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lundi 24 juillet 2000

Qu’est-ce qu’une éducation féministe ? Égalité, émancipation, utopie
Vanina Mozziconacci
Paris : Éditions de la Sorbonne (2022)

Depuis sa thèse de doctorat en philosophie intitulée Le sujet du féminisme peut-il faire l’objet d’une éducation ? Essai sur les théorisations féministes de la relation et de l’institution soutenue en 2017 et préparée sous la direction de Claude Gautier, Vanina Mozziconacci trace dans les domaines de la philosophie féministe et de la philosophie de l’éducation deux trajectoires aussi singulières qu’entremêlées. Après avoir posé – derrière un pseudonyme d’artiste et acronyme de collectif – sur ce chemin des jalons stimulants dans des domaines aussi variés que la médiation scientifique de la philosophie en bande dessinée (Janine, 2018) ou les épistémologies du genre (GenERe, 2018), elle nous offre ici, avec son premier ouvrage académique en nom propre, un livre qui pourrait bien faire date [1] .
C’est d’ailleurs ce que pointe la récemment disparue Nicole Mosconi, figure capitale de l’histoire récente des études féministes comme des sciences de l’éducation et de la formation (Mozziconacci, 2021 [2] ), dans la belle préface (p. 11-16) qu’elle rédige ici et qui constitue sans doute l’un de ses derniers textes. Retenons en particulier son insistance sur la « démarche typiquement philosophique » (p. 11) de Mozziconacci, au triple sens ou elle bouscule un supposé allant de soi et suscite l’étonnement en posant la question « la lutte féministe passe-t-elle par l’éducation ? » (ibid.), qu’elle travaille à « rendre explicites les choix théorico-politiques qui traversent et diversifient la pensée féministe » (ibid.), et enfin qu’elle entend « porter sur [les] conceptions féministes diverses de l’éducation un jugement de valeur, éthique et politique, [et] dégager les problèmes qu’elles peuvent poser » (ibid.).
Une dense « Introduction générale » (p. 17-30) permet à l’autrice d’expliciter ses objectifs scientifiques et les moyens qu’elle compte mobiliser pour les atteindre. Elle opte en outre pour une définition large du féminisme par la reconnaissance de « l’injustice que subissent les femmes en tant que femmes » (p. 23) et le « postulat minimal selon lequel il doit y avoir une lutte féministe » (p. 22) contre lesdites injustices. Or si, indéniablement, « le féminisme accorde […] une place centrale aux questions d’éducation » (p. 19), l’efficacité de ce tropisme pour la lutte considérée est, selon l’autrice, sujette à caution à ce jour. L’« ancrage [du] travail [exposé dans] la philosophie sociale » (p. 27), qui admet une part d’engagement des chercheur.e.s, et dans un « pragmatisme pluraliste » (p. 28) qui « considère que les conséquences pratiques des paradigmes font partie intégrante de leur définition » (p. 27-28), doit permettre de tenir substantiellement compte de ce qui précède. Suit une annonce de plan général – trois parties composées chacune d’une introduction propre, de deux chapitres et d’une conclusion intermédiaire – que nous suivons ci-après pas à pas.
La première partie s’intitule « Du sujet social individuel au sujet politique collectif. De l’égalité à l’émancipation par l’éducation » (p. 33-160). Elle doit permettre à l’autrice de montrer la nécessité de penser les féministes dans leurs diversités synchroniques et diachroniques, mais aussi de repérer des régularités dont la plus massive pour le propos de Mozziconnacci semble être, pendant longtemps, « l’idée qu’un certain sujet du féminisme est le sujet d’une éducation » (p. 37) (par-delà les conceptions divergentes de ce sujet et de son éducation).
