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vendredi 19 juillet 2024

Les enseignantes en France, XVIe-XXe siècle Sexe, genre et identités professionnelles
Stéphanie DAUPHIN (dir.)
Rennes : PUR (2023)

Dans la France du XXIe siècle, les trois quarts des personnels enseignants, toutes missions confondues, sont des femmes, plus de 8 sur 10 dans l’enseignement primaire, plus 6 sur 10 dans le secondaire, ce qui n’étonne plus personne. Les filles sont aussi plus nombreuses que les garçons (31 % vs 21 %) à arriver au niveau master, doctorat, diplôme d’ingénieur ou de commerce (DEPP, 2022) et « tout le monde » déplore que les revenus moyens et l’accès à des postes hiérarchiques soient toujours en faveur des hommes. La « féminisation » résulte-t-elle de la lutte des femmes pour imposer leur présence par leurs diplômes ? Est-elle l’effet « mécanique » de la mixité des collèges et lycées ? Pour retrouver les dynamiques qui ont fait oublier le temps où l’enseignement était naturellement « une affaire d’homme », les journées d’étude d’Arras ont réuni cinq chercheurs et dix chercheuses. Stéphanie Dauphin qui a dirigé l’édition des actes que constitue cet ouvrage, s’interroge en conclusion sur cette mutation historique : comment les métiers de l’enseignement sont-ils devenus « l’affaire des femmes » ?
Elle introduit l’ouvrage en offrant une copieuse revue bibliographique : elle rappelle les travaux déjà anciens autour des femmes enseignantes (Françoise Mayeur, Jacques et Mona Ozouf, Ida Berger, Francine Muel-Dreyfus, Jean-Noël Luc), souligne l’importance des études anglo-saxonnes, précocement sensibles à l’histoire du genre : pour la Troisième République, J. M. Margadant, S. Gemie, A. T. Quartararo, P. V Meyers ; pour le long XIXe siècle, Sarah Curtis (qui a fait voir les congrégations féminines comme des lieux de pouvoir), mais aussi Rebecca Rogers (qui a défait la vulgate « julesferriste » datant l’éducation des filles de la loi Camille Sée. Sur cette histoire en chantier, le livre distingue « Les femmes dans l’enseignement : une légitimité à conquérir » (9 articles) et « L’intégration des femmes dans l’encadrement scolaire » (5 articles). Au fil des pages, on progresse ainsi de la maternelle à l’élémentaire, puis au secondaire, avant de découvrir les directrices (de lycée, d’école normale) et les inspectrices (primaires, générales). Rien sur le XIXe siècle, sauf dans certains rappels introductifs. Les contributions ont ciblé la Troisième République, à partir de Ferry ou après 1918.
Une exception : l’article inaugural sur Rouen, où les maîtresses d’école affrontent au XVIIe siècle la corporation des maîtres écrivains qui leur interdit d’enseigner l’écriture. Alexandra Amiot pointe la complexité du traitement des sources : « l’exclusion des femmes du réseau scolaire laïc n’est pas qu’une question de genre », elle doit « être replacée dans le contexte plus large », ici « l’histoire des corporations et des activités économiques » (p. 57). C’est bien l’enjeu (méthodologique et épistémologique) de toutes les subaltern studies (qu’elles étudient les minorités racisées, ethnicisées, genrées, ou les dissidences politiques, religieuses, sociales, etc.). Comment discerner si la répression à l’égard des enseignantes doit être attribuée à leur féminité, à une appartenance contestée (à Rouen, être protestante) ou à la volonté monopolistique de la corporation (également en procès contre les Frères des Écoles Chrétiennes) ? Une réflexion sur les apports et limites des sources disponibles est un préalable décisif.
