Alors que, depuis une vingtaine d’années et de manière de plus en plus marquée, les préoccupations environnementales et de développement durable traversent les prescriptions éducatives institutionnelles de l’École (circulaires, programmes d’enseignement, vade-mecum), ce numéro de la revue Spirale questionne la façon dont le concept d’Anthropocène peut donner une dimension pédagogique nouvelle à l’éducation relative à l’environnement (ÈRE) et l’orienter vers des pédagogies critiques.
ÉDUQUER EN ANTHROPOCÈNE,
UN CHOIX SOCIOPOLITIQUE
Les travaux scientifiques sont désormais nombreux et documentés qui considèrent que la Terre est entrée dans une nouvelle époque, l’Anthropocène. Introduit dans les années 2000, ce concept désigne « une période géologique définie par l’ampleur des effets de l’action humaine sur le système Terre dans son ensemble » (Wallenhorst, 2020 : 28) ; il deviendrait alors illusoire de penser que la crise environnementale en cours pourrait être surmontée, qu’il serait possible de faire marche arrière, que l’on pourrait envisager le passage à un nouvel équilibre ne compromettant pas le fonctionnement des écosystèmes, la biodiversité, la pérennité de l’espèce humaine. Comme l’écrivent Bonneuil et Fressoz (2016 : 34),
« Le concept d’Anthropocène met à bas cette séparation et cette promesse de perpétuer notre système économique en le modifiant à la marge. Au lieu de l’environnement, il y a désormais le système Terre. Alors que la modernité triomphante avait promis de nous arracher à la nature, à ses cycles et à ses limites, pour nous placer dans un monde de progrès indéfini, la Terre et ses limites font aujourd’hui retour ».
Si ce concept a l’avantage de rendre plus explicite l’origine humaine des changements si profonds qu’ils modifieraient jusqu’à l’ère géologique dans laquelle nous nous trouvons (Lange, 2020), il est sujet à débat puisqu’il présente une vision très homogène de l’humanité en attribuant cette responsabilité à l’ensemble de l’espèce humaine (Larrère, 2018). Dès lors, certains lui préfèrent par exemple la notion de capitalocène afin de souligner le rôle majeur qu’ont joué les rapports de pouvoir et d’exploitation du système de production capitaliste (Malm, 2015 ; Moore, 2017, 2018). Ce sont alors des pratiques et des modes de vie spécifiques d’une partie de l’humanité qui mettent en danger la planète (Latour, 2015).
D’un point de vue éducatif, le problème n’est donc plus de s’inscrire dans une logique de développement durable, qui pour le philosophe Bourg (2012 : 4) est une « notion “cache-sexe”, en ce sens qu’elle est venue occulter les réflexions critiques antérieures sur l’idée de croissance », mais, toujours pour cet auteur, de se projeter dans une logique où la durabilité est au cœur d’une transition écologique intégrant l’idée que nous sommes désormais devant « une cascade de finitudes » (ibid.).
Ainsi, les problèmes environnementaux sont-ils aujourd’hui un fait social total en raison de leurs conséquences sur l’ensemble des sociétés, mais également de la place qu’ils prennent dans les débats sociétaux et de leur intégration économique et idéologique. Dans ce contexte, comme le soulignent Barthes, Sauvé et Torterat (2022), il importe « de repenser plus globalement la place et la fonction du politique en éducation formelle et non-formelle », d’une part parce que « l’éducation formelle est de plus en plus sollicitée pour préparer les jeunes à répondre aux enjeux globaux de la société mondialisée, tels que les inégalités de santé, la détérioration des écosystèmes ou une transition socio-écologique encore à planifier », d’autre part parce que « les institutions internationales et nationales ont également entrepris un processus d’inscription des questions d’environnement et de développement au sein de leurs missions et programmes, adoptant par exemple, les objectifs et les stratégies de développement durable de l’ONU ».
Force est aussi de constater que la fragilité du développement durable tient dans l’harmonie qu’il a envisagée entre les dimensions économique, écologique et sociale du développement. Parce que la raison économique n’a eu de cesse de phagocyter les deux autres dimensions, et que les déséquilibres environnementaux et les inégalités sociales n’ont fait qu’augmenter. Il n’est donc pas possible de séparer les questions environnementales des systèmes d’oppressions liés à l’économie capitaliste (Bonneuil & Fressoz, 2016).
