Cet ouvrage, dédié à Suzanne Citron récemment décédée (1922-2018), est le résultat d’un colloque tenu à l’Univer¬sité de Rennes 2 les 19 et 20 mars 2015 et rassemble, outre l’in¬troduction et la conclusion dues aux deux codirecteurs, treize contributions. La question centrale est de savoir si les disciplines scolaires sont bien les « miroirs des évolutions contemporaines de la nation » (p. 9) et donc d’examiner les liens étroits ou plus distendus qui se nouent entre les programmes, les contenus scolaires et le politique selon les régimes pris en considération. Les programmes scolaires ont certes des enjeux éducatifs, scientifiques et sociaux mais ils affirment ou cachent également des enjeux politiques. « Certaines de ces disciplines, comme les langues, l’histoire, la géographie ou l’instruction/ éducation civique, véritables sciences de gouvernement, ont été fortement mobilisées par les responsables éducatifs et politiques pour former et renforcer les identités nationales » (p. 11). L’ouvrage montre qu’il en va de même de disciplines que l’on pourrait estimer plus « neutres » comme les sciences dures. Les disciplines, après 1945, conservent-elles ce lien étroit au politique hérité du XIXe siècle et de la mise en place des États-nations, ou réussissent-elles à conquérir une part d’autonomie « vis-à-vis de cultures politiques qui les entourent » (p. 13) ? Les disciplines scolaires, pour Patricia Legris et Jérémie Dubois sont des « objets hybrides » (p. 14), liés à la fois aux réalités éducatives, politiques, et sociales.
La première partie présente « les disciplines scolaires au lendemain de la décolonisation » (p. 15-74) et montre comment elles sont influencées par les décolonisations, dans une dialectique complexe entre le centre et la périphérie, entre l’ancienne métropole et l’ex-colonie. Edenz Maurice décrit ainsi la situation en Guyane (« L’adaptation de l’enseignement scolaire en situation coloniale. Créolisation et identité nationale au prisme des enseignants en Guyane de 1945 à la fin des années 1970 », p. 19-32). Un complexe syncrétisme s’opère entre les mythes fondateurs de la nation française et l’affirmation d’une identité guyanaise spécifique. Les enseignants sont certes des agents de l’idéologie « assimilationniste » nationale mais certains, à partir du milieu des années 1950 surtout, veulent développer l’histoire et la langue créoles, réclamant des adaptations aux réalités locales pour décoloniser l’école. Marie Salaün poursuit l’analyse en s’intéressant à la Nouvelle-Calédonie et à la Polynésie française (« Savoirs autochtones, savoirs scolaires et décolonisation de l’école. De quelques enjeux de la création d’une discipline « Langues et culture » en Nouvelle Calédonie et en Polynésie française aujourd’hui », p. 33-44). Elle montre la lente et difficile affirmation de deux disciplines, « les langues et culture kanak » (LCK) et « les langues et culture polynésiennes » (LCP), nées il y a une trentaine d’années en réponse à la contestation de l’ordre scolaire imposé par la France. Pierre-Eric Fageol et Frédéric Garan s’intéres¬sent, quant à eux, à Madagascar et à la Réunion (« Roman national et histoire régionale dans l’Océan Indien. Étude comparée des situations à Madagascar et à la Réunion depuis 1960 », p. 45-58), analysant la difficile affirmation de l’altérité, avec le maintien d’une centralisation assimilatrice jusqu’à la fin des années 1970. « Les années 1980 montrent une réelle volonté d’ouverture vers la diversité culturelle et la reconnaissance d’un patrimoine indiaocéanique » (p. 49). Laurence de Cock achève cette première partie avec sa thématique de prédilection « Enseigner le fait colonial en France depuis les années 1980. Essai de sociologie du curriculum » (p. 59-74). Elle dégage trois périodes successives. Les années quatre-vingt et le milieu des années quatre-vingt-dix permettent une mise en visibilité de l’immigration coloniale et postcoloniale et une première forme de politisation de l’enseignement de la colonisation/décolonisation avec l’étude de la Guerre d’Algérie. Une seconde période va des années quatre-vingt-dix jusqu’au début des années deux-mille où l’appréhension de l’immigration se confessionnalise par la question de l’islam, alors que la laïcité est soumise à de fortes tensions et que les débats mémoriels prennent de l’ampleur avec des interventions ministérielles fortes. La troisième période commence en 2005 alors que le fait colonial prend une place de plus en plus importante dans les débats publics, devenant un analyseur des problèmes liés à l’intégration des populations immigrées en France.