Dans le premier chapitre de cette partie – « Première vague. L’éducation à partir de l’égalité des droits » (p. 39-94), Mozziconacci commence par s’intéresser aux féminismes français du tournant des XIXe et XXe siècles — féminismes libéraux adossés à une ontologie et à une anthropologie individualistes car et concentrant ses revendications sur « l’idée qu’il faut améliorer l’éducation des filles » (p. 45) qui, en l’état, « les maintient dans un état d’infériorité » (ibd.). Elle attire ensuite notre attention sur le « paradoxe de l’individualisme féminin » (p. 58), que l’on peut résumer ainsi : on demande implicitement aux filles, à titre individuel et au sein d’une trajectoire de vie singulière et concrète, de devenir en quelque sorte un type d’individu pensé dans le cadre d’un « modèle masculin-universel » (p. 73), où faire valoir un différencialiste féminin enferme de fait dans certains rôles et places. L’autrice montre ensuite comment peut, face à cette aporie, s’esquisser une « troisième voie dans le dilemme égalité-différence : la transformation de relations » (p. 74). Cet horizon serait celui d’un « universalisme gynocentré, à savoir une valorisation du “féminin” pour les femmes et pour les hommes » (p. 76), auquel plusieurs ressources complémentaires, telles que l’éducation sexuelle et/ou la coéducation — qui, rappelle Mozziconacci (p. 83), considère que les sexes comptent et ne doivent pas être niés dans l’universel proclamé de l’individualisme abstrait – pourraient contribuer. À ce stade, on peut, selon l’autrice, dire que les pensées éducatives des féministes de la première vague se situent « entre progrès et conservation » (p. 93), consentent in fine que les hommes ne changent pas et oscillent « entre une forme d’individualisme androcentré et une essentialisation de la féminité » (p. 94).
Logiquement, le chapitre suivant a pour objet l’analyse problématisée d’une « Deuxième vague. De la socialisation-domination à l’éducation-émancipation ? » (p. 95-160), qui s’étend schématiquement de l’immédiat après la Seconde Guerre Mondiale aux années 1970 et qui fait fond sur les acquis de la première mais se confronte aussi aux paradoxes et oxymores qu’elle laisse. Si l’ombre de Simone de Beauvoir et de l’ouvrage Le Deuxième sexe, paru en 1949 et qui donne les moyens théoriques de « renoncer à toute idée d’une nature féminine » (p. 103), plane assurément sur cette période, la fécondité de la pensée féministe est loin de s’y limiter. L’autrice commence alors par souligner les apports importants d’« une sociologie féministe, critique et radicale [, pensant] l’éducation comme socialisation » (ibid.) – en particulier le féminisme matérialiste de Christine Delphy – qui attire l’attention sur le fait que l’éducation peut aussi être un outil de domination, d’intégration normative d’un certain nombre de hiérarchies par la prime socialisation (exemplairement familiale), pouvant permettre à des femmes singulières de devenir dominantes mais non à leur groupe de ne plus être dominé. Mozziconacci explore ensuite les possibilités offertes par des approches pouvant s’apparenter, contre ce nouvel obstacle à la libération des femmes, à l’ambition d’articuler « constructivisme et déconditionnement [en une] éducation négative » (p. 124-138) mais qui semblent au final plus aptes à décrire ce qui, dans l’éducation des femmes, les éloigne de l’émancipation/libération qu’à formuler des propositions éducatives positives pouvant les en rapprocher. Mozziconacci fait ensuite travailler la notion de sororité, en l’envisageant comme « relation d’un sujet politique collectif » (p. 140). Il s’agit schématiquement de penser un changement de forme et de modalités relationnelles de l’éducation (en particulier dans ce qu’elles ont d’autoritaire) pour tenter de lui ré-instiller des vertus émancipatrices d’un point de vue féministe, ce que peuvent tenter les « groupes de parole féministes » (p. 147) qui fonctionnent tout à la fois comme des lieux de « rééducation de soi par soi » (ibid.), de « subjectivation et [d’]émancipation » (p. 153). L’autrice conclut cette fois en soulignant que le « passage d’une éducation pour l’égalité à une éducation pour l’émancipation est donc également celui d’une éducation qui vise le progrès à une éducation qui vise le pouvoir, autrement dit de l’individu au sujet, du social à la politique. Toutefois, la constitution de ce sujet féministe ne va pas sans poser de problème » (p. 158), dont en particulier une difficulté inhérente et complexe à faire la juste part de la situation de chaque femme singulière selon sa position dans la société.
