Depuis la fin des années quatre-vingt-dix, la question du décrochage scolaire et de son traitement (prévention, remédiation) s’est progressivement imposée dans le discours des politiques publiques. Vingt ans plus tard, elle reste une préoccupation majeure au sein de nombreux systèmes éducatifs, dont celui de la France, tant les enjeux inhérents à cette problématique sont déterminants de leur efficacité à former les jeunes de la nation et leur autoriser une insertion socio-professionnelle de qualité. C’est dans ce contexte que Valérie Melin publie un ouvrage consacré à l’expérien¬ce de raccrochage scolaire de jeunes déscolarisés.
Dans sa structure, l’ouvrage est organisé principalement autour de 3 parties, chacune répondant à des ambitions claires, bien délimitées les unes par rapport aux autres. La Partie 1 (64 p.) se caractérise par un effort de contextualisation, s’attachant à revenir sur les notions de décrochage et de raccrochage ainsi que les acteurs en prise avec ces situations, élèves et enseignants essentiellement. La Partie 2 (43 p.) se veut plus scientifique en ce sens qu’elle est l’occasion pour l’auteure de formaliser les apports de la recherche biographique en éducation (ou plus exactement de la recherche support à la rédaction de cet ouvrage) et d’en asseoir les bases théoriques. Enfin, la Partie 3 (64 p.) offre au lecteur une plongée dans le réel. Valérie Melin y présente les trajectoires de 5 jeunes décrocheurs (4 garçons et 1 fille), relatant leur expérience (de tentative) de raccrochage au Micro-Lycée de Sénart. Ces 3 parties entretiennent des relations complexes en ce qu’elles sont tout à la fois relativement autonomes, pouvant être appréhendées sans nécessiter la lecture des autres, mais aussi très complémentaires, se faisant régulièrement écho. À titre d’exemple l’exposé des figures du décrocheur, se détachant des habituelles typologies (Janosz, Fortin, Bonnery, et d’autres encore), renouvelant le regard que l’on peut porter sur ces jeunes, prend une signification d’une toute autre ampleur à l’aune des éclairages théoriques de la Partie 2. En cela se dessine la cohérence interne de l’ouvrage.
On l’aura compris, cet ouvrage repose sur un travail de recherche mené par l’auteu¬re elle-même, enseignante au Micro-Lycée de Sénart, mais également chercheure. L’étude réalisée s’inscrit dans la tradition de la recherche biographique en éducation, notamment en référence aux travaux de Christine Delory-Momberger. Ainsi, logiquement, l’auteure revendique une approche psychologique et sociale de la question du raccrochage, appréhendée dans toute sa singularité, chaque expérience étant le reflet d’un parcours de vie propre à chaque jeune. Dès l’introduction, elle met en garde le lecteur sur le caractère éminemment attentif au cas de l’ouvrage, se défendant de toute tendance à la généralisation ou à la construction d’une vérité universelle.
Pour en revenir à l’objet de l’ouvrage, ce dernier s’ouvre sur un effort de délimitation et de définition du décrochage scolaire, effort nécessaire eu égard à la polysémie du terme, aussi bien en tant que tel qu’en tant que concept. Globalement, on distingue dans la littérature deux grandes acceptions que sont la conception du décrochage comme un état, définition institutionnelle servant d’indicateur national et international, ou comme un processus, renvoyant au parcours de l’élève et sa désadhésion progressive du système éducatif. Bien que naviguant entre les deux, le propos s’ancrera plus particulièrement dans cette dernière conception, les élèves fréquentant le Micro-Lycée de Sénart étant pour certains d’en¬tre eux détenteurs d’un diplôme de niveau V. On notera que cette contextualisation du décrochage et du raccrochage se réalise dans une sorte de tension entre le commun et le singulier. La question du décrochage y est principalement abordée dans sa globalité, de l’origine du concept à sa caractérisation actuelle dans le paysage scientifique, institutionnel et professionnel. À l’inverse, la réponse du raccrochage est donnée par l’exemple, par l’illustra¬tion, par le cas particulier du Micro-Lycée de Sénart permettant au lecteur d’entrer très vite au cœur de l’expérience vécue par les jeunes et les adultes les prenant en charge. Ce n’est sans doute pas un hasard. Pour l’auteure, humaniste, les trajectoires idiosyncratiques de raccrochage des jeunes comptent bien plus que les chiffres du décrochage.