La seconde partie de l’ouvrage (p. 75-134) s’intéresse, en 4 contributions, aux « Usages des figures scolaires » et montre l’instrumentalisation scolaire des héros du passé et son évolution permanente en fonction du contexte politique. Le cas de Garibaldi, étudié par Jérémie Dubois, (« Garibaldi dans les manuels d’histoire en Italie. Les usages pédagogiques et politiques d’une figure italienne des années 1950 au début des années 2000 », p. 81-91) est très intéressant qui montre comment cette figure qui est l’incarnation du Risorgimento italien, est utilisée, récupérée, après 1945 aussi bien par les nostalgiques du fascisme que par les militants communistes. Il est aussi mobilisé, en positif ou en négatif, dans les querelles multiples qui opposent le Nord et le Sud du pays. Manon Laurent (« Un programme d’enseignement pour édifier un socialisme à la chinoise », p. 93-104) s’intéresse ensuite aux mutations des curricula en Chine depuis les années 1980 alors qu’Olga Konkka (« Le dictateur ou le chef de la nation victorieuse ? L’évolution de la présentation de Joseph Staline dans les manuels scolaires d’histoire de la Russie postsoviétique », p. 105-120), étudiant plus de 60 manuels pour la 9e et la 11e années, parus entre 1992 et 2014, décrit les évolutions contradictoires survenues. Staline est un temps un « sinistre personnage de l’histoire du XXe siècle » (tyran sanguinaire), dans les manuels des années quatre-vingt-dix qui suivent la fin du communisme et voient la mise en place de la Glasnost, alors que son rôle commence à être réévalué en positif dans les années 2000, en insistant sur les contextes hostiles et « l’omniprésence des ennemis et des saboteurs » (p. 115) de la grandeur russe, alors que s’affirme aussi le pouvoir personnel de Vladimir Poutine. Pascal Semonsut, quant à lui, s’intéresse à l’image de la préhistoire en France (« La préhistoire scolaire prise en flagrant délit de vulgarisation conditionnée. La préhistoire dans les manuels scolaires du second XXe siècle français », p. 121-134). Il démontre que l’image véhiculée par les manuels mais aussi par les différents médias est très liée aux questions du « temps présent » et que cette image évolue donc en fonction des attentes du moment (la guerre du feu très présente pendant la guerre froide puis s’éclipse avec la détente, etc.).