La deuxième partie, titrée sous forme interrogative « Des groupes de conscience à la conscientisation pédagogique : de la subjectivation à l’assujettissement » (p. 161-272). L’autrice la dédie à la restitution de la manière dont le contexte universitaire américain favorable – car faisant tôt place aux études féministes et à la galaxie des studies attenantes (p. 164) – a permis de tenter une institutionnalisation des processus à l’œuvre dans les groupes de parole militants susmentionnés, à en montrer les acquis mais aussi à en pointer les limites
Son premier chapitre est significativement titré « La pédagogique critique féministe : la subjectivation est une conscientisation » (p. 175-236). Une première étape permet de montrer comment s’effectue théoriquement et pratiquement le chemin « de la pédagogie critique à la pédagogie féministe » en insistant sur l’inspiration décisive de la pédagogie libératrice du brésilien Paulo Freire, permettant une praxis alliant conscientisation et reconnaissance de l’existence d’oppression comme de la subjectivité des opprimé.e.s. Mozziconacci se confronte ensuite à l’un des slogans les plus emblématiques du féminisme, selon lequel « le personnel est politique » (p. 190), et montre plus spécifiquement son rôle clé dans le « consciousness raising » (ibid.). D’après l’autrice, « politiser le personnel, c’est formuler des revendications dont certains effets sont épistémiques », et donc 1°) mettre l’accent sur l’action politique et 2°) ouvrir des enjeux de connaissance/compréhension de l’expérience des femmes. En un geste qui ne manque pas d’écho avec un certain nombre d’études importantes sur les tensions entre forme scolaire et socialisation démocratique, Mozziconacci met ensuite en lumière ce qu’elle appelle l’« aporie de l’institution » (p. 206) scolaire ou ici plus spécifiquement universitaire, soit la tension entre « deux échelles éducatives contradictoires » (ibid.) : celle de la pédagogie prônée/revendiquée qui se veut émancipatrice et féministe, celle de l’institution où elle est menée dont le fonctionnement reste libéral [3] et patriarcal (p. 211). Une autre aporie dont il faut également tenir compte est révélée, selon Mozziconacci, dans le concept même d’intersection, venant révéler que Freire lui-même ne prendrait pas assez « acte de la multiplicité irréductible des oppressions » (p. 216), contrairement à ce que des théoriciennes cherchant à nouer dans leurs analyses les phénomènes « du racisme, du sexisme et de la domination de classe » (p. 225) ont pu réussir à l’aune du concept d’« intersectionnalité ». Ce parcours intellectuel montrerait ainsi exemplairement ce que l’autrice appelle l’« impossible unité du sujet féministe » (p. 215) et les écueils de la focalisation sur la seule relation pédagogique. Des obstacles de taille, donc, se dressent encore à ce stade face à la constitution d’un « sujet politique collectif » (p. 236) du féminisme, ce qui génère une nouvelle dynamique critique, mobilisant à son tour un nouveau paradigme théorique.
L’autrice donne à voir et fait vivre ladite proposition dans le chapitre suivant – « Contre l’assujettissement pédagogique : la critique post-structuraliste féministe » (p. 237-271), où elle fait fond sur des puissantes critiques des pédagogies critiques pour montrer que ces dernières ne sont pas exemptes elles-mêmes de risques de reconduire les dominations ou d’autoriser leurs reproductions/mutations. « Post-structuralisme et féminisme » (p. 238-245) se sont ainsi rencontrés et abouchés sur fond de scepticisme envers la capacité de tout modèle pédagogique transmissif (ce que resterait in fine le modèle freirien) – se voulût-il radical – à permettre une transformation sociale et politique aussi importante que celle que la lutte féministe appellerait. Mozziconacci nous invite premièrement à appréhender le risque que porte en lui l’«  empowerment [comme] “transmission” d’un pouvoir réifié » (p. 245), ce qui implique en outre de le négliger « dans ses dimensions productive, micro et relationnelle » (p. 252) qui, elles, sont rémanentes même dans le modèle pédagogique se voulant le plus égalitaire et horizontal possible. Elle montre ensuite comment ce qu’elle nomme la « décontextualisation pédagogique » (ibid.) peut rendre aveugle aux disciplinarisations institutionnelles insidieuses et également comment les appels récurrents à l’authenticité peuvent permettre à la fois l’expression mais aussi le contrôle voire le désamorçage des voies contestataires et de maintien d’un certain statut quo.
Pour Mozziconacci, riche de ces nouveaux éléments, il apparaît que la « transformation institutionnelle de l’éducation est donc un pan nécessaire de la (re)conceptualisation féministe de l’éducation, si celle-ci ne veut pas succomber à des formes de dépolitisation. Passer d’une reconstruction qui vise le sujet à une reconstruction qui vise l’institution, c’est reconnaître que l’éducation ne peut être égalitaire ou émancipatrice si elle n’est pas prise dans un projet qui redessine la cartographie sociale, ou, pour le dire autrement, dans un projet utopiste » (p. 270).
