposition internationale pour les régions libérées de présenter un certain nombre de travaux scolaires. Il s’agit de collecter des documents qui puissent faire connaître au reste de la France le sort des régions occupées tout en permettant d’écrire l’histoire de la période. Pour rassembler les textes, Georges Lyon s’adresse aux différents ordres d’enseignement. Après l’exposition, les documents recueillis sont transmis à ce qui allait devenir la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine où ils sont conservés dans le fonds coté FD 1126. Philippe Marchand a retranscrit 152 compositions d’élèves nordistes, respectant scrupuleusement l’orthographe et la ponctuation ainsi que les corrections et les observations des maîtres. Ces textes proviennent de 44 établissements qui relèvent presque exclusivement du primaire. Si l’on considère que le département compte alors plus de 1.600 établissements scolaires, l’initiative du recteur ne semble pas a priori avoir rencontré un grand succès. Il faut toutefois prendre en compte que certaines écoles ont fait composer les élèves sans transmettre leurs copies. Divers facteurs ont pu jouer, par exemple la déscolarisation massive qui a marqué les derniers mois de la guerre dans les zones occupées, affectant le niveau scolaire. Le nombre malgré tout réduit des retours s’explique probablement aussi par l’ampleur des difficultés qui persistent moins de deux ans après l’Armistice dans un espace qui a été le théâtre de violents combats et qui a subi une interminable présence ennemie. D’autre part, une partie des enseignants mais aussi des enfants n’étaient pas nécessairement présents dans l’établis¬sement, ou même dans le département, pendant le conflit. Un certain nombre de devoirs ont par ailleurs disparu.
Les auteurs des copies se répartissent à peu près également entre les deux sexes. Le sujet de composition proposé demande aux élèves de faire deux développements : l’un est consacré aux souvenirs des quatre années de guerre, l’autre porte sur un épisode dramatique dont ils ont été témoins. Les textes décrivent la mise en place d’une économie de survie, où l’on essaie d’échapper aux nombreuses réquisitions de l’occupant, où l’on mange ce que l’on peut trouver, où l’on se chauffe avec la boue du canal… L’activité scolaire parvient à se maintenir, parfois au domicile des maîtres ou des maîtresses, les Allemands s’étant emparés des écoles, quelquefois transformées en étables destinées à l’élevage des cochons. À leur échelle enfantine, les jeunes élèves s’efforcent de contrarier les ordres des occupants, leurs multiples frondes attestant de la profondeur du sentiment patriotique (même s’il faut bien sûr prendre en compte le contexte dans lequel sont rédigées ces compositions). Les textes donnent évidemment de l’envahisseur une image peu flatteuse : « boches », ce terme étant cependant nettement moins souvent utilisé que celui d’Allemand : 49 occurrences contre 334, « barbares dignes des Huns », cruels, féroces, lâches, méchants, assassins, pillards, fourbes... La mobilisation a frappé les jeunes enfants. Viennent ensuite l’évocation des défaites de l’été 1914, l’entrée des réfugiés belges, l’exode des civils, l’irruption des Allemands et leurs exactions. Les élèves des arrondissements occupés décrivent ensuite longuement le régime imposé par les envahisseurs, l’installation des soldats ennemis, la privation de liberté, les mesures vexatoires, l’isolement. L’effondrement du moral qui affecte l’armée impériale pendant la dernière phase du conflit est bien perçu. C’est enfin la venue des alliés et l’Armistice, qui permet la réunion des familles. Dans les arrondissements restés libres, les enfants ont été impressionnés par l’arrivée des Belges et le cantonnement des militaires. Lorsqu’il s’agit de citer des événements dramatiques, ceux qui ont subi l’occupation évoquent les bombardements, puis les crimes de guerre, les mesures vexatoires, les mauvais traitements infligés aux prisonniers, les déplacements de population. Dans les zones restées libres, ce sont avant tout les bombardements qui sont mentionnés. La même injonction revient dans nombre de copies : il est impératif de conserver le souvenir des évènements survenus pendant la guerre. Pour Émilienne Robidet (Lille), « Il faut être allemand pour commettre de telles horreurs et faudrait-il oublier, non jamais ». La dureté de l’occupation, c’est en effet d’abord celle de l’ennemi. Émilienne Deleau (Cambrai) reprend la phrase d’un soldat allemand : « lorsque nous partirons, il vous restera vos deux yeux pour pleurer et l’herbe pour pâturer ». Le pardon, de ce fait, paraît impossible. Au terme du récit de l’assassinat de sa grand-mère, Félix Verbèke (Lille) demande à ses lecteurs de comprendre l’aversion qu’il éprouve pour l’ennemi : « Je ne vous étonnerai pas en vous disant que j’ai pour les boches une haine profonde ». En revanche, un hommage est rendu à ceux qui sont morts pour la patrie, aux artisans de la victoire (Joffre, Foch, Pétain, Clemenceau), aux Belges et à leur armée. L’expérience vécue en 1914-1918 explique sans doute en partie l’hostilité presque immédiate et à peu près généralisée que les Nordistes éprouvent dès 1940 à l’égard de l’envahisseur. Un élève conclut sa copie par un trait d’humour noir involontaire : « Je trouve que la guerre est un terrible fléau qui après l’alcool fait mourir beaucoup de gens qui ont une santé florissante ».
Le rôle des maîtres dans la rédaction de ces compositions n’est pas facile à évaluer. Le travail a-t-il été préparé par un entretien visant à raviver les souvenirs ? Un brouillon a-t-il précédé la transcription sous la surveillance du maître ? Des introductions très proches apparaissent dans les textes produits par les élèves d’une même école et d’autres similitudes peuvent être relevées. Les leçons d’histoire ont pu influencer l’écriture, comme le montrent les allusions à la guerre de 1870.
Ces compositions de 1920 présentent en tout cas un double intérêt : elles témoignent de l’expérience de la guerre vécue par de jeunes enfants et du rôle tenu par l’institution scolaire dans le processus d’élaboration de la mémoire de la Grande Guerre. Les devoirs retranscrits sont classés par arrondissement. Plusieurs annexes présentent la participation des établissements au projet de Georges Lyon, la date de naissance des élèves, la classe qu’ils suivent en 1920 et leur profil scolaire. Deux cartes précisent l’évolution du front septentrional et des extraits de dix-huit copies sont reproduits. Deux index (celui des communes et celui des noms des élèves) viennent faciliter l’utilisation de l’ouvrage.

Philippe ROGER
IRHIS UMR 8529
Université de Lille<:p>

Spirale - Revue de Recherches en Éducation – 2021 N° 67 (179-180)