Marlaine Cacouault-Bitaud en fait une belle démonstration en traitant la source abondante des rapports d’inspection. Elle les utilise pour restituer le regard porté sur les professeures du secondaire d’une part et sur les directrices des lycées de Jeunes Filles d’autre part, de 1910, période fondatrice, à 1960, années de la massification. À partir de 1933 comme les rapports doivent être signés par l’inspectée, la prose des inspecteurs se fait plus indirecte, mais l’analyse de contenu permet toujours de distinguer les jugements portés sur le savoir et la formation des professeures, leur conduite de la classe et leur tenue (c’est-à-dire leur « apparence », « dignité », « manière de se comporter dans l’établissement voire au-dehors »). Si un niveau élevé dans le savoir est concédé aux femmes, même s’il est réputé masculin (il y a des agrégées de mathématiques), leur relation aux élèves ne cesse d’al¬terner le « trop » et le « pas assez » (de méthode, de timidité, de rapidité, de modestie, d’au¬torité). C’est dans l’apparence que se dessine le plus clairement le portrait de l’enseignante « modèle » (distinction, élégance, grâce, bon sens, délicatesse, amabilité, retenue) et les interdits rédhibitoires qui conduisent à un déplacement d’office (« elle fréquente le Café du Commerce, seule ou avec son mari », ce qui « fait courir en ville les bruits les plus scandaleux sur la conduite de ce professeur », p. 187). On est en 1933.
Pour les directrices des lycées, les 50 dossiers retenus dévoilent les attendus d’un rôle qui doit conjuguer l’inconciliable : autorité et féminité. Avant 1914, le « dévouement sans borne » doit être centré sur l’établissement : les inspecteurs redoutent que l’entravent aussi bien « le dedans » (la « charge » des devoirs maternels) que « le dehors » (les engagements civiques). Mme Desparmet, très active dans l’université populaire à Lyon, est traitée de « féministe exaltée » pour son cours sur l’histoire de la femme (p. 277). Déférence, droiture, loyauté envers les chefs, prudence, sagesse et discernement sont attendus des hommes comme des femmes, mais les parents d’élèves tolèrent mal d’une femme la froideur, la brusquerie, le manque de tact. La croissance des effectifs féminins dans l’entre-deux-guerres conduit à exiger en sus du dévouement, des qualités d’adaptation et d’initiatives qui feront le « prestige » d’établissements ouverts (prudemment) aux pédagogies nouvelles. Face aux classes surchargées des années 1950, les directrices, maintenant aidées d’un censeur, doivent s’impliquer dans les chantiers de construction, la rénovation pédagogique et l’encadrement des personnels : il leur faut désormais « travailler en équipe », se préoccuper des « besoins » d’adolescentes issues de milieux moins favorisés, bref, être aimables, « souriantes et détendues », tout en étant des gestionnaires efficaces dotées d’une forte autorité. C’est-à-dire « être des hommes » dotés de qualités jugées intrinsèquement féminines. Marlaine Cacouault-Bitaud pointe, non sans ironie, les stéréotypes contradictoires qui saturent les jugements d’une hiérarchie qui demande toujours plus, du lycée élitiste payant en quête des filles de l’élite bourgeoise, au lycée démocratisé des années 1960 : les rapports nous en apprennent autant ou davantage sur les inspecteurs que les inspectées.
L’enquête d’Amélie Pluche sur les six directrices qui se succèdent à Tours entre 1883 et 1924 éclaire ces préjugés en rappelant la conjoncture : pour concurrencer les couvents de la ville, alors que la ségrégation sociale est une valeur pour les familles bourgeoi¬ses, les premiers lycées laïques doivent « copier ce qui existe » et non « offrir un nouveau modèle » (p. 200) : célibat quasi religieux (pour 68 % des professeures en 1922), tenue stricte (chignons et robes sombres), relation « maternelle » avec les pensionnaires, sociabilités aimables avec les familles. Même si la sélection donne une place croissante à la qualification intellectuelle, il faut attendre la fermeture des pensionnats, après 1904, pour qu’une femme mariée accède à la direction, sans déroger à « l’ordre politique masculin qui exclut les femmes de la citoyenneté » (p. 209).