Dans une troisième partie, la philosophe féministe nous entraîne donc à sa suite dans une plongée dans « Une utopie radicale. Les institutions éducatives d’un féminisme matérialiste de care » (p. 274-352). En effet, elle se propose ici d’articuler le paradigme éthico-politique élaboré, après Carol Gilligan, par Bérénice Fisher et Joan Tronto pour une meilleure prise en compte des vulnérabilités et interdépendances humaines, et le rôle particulier de l’éducation dans l’accompagnement du développement des êtres humains.
Le premier chapitre de cette dernière partie nous invite ainsi à considérer « l’éducation au prisme d’un projet politique de care  » (p. 287-306). Ce disant, Mozziconacci souhaite soutenir « qu’une éducation au care est insuffisante sans une ré-institutionnalisation visant à démocratiser le travail de soin » (p. 287), en l’état très inégalement réparti dans la structure socio-politique. L’autrice met d’abord en tension «  care et essentialisme » (p. 288-295), ce qui lui permet d’affirmer, avec Michèle Le Dœuff (p. 293) qu’un tel projet ne saurait se limiter à un simple naturalisme ni une revalorisation symbolique de certaines activités. Elle montre ensuite que « pédagogie « maternante » et éthique du care » (p. 295) sont prises dans « un même paradoxe » (ibid.) : le risque de valoriser, au nom de l’égalité, des tâches liées au travail maternel sans tenir assez compte du fait qu’elles s’expriment dans un cadre familial fort inégalitaire. Une piste pour progresser ici pourrait alors être d’apprendre à mieux « distinguer un travail, indispensable, de son institutionnalisation, oppressive » (p. 301). Ce qu’on peut appeler l’othermothering – soit une formule renouvelée de coopération entre les mères biologiques et d’autres actrices, notamment communautaires – constituerait ainsi « une autre institutionnalisation de l’éducation » (p. 300) et, ce faisant, une expérience inspirante et montrant la nécessité de lier les projets de pédagogie du care et de « refonte des formes institutionnelles » (p. 305).
Le dernier chapitre, de cette partie comme de l’ouvrage, traite enfin « D’une cartographie sociale démocratisant le “travail reproductif” » (p. 307-352). L’autrice commence par y examiner le « projet de Schoolhome imaginé par Jane Roland Martin » (p. 308), dans lequel elle voit une tentative de saisir la possibilité d’« imaginer d’autres institutions, inédites et hybrides » (ibid.) ouvertes par une « fin de la séparation entre privé et public » (ibid.). Il s’agit en quelque sorte de décloisonner les frontières de la vie domestique pour la reformer dans et avec la société, via notamment un « engagement pour les “3C”, les valeurs du soin (care), du souci (concern) et de la connexion (connection), qu’elle lie à la domesticité » (p. 310). D’autres théoriciennes, comme Tronto ou Nel Noddings, ont toutefois attiré l’attention sur des écueils à éviter dans un tel projet, dont en particulier la propension des modèles familialistes à permettre la réintroduction de relationalités profondément asymétriques voire anti-démocratiques. Mozziconacci examine donc ensuite d’autres ressources de pensées pouvant exister « pour des institutions démocratiques et utopiques de care » (p. 322-346). Les propositions ultérieures (formulées en 2013, quand l’ouvrage Un monde vulnérable date de 1993) de Tronto pour des democratic caring institutions (p. 327) sont ici très prégnantes, ainsi que le geste important d’Anne-Marie Drouin-Hans (p. 331) consistant à lier philosophie de l’éducation et utopie, lequel se trouve ici prolongé en direction des « féminismes utopiques » (p. 330). La richesse des propositions décourage ici un inventaire qu’il faudra lire dans le texte (et approfondir dans les nombreuses sources données), mais remarquons que le monde universitaire ne fait pas exception (p. 340-343) et que l’autrice rappelle bien comment, de Jane Addams à la fin du XIXe siècle à une philosophe comme Bérengère Kolly aujourd’hui, les propositions n’ont pas manqué pour tenter de rendre plus compatible vie domestique et vie académique. Elle clôt ensuite le propos de cette partie sur la thèse selon laquelle une « démocratisation et un repartage du care exige […] un travail de réorganisation et d’invention institutionnel qui ménage un espace, du temps et des moyens afin que tous et toutes puissent participer au care » (p. 351).