Cela oblige à prendre en compte le politique et l’idéologie dans l’éducation à l’environnement, de même que les oppressions et les aliénations engendrées par le développement du capitalisme. On rejoint ainsi les préoccupations fortes des pédagogies critiques. Celles-ci sont notamment inspirées des travaux de Paulo Freire pour qui « l’éducation ne transforme pas la société mais elle change les êtres humains – qui changeront, eux, la société » (Pereira : XVI, in : Freire, 2021). Dans l’espace de cette présentation, nous retenons deux concepts particulièrement importants pour ce pédagogue : la conscientisation, qui s’effectue « dans le cadre d’une pédagogie dialogique, à travers la dialectique entre des savoirs différents » (d’une part le savoir social expérientiel et situé, et, d’autre part, le savoir de type général et abstrait, qui permet d’analyser la situation d’oppression vécue (ibid. : XXIV)) et qui contribue à l’émancipation sociopolitique des opprimés ; cette conscientisation est indissociablement reliée au concept de praxis, qui existe dans une dialectique d’action-réflexion, et qui participe à l’accomplissement de la conscientisation (elle se distingue de fait de l’activisme). Les pédagogies critiques (dont l’éco-pédagogie), à ne pas confondre avec des pédagogies alternatives, et qu’il ne faut pas réduire à des techniques et à des méthodes, s’enracinent dans l’œuvre de ce pédagogue en ce qu’elles visent la transformation sociale.
Aujourd’hui, les pédagogies critiques constituent un courant international relativement important, mais encore peu reconnu en France, malgré une histoire de pédagogies émancipatrices développées au début du XXe siècle (pédagogie Freinet, pédagogies institutionnelles, Groupe Français d’Éducation Nouvelle,…) (De Cock & Pereira, 2019 ; Meillon, 2018). Elles se préoccupent de lutter contre les rapports de domination de classes, de genre et de race dans une visée de transformation sociale. Pour ce faire, elles cherchent à faire construire une conscience critique pour permettre une capacité d’agir (empowerment ) et soutenir la lutte contre les injustices. Plusieurs tendances existent au sein de ces pédagogies en fonction des systèmes d’oppression qu’elles cherchent à déconstruire : pédagogies féministes, intersectionnelles, queer, antiracistes, décoloniales, mais aussi éco-pédagogie dont l’objectif est de développer chez les élèves une conscience mondiale leur permettant de saisir les problèmes écologiques à un niveau systémique, dépassant leur simple impact local. Sur le plan théorique, l’une des tendances contemporaines en pédagogie critique de l’environnement est d’allier éducation environnementale, théories décoloniales (Ferreira Matoso Couto, 2020) et féministes (Pereira, 2019).
Ce numéro 70 de la revue Spirale s’intéresse aux approches critiques de l’éducation à l’environnement dans le monde francophone. Ce faisant, il s’inscrit dans la lignée des travaux de recherche en éducation relative à l’environnement visant une transformation sociale (Sauvé, 1997 ; Sigaut, 2011 ; Thésée & Carr, 2008). Ce numéro est structuré en trois parties. La première aborde les pédagogies critiques à partir d’orientations en philosophie de l’éducation et une attention plus particulière y est donnée à l’éducation politique. La deuxième partie questionne les notions de développement durable, de transition écologique et l’enseignement de l’économie. Enfin, la dernière partie étudie les possibilités de mises en pratique des pédagogies critiques ou à tendance critique dans le système scolaire.
PÉDAGOGIES CRITIQUES, ÉDUCATION POLITIQUE
ET PHILOSOPHIE DE L’ÉDUCATION
Les trois premières contributions proposent des problématisations et des prises de recul théoriques sur les pédagogies critiques au temps de l’Anthropocène.