Mélanie Fabre apporte en contrepoint trois portraits de « frondeuses », Jeanne Desparmet-Ruello (1847-1937), directrice de lycée à Lyon, Albertine Eidenschenk-Patin (1864-1942) directrice d’école normale, Marie Baertschi-Fuster (1868-1942) professeure d’école normale. Toutes trois sont républicaines mais bien trop « militantes » pour leur hiérarchie : on peut croiser les rapports administratifs avec leurs prises de position publiques et ainsi « entendre » au plus près ces voix de femmes, maintes fois en conflit avec leurs tutelles. Rien de tel pour Odette Brunschvicg (1899-1967), réputée « grande inspectrice générale », qui n’a laissé d’autres traces que son dossier de carrière, à la déception de Geneviève Pezeu, intriguée par quelques brefs écrits où elle défendait la mixité. Lycée Fénelon, Sorbonne, agrégation de lettres en 1921 ; professeure à Guéret, Besançon, Lille, directrice à Calais, puis Lyon. Interdite par les lois anti-juives de Vichy, elle devient inspectrice d’académie à Paris en 1945, inspectrice générale en 1952 et décède en 1967, à peine retraitée. Est-ce à sa discrétion de parfaite et dévouée fonctionnaire qu’elle a dû d’être admise in fine au sommet de la hiérarchie ?
Les enquêtes de terrain et les suivis de parcours permettent ainsi de mettre en contexte les « représentations » qui émanent des rapports confidentiels ou des publications. C’est le cas pour les deux articles sur l’école maternelle : Patricia Legris et Solène Touche en décrivent l’évolution dans la très catholique Ille-et-Vilaine de 1881 à 1929, qui contraste avec le cas lyonnais étudié jadis par Marianne Thivend (1999). Les religieuses composent 80 % du personnel des salles d’asile en 1881 et, en Bretagne, la fermeture de leurs écoles en 1904 provoque colères, manifestations et pétitions, soutenues par les municipalités (« c’est les sœurs qu’il nous faut », p. 65). Leur remplacement est d’autant plus malaisé que les Écoles normales de filles n’ont pas toujours d’école maternelle annexe et ne préparent guère à cette fonction (sauf à Rennes : visites de crèches, cours d’hygiène et de puériculture). Quelle normalienne « choisirait » d’y être nommée, quand elle vient d’obtenir le Brevet Supérieur au prix d’un travail intellectuel intensif ? L’école obligatoire est l’école du peuple, la maternelle hors obligation est une école pour pauvres. Des femmes de service sont chargées du « sale boulot » (toilettes, lessives, repas), mais les maîtresses sont là huit heures par jour, même le jeudi et ne sont remplacées que du 1er au 15 août. Pourtant, les inspectrices soulignent des efforts méritoires, des initiatives inventives, l’arrivée des références aux « pédagogies nouvelles » et d’un matériel éducatif bricolé avec les moyens du bord. Les jeunes bretonnes, mariées et mères de famille, apprennent à pactiser avec les familles. En 1921, leur est accordé enfin un statut égal à celui de l’élémentaire (salaire, vacances, obligations de service). C’est à cette date que sont fondées l’AGIEM et sa revue L’éducation enfantine. Bérangère Kolly y cherche comment l’association, qui regroupe une maîtresse sur quatre en 1927, se fait la « voix pédagogique » (ni syndicale, ni politique) de cette profession en mal d’identité, car malgré l’égalité des statuts, elle reste déconsidérée. Il lui faut obtenir une reconnaissance « professionnelle » qui ne gomme pas sa dimension « maternelle » spécifique, alors que les inspecteurs, qui n’apprécient guère la concurrence des inspectrices, privilégient le modèle « instructif » des classes enfantines agrégées à l’élémentaire (plus nombreuses que les classes maternelles, selon J.-N. Luc). La revue montre qu’en dix ans, les voix conjuguées des inspectrices générales et de circonscription ont élaboré, au nom de « leurs » maîtresses, un modèle « maternel laïque » qui va prospérer dans un entre-soi féminin, inventif et puissant, en marge de l’école obligatoire.