Cette tension entre décrochage et raccrochage prend aussi d’autres formes lorsque l’auteure est amenée à interroger ce processus sous l’angle de l’éducation formelle et informelle. Valerie Melin force le trait en marquant ce qui oppose éducation formelle et éducation informelle, plaçant l’école, très justement, du côté de la première. Néanmoins, telle qu’elle est présentée, cette mise en tension révèle surtout les deux extrêmes d’un continuum, les renvoyant dos-à-dos sans faire état de nombreux dispositifs de lutte contre le décrochage scolaire que l’on pourrait qualifier d’intermédiaires en ce qu’ils cherchent à amortir le poids de la forme scolaire dans la perspective de remobiliser les élèves en risque de décrochage. Ces initiatives, bien souvent locales, constituent, en quelques sortes, des écarts à la norme scolaire dans la prise en charge d’élèves trop rapidement étiquetés comme étant « hors normes ». Convoquant les réflexions du philosophe Guillaume Le Blanc, Valérie Melin tente, avec réussite, de réhabiliter les jeunes décrocheurs en tant qu’individus ayant toute leur place dans une société sans doute un peu trop codifiée. Ces développements ne sont pas sans rappeler les travaux en ergologie conduits par Louis Durrive à propos des écoles de la deuxième chance.
Assurément, le lecteur appréciera la manière dont l’ouvrage s’attache à prendre au sérieux l’étude du cas, de chaque cas dans sa singularité à l’image des trajectoires des cinq jeunes rapportées en dernière partie. Le propos fait de l’expérience du Micro-Lycée de Sénart un exemple, certes dont l’efficacité invitera à le démultiplier dans d’autres lieux, mais raison est gardé de ne jamais l’ériger en modèle de ce qu’il faut faire. L’auteure insiste sur ce point rappelant que « les institutions tendent à ne garder que l’organisation nouvelle, source d’efficacité, que promeut l’innovation et négligent sa force de mise en mouvement critique » (p. 62). C’est pourquoi, plus que de dresser des profils de décrocheurs-raccro¬cheurs, ou de formaliser un parcours type de raccrochage, l’auteure s’applique à identifier ce qu’elle nomme les caractéristiques de l’expérience biographique du raccrochage. La focale est donc mise sur l’expérience vécue (et rapportée) sans chercher à en définir un prototype. Pour chacune des cinq caractéristiques mises en exergue, Valerie Melin montre toute la diversité de leur déclinaison particulière, en référence à la situation propre de chaque jeune. À l’appui de travaux issus de la sociologie (Goffmann, Dubar, etc.) ou de la psychologie (Bandura, Seligman, etc.), la mise en débat qui est faite de ces propositions en renforce leur pertinence. Ainsi, on retiendra que plus que le dispositif du Micro-Lycée de Sénart en lui-même, c’est ce qu’en font les acteurs, enseignants et élèves, qui lui confère son efficacité.
En conclusion, l’ouvrage, loin du strict compte-rendu de recherche, trouvera écho auprès d’un public large. L’écriture fluide et non surchargée en concepts théoriques rend le texte très accessible, sans pour autant hypothéquer la recherche d’exigence et de précision dans le propos. L’ouvrage comblera tout autant le scientifique à la recherche de résultats heuristiques à la question des processus de raccrochage, que le professionnel, aguerri ou néophyte, désireux de se former sur le sujet et en quête, par le truchement de l’expérience d’autrui, d’aides au développement de sa propre pratique.
Éric FLAVIER
LISEC (EA2310)
Université de Strasbourg