Dans une perspective philosophique, Irène Pereira discute la compatibilité entre la pédagogie critique, qui repose sur des théories anti-oppressions (dans la continuité des travaux de Freire), et l’écologie, dont le rapport aux théories de l’oppression ne va pas de soi (qui seraient alors les opprimés et les oppresseurs ?). Pour dégager les conditions de possibilité d’une éco-pédagogie qui s’appuie sur la pédagogie critique, et plutôt que de se situer dans une pédagogie des solutions, elle met en lumière les problèmes et les controverses théoriques existant entre l’écologie politique et les théories des oppressions. Elle soutient que le processus de conscientisation, que tente de mettre en œuvre la pédagogie critique concernant les questions écologiques, ne peut pas faire l’impasse sur ces problèmes. Dans une première partie, elle montre les difficultés à penser la nature ou la Terre en sujet opprimé par l’humanité, et à penser que l’humanité et les êtres vivants en général sont opprimés par le capitalisme. Dans une seconde partie, elle met en lumière les contradictions entre l’écologie politique et des théories spécifiques de l’oppression : l’anticapitaliste, le féminisme, ou encore l’antiracisme. Pour elle, une pédagogie critique, pour ne pas se transformer en une forme d’endoctrinement dogmatique, mais au contraire pour développer la conscience critique, ne devrait pas faire l’impasse sur ces contradictions, mais les intégrer à sa praxis.
L’article de Camille Roelens relève de la philosophie politique de l’éducation, dans une perspective pratique, appliquée et inscrite en sciences de l’éducation et de la formation. Rapportées à l’éducation et/ou la pédagogie en Anthropocène, les pédagogies critiques obligent à penser de concert éducation et politique ; le discernement de leurs enjeux, en termes de positions éthiques et politiques sur ce qu’impliquent la poursuite du projet démocratique et la confrontation aux enjeux de l’Anthropocène, s’avère particulièrement fécond. Qu’apporte la rencontre entre les pensées critiques en éducation avec l’anti-utilitarisme et le convivialisme ? En référence aux travaux de Pereira et de Caillé, Camille Roelens dégage des ressorts et des potentialités, notamment par contraste avec une philosophie politique de l’éducation assumant la structuration autonome, individualiste et capitaliste de la modernité démocratique. En convoquant les travaux de Gauchet, il situe autrement l’exigence critique en philosophie politique de l’éducation, en l’orientant vers le discernement des promesses et apories de l’individualisme démocratique et de l’autonomie structurelle (des pensées de l’autonomie) et moins vers de la dénonciation de la domination (des pensées de l’émancipation). Il identifie enfin trois problématiques clés qui s’imposent dans l’Anthropocène : peut-on découpler abondance et liberté ? La nature a-t-elle une valeur normative en philosophie morale et politique ? Comment penser l’humanité : en termes d’invariance ou de mutation anthropologique dans l’hypermodernité ?
Cécile Redondo, Renaud Hétier et Nathanaël Wallenhorst questionnent l’émancipation et ses limites dans l’Anthropocène. Pour ces auteurs, le concept d’Anthropocène articule des dimensions bio-géophysiques et sociétales qu’il s’agit de clarifier jusque dans leurs enjeux pour penser une pédagogie critique pertinente. Car ce sont de nouvelles formes d’aliénation, sociales et économiques, et une nouvelle ignorance qui se font jour, qu’il s’agira de penser en tant que phénomène sociopolitique et en tant que sentiment de responsabilité. En rappelant sur quelles assises scientifiques repose la caractérisation de l’Anthropocène, Cécile Redondo, Renaud Hétier et Nathanaël Wallenhorst montrent combien cette nouvelle ère géologique ne peut se réduire au seul phénomène écologique mais qu’elle tient aussi d’un certain fonctionnement économique et sociétal. Dans ce contexte, la neutralité de l’École montre des limites et sa repolitisation devient nécessaire ; de même qu’un changement profond d’approche de l’éducation des enfants. Cela les conduit à envisager, dans le sillage des travaux de Freire, les contours d’une pédagogie de l’enracinement sensible et de l’émancipation spirituelle et politique en Anthropocène, de façon à comprendre et à lutter contre les aliénations, et de transformer la réalité des situations. L’appropriation de savoirs scientifiques, une approche collaborative et critique des réalités et des pratiques socio-environnementales, une prise en charge des problèmes démocratique, autonome et à visée transformatrice du monde pourraient en constituer des leviers.