Une dense « Conclusion générale » (p. 353-368) permet ensuite de revenir sur les principaux apports de sa recherche, d’en récapituler les étapes, mais aussi d’insister avec force sur son accord avec « l’analyse de Michèle Riot-Sarcey lorsqu’elle affirme que restituer la dimension politique de l’utopie, c’est aussi en rappeler “le réalisme” ou “l’ancrage dans la réalité” » (p. 361).
Suivent respectivement une forte profusion de « Références bibliographiques » (p. 369-395 et de très utiles index des personnes (p. 397-400) et des notions (p. 400-403) citées dans l’ouvrage.

Le plus évident mérite de l’ouvrage est bien évidemment la force et la fécondité potentielle pour de prochains déploiements de la forte thèse que l’autrice y soutient – conditionner toute « place pour une théorisation et une pratique féministes de l’éducation [au fait] que celles-ci constituent des transformations parmi d’autres et pensées avec ces autres » (p. 368) – pour de futurs travaux de recherche, personnels ou s’en inspirant, dans le domaine de la philosophie de l’éducation.
Il pourra aussi, toutefois, être lu par des personnes soucieuses de commencer à parcourir ou de redécouvrir (voire d’actualiser) le continent intellectuel des pensées féministes contemporaines. Sous la plume alerte de l’autrice, on voit en effet s’esquisser rien moins qu’un panorama très complet de ce qui a été dit, écrit et débattu dans ce domaine depuis le milieu du XXIe siècle jusqu’à nos jours, sur les deux rives de l’Atlantique. Cela est d’autant plus précieux que nombre desdites contributions ne sont pas ou peu disponibles en français, et que l’autrice en livre donc des traductions originales (p. 9).
De manière plus formelle, il nous faut souligner la grande clarté du propos et le souci pédagogique constant qui anime Mozziconacci dans son phrasé comme dans la conception générale de l’ouvrage. S’il n’est pas évident, comme elle le montre bien, que la lutte féministe passe par l’éducation, elle semble en revanche convaincue de la nécessité d’un souci didactique au sein d’une philosophie féministe.
La richesse de la matière brassée et des idées avancées dans cet ouvrage nous invite moins, pour finir, à formuler des critiques ou des regrets que deux étonnements, en forme d’espoir futur également. En effet, il est deux dialogues théoriques auxquels nous nous attendions à être conviés d’une page à l’autre et, finalement, nous dûmes nous en tenir quitte.
Le premier dialogue est celui qui aurait pu s’amorcer avec un autre féminisme libéral que celui que l’autrice, comme nous l’avons vu, désigne comme tel, à savoir celui, plus récent, de la philosophe néozélandaise Susan Moller Okin (1989/2008, 1995). Celle-ci sut en effet remettre sur le métier dans une perspective féministe les principaux apports de la théorie de la justice rawlsienne et des débats qu’elle a suscités, ainsi que des positions respectives prises à la suite de ceux-ci par ceux que l’on nomma les libéraux et les communautaires sur le thème du multiculturalisme (Berten, Da Silveira et Pourtois, 1997 ; May, 2016). Plus récemment et dans le contexte universitaire français, Marie-Pauline Chartron (2018) sut mettre à profit la pensée complexe de Moller Okin pour penser les injustices de genre au prisme des violences sexuelles [4] . Selon elle, en effet, «  nous devons travailler à un horizon futur qui offre à chacun la liberté de choisir [son] mode de vie. Ainsi conçu, un avenir juste serait un avenir désencombré du genre » (1989/2008, p. 369). Action politique et pratiques pédagogiques en vue de transformations sociales – soit les deux thèmes dont Mozziconacci cherche à jauger la part adéquate respective dans un projet féministe tel qu’elle le conçoit – peuvent en effet participer d’un tel travail, et les analyses de l’autrice sur ce qu’il peut alors en être serait sans doute stimulantes.