La troisième partie, autour de 5 textes, a pour titre « Adaptations, recyclage et usa-ges politiques des disciplines scolaires » (p. 135-212) et s’intéresse aux mouvements très complexes qui s’opèrent entre les disciplines scolaires, leurs finalités définies dans les programmes et les « mémoires » plus ou moins vives qui fracturent les sociétés, œuvrant ainsi à une forte complexification du récit national diffusé par le système éducatif. Géraldine Bozec (« Nos ancêtres les Gaulois et autres récits. Évolutions de permanences du mythe national dans l’enseignement primaire, 1980-2012, pp. 141-158) revient sur la capacité de l’école à forger un citoyen attaché à sa nation et aux valeurs républicaines. On assiste bien depuis 1980 à une « démythification de la nation française et de son histoire « (p. 144) qui fait reculer le patriotisme et certaines figures de héros pour assumer des périodes sombres de notre histoire ; mais le processus n’est pas complet et des continuités fortes sont maintenues avec la prévalence du national dans l’enseignement primaire et l’idée forte d’une France à vocation universelle. Patricia Legris (« Aménager les program-mes d’histoire en France. Vers des récits polyphoniques ? », p. 159-172) analyse les essais de rupture tentés avec l’unicité des programmes dans les années soixante-dix/quatre-vingt mais aussi l’inser¬tion de l’étude de certaines minorités (aspects extra-occidentaux en particulier). Elle s’intéresse ensuite aux adaptations tentées dans les départements et régions d’outre-mer et en Corse. Rachel D. Hutchins poursuit en décrivant l’enseignement de l’histoire dans le primaire aux États-Unis de 1980 à nos jours, dans un pays où s’affirment des discours mémoriels très opposés entre Blancs et minorités ethniques mais aussi un discours de droite très traditionaliste dans certains États comme le Texas où les programmes sont adoptés par le State Board of Education dont les membres sont des élus politiques (« Les usages de la nation dans l’enseigne¬ment de l’histoire aux États-Unis. L’essor de la pédagogie mémorielle de 1980 à nos jours, p. 173-183). La visibilité des femmes et des minorités ethniques dans les programmes et les manuels est, dès lors, très changeantes selon les États et les majorités Catherine Radtka, ensuite, propose au lecteur une étude comparée entre France, Pologne et Angleterre (« De la construction de nations modernes à un repli sur le présent. Le cas des manuels de sciences français, polonais et anglais entre les années 1950 et les années 2000 », p. 185-200) et montre que les questions identitaires et nationales, sinon nationalistes, sont aussi en œuvre dans ce champ disciplinaire. Aurélie de Mestral et Charles Heimberg enfin, décrivent la situation de « L’enseignement de l’histoire en Suisse romande. De la défense spirituelle aux défis contemporains » (p. 201-212), en mettant en parallèle le processus de construction de la nation helvétique et celui de l’enseignement de l’histoire dans les cantons de Vaud, de Genève et de Fribourg. On cherche également en Suisse à construire un sentiment d’identité nationale commun en vue de consolider « le processus de construction d’un État fédéral moderne » (p. 201). Mais le profil fédéraliste, plurilingue et multiconfessionnel de la Suisse rend le processus assez spécifique par rapport à ses voisins européens avec le maintien de différentes « strates » : nationale, cantonale voire encore plus locale. L’histoire nationale est l’apanage du premier degré alors que le secondaire lui s’intéresse davantage à l’histoire générale en parallèle de l’histoire nationale, avec des juxtapositions fréquentes d’échelles.
Ces textes intéressants sont accompagnés de notes infra-paginales nombreuses qui guident le lecteur. L’ouvrage propose également une présentation finale des sources et une bonne bibliographie qui permet de disposer des titres principaux sur la question (pp. 217-227). On ne peut donc que conseiller la lecture de ce livre stimulant qui aborde nombre de « questions vives » liées aux disciplines scolaires et à leur enseignement dans nos sociétés contemporaines. On nous permettra cependant, pour terminer, trois petits reproches. L’ab-sence d’une iconographie de qualité (quelques reproductions de petites tailles en noir et blanc, peu lisibles) est regrettable sur un tel sujet qui mentionne très souvent des manuels scolaires ; on relève aussi une focalisation un peu trop forte sur la discipline « histoire » (9 des 13 contributions en réalité) alors que d’autres disciplines scolaires pouvaient être assurément mobilisées pour cette étude. La centration sur les programmes et les manuels scolaires, qui en sont des déclinaisons partielles, pose aussi la question des modalités concrètes des enseignements reçus par les élèves au sein des classes et celle de leurs impacts à plus long terme sur ces mêmes élèves dans la construction de leur identité personnelle et d’une culture commune.
Jean-François CONDETTE
Laboratoire CREHS (EA 4027)
Université d’Artois, INSPE Lille - Hauts de France