UN REGARD CRITIQUE SUR LE DÉVELOPPEMENT DURABLE, LA TRANSITION ÉCOLOGIQUE
ET L’ENSEIGNEMENT DE L’ÉCONOMIE
Les trois contributions suivantes questionnent les notions de développe-ment durable, de transition écologique et l’enseignement de l’économie. Des recherches ont pointé la néolibéralisation de l’éducation à l’environnement en milieu scolaire. La notion de développement durable « par sa plasticité » s’intègre parfaitement à cette évolution néolibérale de l’École (Sigaut, 2011 : 11). Ce processus consiste en une récupération économique des enjeux environnementaux et une approche gestionnaire conduisant à la recherche de normalisation des comportements environnementaux (Aspe & Jacqué, 2008). Le choix d’une éducation au développement durable en milieu scolaire est donc loin d’être neutre. Dans une perspective critique, il est donc nécessaire de questionner non seulement les notions utilisées, mais également les courants théoriques auxquels elles renvoient.
Trois grands courants éducatifs sur les questions environnementales et de développement, dont les visées et les acteurs ne sont pas exactement les mêmes, se succèdent depuis le milieu du XXe siècle : l’éducation relative à l’environnement émerge dans les années 1960, l’éducation au développement durable dans les années 1990, les éducations au temps de l’Anthropocène dans les années 2010. Plus récemment, les Objectifs du Développement Durable, forme institutionnelle prônée au niveau international, s’inscrivent plus spécifiquement dans la phase gestionnaire et développementaliste de la crise environnementale que l’Anthropocène vient questionner. C’est dans ce contexte que Melki Slimani, Angela Barthes et Jean-Marc Lange interrogent la continuité éducative entre les éducations environnementales et les politiques du développement durable, et qu’ils tentent d’identifier les nœuds de tensions et les passages obligés ou cheminements dans l’élaboration des contenus éducatifs, avec le projet d’élaboration de balises critiques pour les éducations environnementales. L’étude est effectuée dans le cadre conceptuel de l’Anthropocène et ce qu’il implique pour l’éducation. Elle mobilise les pédagogies critiques et ses principaux courants (l’éco-pédagogie, la pédagogie éco-socialiste et la pédagogie éco-féministe) pour analyser les objectifs d’apprentissage en vue des 17 objectifs de développement durable de l’UNESCO, dans le but de dégager leur dimension critique potentielle, de problématiser explicitement les objectifs du développement durable et de se projeter sur une stratégie curriculaire relative à une pédagogie critique répondant aux exigences d’une éducation au temps de l’Anthropocène.
François Prouteau questionne les multiples usages du terme « transition » et son application dans l’enseignement supérieur. La transition est souvent présentée comme solution pour résoudre les problèmes climatiques et environnementaux posés par l’entrée en Anthropocène. Le terme renvoie donc à ce qui est mis en œuvre pour engager et accompagner la transformation du monde dans le sens d’une Terre habitable. Dans la théorie des systèmes, la transition est vue comme le passage d’un état stationnaire à un autre. Son application au système Terre n’est pas aisée dès lors qu’il faut prendre en compte des seuils critiques, les impacts anthropiques, des incertitudes insolubles, etc. Cependant, dans la mesure où l’habitabilité de la planète est compromise, une éducation à la responsabilité en Anthropocène devient une priorité. Quelles compétences et quels savoirs pourraient y contribuer, notamment dans l’enseignement supérieur ? François Prouteau montre que le problème n’est plus celui de l’EDD, où persiste l’idée de croissance, mais celui de la transition écologique (ou de grande transition), qui intègre l’idée de finitude, de limites planétaires déjà dépassées et de l’inenvisageable retour à un statu quo. Comprendre et construire une planète habitable passent ainsi par la sortie de l’hubris contemporain, par une réinvention de nos modes de vie et de nos relations avec le vivant, par le travail de la problématique de l’habitabilité de l’oikos, la maison commune de tous les vivants, dans une vision écosystémique de l’écologie, du social, de la politique, de la culture.