Le second dialogue que nous avons eu à l’esprit comme un possible fécond au fil de notre lecture réunirait Mozziconacci et la philosophe féministe française Manon Garcia. Comme la première, la seconde incarne un double souci de puiser dans les richesses des théories féministes américaines contemporaines de quoi nourrir son propre travail (2021a), mais aussi de contribuer à faire mieux connaître ces autrices (car ce sont en immense majorité des femmes) anglophones au public francophone (2021b), non sans les mettre en dialogue. Partant d’une perspective explicitement beauvoirienne (2018), Garcia contribue elle aussi à penser les générations successives de pensées et de luttes féministes, dans leurs inspirations comme dans leurs contradictions réciproques, dans la perspective d’enjeux très contemporains de formation de soi. Au terme de son plus récent essai, elle écrit par exemple que : « le consentement sexuel apparaît comme un concept à manier avec précaution mais qui porte en lui les promesses d’une révolution sexuelle qui, cette fois-ci, serait une libération de toutes et tous » (2021a, p. 256). En cohérence avec la perspective de Mozziconacci, elle insiste donc sur la nécessité d’appréhender de manière globale la lutte féministe pour l’abord pertinent de toute transformation, fut-elle d’apparence sectorielle. Mais une telle proposition soulève aussi la question d’une éducation au consentement positif (Roelens, 2019, 2020). Que pourrait être sa juste place et son adéquate pratique dans le cadre philosophique posé avec brio par Mozziconacci ? Nous espérons avoir l’occasion d’en discuter à l’avenir.

Camille ROELENS
Centre Interdisciplinaire de Recherche en Éthique
Université de Lausanne

Travaux cités

Alain (1932/1957) Propos sur l’éducation. Paris : PUF.
Berten A., Da Silveira P. & Pourtois H. (1997) Libéraux et communautariens. Paris : PUF.
Chartron M.-P. (2018) Penser les injustices de genre. Approche par les violences sexuelles. Thèse de philosophie, Université Paris Sorbonne.
Fabre M. (2019) « La philosophie et les questions vives de l’éducation. Le cas de la Société francophone de philosophie de l’éducation (Sofphied) » – Les Sciences de l’Éducation - Pour l’Ère Nouvelle 52, 1 (45-60).
Garcia M. (2021) La conversation des sexes. Philosophie du consentement. Paris : Flammarion.
Garcia M. (2018) On ne naît pas soumise, on le devient. Paris : Climats.
Garcia M. (dir.) (2021) Philosophie féministe. Patriarcat, savoirs, justice. Paris : Vrin.
GenERe (éd.) (2018) Épistémologies du genre. Croisement ds disciplines, intersections des rapports de domination. Lyon : ENS Éditions.
Janine (2018) Balades en philosophie. Paris : Delcourt.
May P. (2016) Philosophies du multiculturalisme. Paris : Les Presses de Sciences Po.
Moller Okin S. (1989/2008) Justice, genre et famille. Paris : Flammarion.
Moller Okin S. (1995) « Sur la question des différences » – in : EPHESIA La place des femmes : Les enjeux de l’identité et de l’égalité au regard des sciences sociales (57-69). Paris : La Découverte.
Mozziconacci V. (2017) Le sujet du féminisme peut-il faire l’objet d’une éducation ? Essai sur les théorisations féministes de la relation et de l’institution. Thèse de philosophie, ENS Lyon.
Mozziconacci V. (2021) « Nicole Mosconi, une voix incontournable de l’éducation fémi-niste. “Réussir par résistance” » – Nouvelles Questions Féministes 40 (134-149).
Prairat E. (2019) Propos sur l’enseignement. Paris : PUF.
Roelens C. (2019) « Explicite et consentement. Critique individualiste de la séduction à usage des éducateurs soucieux des questions de genre » – Les Dossiers du GREE 7 (44-61).
Roelens C. (2020) « Pour une éducation au consentement positif » – Les Cahiers Pédagogiques 561 (39-40).
[https://doi.org/10.7202/1066657ar]
Seguy J.-Y. (2018) Variations autour de la “forme scolaire” – in : Mélanges offerts à André D. Robert. Nancy : PU de Lorraine.
Voltaire (1764/1994) Dictionnaire philosophique. Paris : Gallimard.

Spirale – Revue de Recherches en Éducation – 2022 N° 70 (140-152)


[1Dans des «  Remarques préliminaires  », l’autrice affirme sa volonté de contribuer à «  contrer l’invisibilisation du féminin dans la langue  » (p. 9) par le recours à un certain nombre de «  pratiques de féminisation  » (ibid.) que nous reprenons ici dans les citations comme dans le texte courant, par souci de cohérence.

[3Dans un autre exercice que celui de recension et avec davantage d’espace de texte, nous pourrions avoir à entrer en discussion sur l’usage fait du champ lexical du libéralisme pour qualifier/disqualifier dans l’ouvrage.

[4Nous remercions Estelle Ferraresse – qui fut alors membre du jury – d’avoir attiré notre attention sur ce travail de recherche, dirigé par Alain Renaut.