Qu’en est-il des femmes à l’école primaire ? Jérôme Krop décrit la mixité asymétrique qui prévaut à Paris. À partir de 660 dossiers (350 en maternelle), il présente la première génération, entrée en fonction entre 1870 et 1886 : une femme sur deux est parisienne, mais seulement un homme sur dix. Si les unes et les autres sont à égalité d’origine populaire (44 %), une origine « moyenne ou supérieure » ne concerne que 8 % des hommes, contre 23 % des femmes (27 % en élémentaire, 13 % en maternelle). Une sur dix seulement est passée par l’école normale, contre plus d’un quart des hommes, ce qui ne les empêche pas d’être en moyenne plus diplômées : plus de 40 % ont un brevet supérieur contre un instituteur sur trois, ce qui peut expliquer que leurs trajectoires de carrière à des postes de direction soient similaires à celles des hommes. En revanche, celles qui sont par ailleurs jugées « excellentes » profitent de l’appui d’autorités locales (masculines) pour accélérer leurs promotions. Ces données statistiques sont éclairées par les rapports des inspecteurs mais plus encore par les lettres de motivation. Les femmes doivent justifier leur volonté d’ensei¬gner, contraire aux convenances sociales ; elles disent la nécessité de gagner leur vie et d’aider leur famille, mais aussi leur « vocation » ancienne et leur souhait de « se vouer à l’œuvre d’instruction » (motivation inutile pour les hommes). Évidemment, elles ne peuvent faire état d’un désir d’émancipation qui pourrait « éveiller des soupçons d’immoralité » (p. 111). Si les deux tiers des postulantes sont mariées, un tiers sont veuves ou célibataires. Cependant, le fait d’être mère de famille n’est pas un frein pour obtenir une direction d’école et Jérôme Krop défait ainsi l’image stéréotypée de la « nonne laïque », déclassée et isolée, qui reste prégnante jusque dans l’entre-deux-guerres, tout en soulignant que le cas parisien est sans doute décalé par rapport à la réalité provinciale et rurale de la France.
La féminisation progresse « naturellement » en temps de guerre. On se souvient d’Irène, la jeune institutrice du film de Tavernier (La vie et rien d’autre, 1989), brutalement privée de sa classe quand un jeune démobilisé revenu du front prend sa place (elle se retrouve fille de salle à l’auberge du village). Qui étaient ces intérimaires de guerre, s’est demandé Julien Cahon ? Recrutés en hâte pour remplacer les 30 000 instituteurs mobilisés (la moitié du corps), leurs statuts sont très flous car on y trouve des retraités, du personnel déplacé des régions envahies ou venu des écoles privées. Mais la figure saillante est celle de « la jeune auxiliaire » qui doit « tenir » des classes de garçons, tâche démesurée aux dires des hommes, mesure de pis-aller qui inquiète (« le gouvernement féminin, à l’école, s’est trouvé débordé », écrit l’inspecteur général Édouard Petit, déplorant la féminisation de fonctions « naturellement » masculines). De brèves formations pratiques sont prévues pour ces novices, d’autant que « le niveau moyen de leur culture baisse à mesure que le choix devenait plus difficile dans leur recrutement » (p. 145). Et que faire d’elles après la guerre ? Entre 1919 et 1924 diverses mesures permettront leur reclassement (nomination définitive, indemnités de licenciement, admission à l’école normale), rodant les procédures administratives qui suivent (et suivront) chaque crise de recrutement.