Cette remise en question du culte de la croissance éternelle et de son impossibilité dans un monde fini est ensuite abordée par Florence Nuoffer et Alain Pache. Ils nous proposent une réflexion théorique autour des savoirs économiques scolaires et de référence afin d’aider les élèves et les enseignants à aborder la complexité de notre monde et ce qu’elle implique sur les questions environnementales. Selon ces auteurs, il est nécessaire de repenser l’enseignement de l’économie afin d’aborder les implications négatives du développement socio-économique marquant l’Anthropocène. Pour cela, ils proposent le cadre des théories économiques hétérodoxes qui, selon eux, permet de penser la complexité et les transformations nécessaires à la soutenabilité de nos modes d’existence. Ces théories économiques alternatives considèrent de façon critique les limites de la croissance. Deux courants des approches hétérodoxes sont plus particulièrement mis en avant : l’économie écologique et l’économie institutionnelle critique. L’intégration de ces savoirs économiques dans les savoirs scolaires permettrait de développer conjointement la pensée complexe et la pensée critique afin d’aborder les grands problèmes sociétaux (QSV) et l’enseignement d’une EDD critique et transformative que ce soit avec les élèves ou dans la formation des enseignants.
QUELLES MISES EN PRATIQUE
DES PÉDAGOGIES CRITIQUES ?
Pour terminer, trois contributions s’intéressent aux mises en pratique des pédagogies critiques ou à tendance critique. On peut les situer après que l’éducation à l’environnement en milieu scolaire a montré ses limites (Sigaut, 2011), car elle ne constitue pas « la source d’une transformation vertueuse de l’École mise au service de celle, tout aussi vertueuse, d’une transformation sociétale » (Lange & Kebaïli, 2019 : 2) pour faire face au changement climatique. Ou encore au regard des nombreuses difficultés pratiques de mise en œuvre de l’EDD en milieux scolaires : la multidisciplinarité, la complexité de l’objet et le manque de formation des enseignants face aux injonctions à créer du lien entre les disciplines et à développer un enseignement par l’action (Jeziorski & Legardez, 2019).
L’article de Agnieszka Jeziorski et Geneviève Therriault propose une réflexion sur la perspective socio-critique de l’éducation à l’environnement et au développement durable à partir d’études sur ses mises en pratique. Inspirée de la pédagogie critique latino-américaine et du courant des questions socialement vives (QSV), l’approche transformatrice-sociocritique est ici définie comme une éducation favorisant « l’engagement vers la mise en œuvre d’une transformation des réalités environnementales et sociales jugées problématiques et un rapport critique face à la société actuelle ». Pour ce faire, elle se veut attentive à la diver-sité des rapports au savoir et des conceptions de l’environnement et du développe-ment durable, et tente de mener les apprenants vers une prise de conscience des enjeux de pouvoir qui orientent ces différentes perceptions. Plus concrètement, cela passe pour une approche pédagogique privilégiant la capacité à questionner et non pas les réponses préconçues apportées par l’enseignant. Les auteures soulignent également que, dans cette perspective, les enseignants devraient s’intéresser aux conceptions et au contexte socioculturel de leurs apprenants afin d’adapter les apprentissages. De plus, ils devraient également proposer un enseignement basé sur le débat et la remise en question des techniques et des contenus d’apprentissages.
En s’appuyant sur des études relatives à des dispositifs pédagogiques proposant la construction, l’analyse et la mise en débat d’images du futur sur des thèmes relevant de l’Anthropocène, Nicolas Hervé montre comment l’éducation peut permettre aux élèves de prendre conscience de la diversité des futurs possibles, et d’envisager des moyens d’action pour tendre vers des futurs souhaitables. Ce faisant, il se centre sur la façon de traiter en éducation les questions temporelles soulevées par l’Anthropocène qui est marqué par une superposition des conséquences du passé sur notre environnement, du présent centré sur l’immédiat et l’urgence, et d’images du futur oscillant entre effondrement et solutions techno-scientifiques. Il en ressort une difficulté à aborder dans une même approche les futurs probables et les futurs souhaitables afin de questionner en même temps les évolutions possibles de la planète, d’enrichir les images que l’on s’en fait ainsi que les possibilités pour agir sur ces évolutions. L’important est alors de pouvoir lier échelles individuelles, locales et globales. L’éducation au futur est ici considérée comme pédagogie critique dans le sens où elle inclut un projet de transformation politique et sociale à l’échelle mondiale en se centrant sur la construction d’alternatives aux scénarios de futurs liés à la crise environnementale.
L’article de Jean-Yves Léna, Raphaël Chalmeau, Marie-Pierre Julien et Christine Vergnolle-Mainar s’inscrit dans les travaux de recherche consacrés à l’étude de la complexité et de la pensée systémique en EDD dans le champ scolaire. Les auteurs présentent une recherche collaborative étudiant comment les élèves de cycle 3 (CM1-CM2) s’approprient des problématiques complexes lors d’une activité de projet en Éducation au Développement Durable (EDD). Cette séquence consiste à faire découvrir un territoire en l’analysant au présent (sortie sur le terrain) et au passé (archives et sortie sur le terrain), pour ensuite en imaginer l’évolution. Ce faisant, l’étude de la complexité et de l’incertitude renvoie ici également à l’éducation aux futurs. « Le travail sur le futur en classe permet d’articuler de façon intégrative un grand nombre de composantes de la complexité. » Les résultats montrent que les élèves recourent à une complexité faible dans le sens où ils parviennent à juxtaposer plusieurs éléments dans leurs scénarios, mais ne parviennent pas à réellement les articuler. Par ailleurs, ils mobilisent particulièrement deux formes d’incertitudes : l’incertitude des effets (les conséquences sociales, politiques, économiques, environnementales) et, dans une moindre mesure, une incertitude des décisions pour le futur.
CONCLUSION
À l’heure où la nécessité d’agir sur les causes des changements environne-mentaux n’a jamais été aussi criante et où l’éducation est présentée comme l’un des leviers d’action possible, le système scolaire est pris dans une évolution néolibérale qui semble empêcher le développement d’une éducation à l’environnement à la hauteur des enjeux qu’elle devrait aborder. En effet, l’évolution néolibérale du système scolaire, dont le socle commun de compétence est un marqueur, se caractérise par des politiques éducatives visant avant tout à produire d’une part les possibilités d’employabilité des jeunes et d’autre part leurs pratiques de consommation, et moins d’en faire des citoyens critiques, cultivés et autonomes (Sigaut, 2011). C’est ainsi que, loin d’être neutre, le choix d’une éducation au développement durable à l’École constitue une construction sociale et un choix politique (Jeziorski & Legardez, 2019) dont l’idéologie très rationnelle et structurée parvient justement à cacher sa dimension politique et idéologique (Sigaut, 2011).
En se penchant sur les pédagogies critiques à l’heure de l’Anthropocène, ce numéro cherche à questionner l’éducation environnementale en contexte d’urgence pour la planète sous l’angle de l’« apparente » neutralité de l’École, du « ça va de soi » de l’EDD, des dérives activistes qui sapent la laïcité, mais aussi à mettre en problèmes ce dont ces pédagogies sont porteuses dès lors qu’elles intègrent des dominations plurielles et que l’on souhaiterait les institutionnaliser, alors que par construction elles sont anti-institutionnelles. À revendiquer l’émancipation socio-politique des sujets, la prise de conscience mondiale des problèmes écologiques (et pas seulement leur impact local) et la responsabilité collective, les pédagogies critiques rendent plus que nécessaire l’appropriation de savoirs scientifiques véritablement critiques et de modes de raisonnements extraordinaires (Astolfi, 2008, Orange & Orange Ravachol, 2017) et, en conséquence, le renouvellement de ce que représentent les disciplines scolaires et les problèmes scientifiques dont elles s’emparent. Nous voyons une double orientation révolutionnaire dans ces ouvertures réflexives : une rupture avec une Ecole qui, malgré toutes les bonnes intentions affichées par les instructions officielles, ne fait que reproduire le système dominant (Illich, 2003) ; une rupture avec la construction d’élèves spirituellement dociles et formatés. Cela ne rend que plus actuel ce qu’écrivait Bachelard : « il faut rendre à la raison humaine sa fonction de turbulence et d’agressivité » (Bache-lard, 1972 : 7).
Perrine DEVLEESHOUWER
UMR 6240 – LISA
Université de Corse Pascal Paoli
Denise ORANGE RAVACHOL
ULR 4354 – CIREL
Université de Lille
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Spirale - Revue de Recherches en Éducation – 2022 N° 70 (3-11)