Même féminisation paradoxale, avec les monitrices d’éducation physique et sportive entre 1940 et 1944 (Loïc Szerdahelyi). Les postes se multiplient (l’éducation physique a triplé son budget) : 700 en 1939, plus de 2 000 en 1942, plus de 3 000 en 1945. Cependant, 80 % des enseignantes d’EPS recrutées sous Vichy sont des monitrices et non des professeures. Qui sont-elles ? Souvent issues du monde de la compétition sportive, institutrices déléguées aux sports, formées dans la filière primaire puis au CNMA (Centre national des moniteurs et athlètes), recrutées à titre provisoire, elles doivent faire leurs preuves en attendant d’être titularisées. Les rapports d’inspection déposés aux Archives n’échappent pas au projet idéologique de Vichy : les monitrices doivent « régénérer » le modèle féminin, mais sans devenir « garçonnières », si bien qu’on y retrouve les alternances habituelles de « trop » et « pas assez » (gracieuses, viriles, distinguées, dynamiques, etc.). La surveillance des mœurs touche à la « moralité » (interdisant toute relation avec l’occupant) autant qu’à la « normalité » (conformité féminine aux attendus du temps). Dans le domaine de l’activité physique, c’est bien la question de l’émancipation corporelle qui conduit ces sportives à « s’emparer des normes de genre pour agir avec elles ou contre elles » (p. 178). On s’inter¬roge sur ce qui a changé ou été conservé des normes déjà rencontrées dans les rapports antérieurs. Qu’est-ce qu’était « une femme normale » (pour le ministère et ses inspecteurs) dans les années 1880, 1900, 1920 et 1940 ? Cette désignation floue que l’historien doit sans cesse reconstruire dans des contextes évolutifs, ne se dévoile finalement que dans ses exclusions, entre l’inacceptable (socialement) et l’irrecevable (professionnellement).
C’est ce qu’on voit dans les deux contributions de Linda Clark et Jean-François Condette, qui concernent le monde « primaire » vu du côté des autorités, directrices d’éco-les normales de filles (ENF) pour l’une, inspectrices pour l’autre. Linda Clark a consulté 193 dossiers de directrices d’ENF nommées entre 1879 et 1914, les deux tiers recrutées avant 1890. Comment assurer la transition entre les ENF d’ancien régime (avec un aumônier) et les ENF laïques, sachant que les directrices en place sont alors catholiques ? Dix sont confirmées dans leur poste (sur onze), une seule est mariée, l’âge moyen est 48 ans. Les 33 nouvelles recrutées sont plus jeunes (âge moyen 37 ans), 22 sont célibataires, 4 veuves, 13 sont ou seront mariées. Finalement, seulement 5 directrices sur 180 seront démises pour leur « manque de neutralité dans le domaine religieux » (non retrait des crucifix, maintien des prières). Grande question : tenue d’habiter dans son École normale, la directrice peut-elle y vivre avec mari et enfants ? « Les écoles normales sont des établissements séculiers […] qui préparent à une vie séculaire. C’est pourquoi il n’est rien de plus naturel que de voir à leur tête des mères de famille », écrit Félix Pécaut, directeur des études à l’ENSF. La génération suivante, bien plus jeune (âge moyen 28 ans) est la première à avoir été formée sous son égide à Fontenay-aux-Roses : 44 % sont ou seront mariées (à des professeurs, inspecteurs, ou autres fonctionnaires). Linda Clark retrace la promotion improbable de quelques-unes de ces jeunes femmes « sorties du peuple », mais souligne que seulement 11 % sont d’origine ouvrière, les autres venant de la petite ou moyenne bourgeoisie (23 % sont filles d’enseignants). Une majorité vient du Nord et de l’Est de la France, mais Nîmes envoie 22 protestantes. Leur carrière est contrastée, certaines ENF voyant « passer » nombre de directrices (13 à Saint-Étienne, 15 à Perpignan). Lyon, Orléans, Poitiers et Angers n’ont connu que deux directrices avant 1914, Angoulême une seule, alors que d’autres directrices ont fait de véritables tours de France. Une fois exposé « l’esprit de Fontenay » (gravité, simplicité, gaîté) destiné à enraciner les idéaux laïques dans les provinces et « à repenser les identités imposées au cœur même de la formation des enseignantes » (p. 220), Linda Clark s’interroge sur le point de vue des fontenaysiennes. Elle a lu des copies rédigées pour le certificat l’aptitude à la direction d’ENF ; les mémoires préparés pour le Congrès international de l’Enseignement Primaire en 1889 ; les articles pédagogiques et les ouvrages de certaines à destination des normaliennes ou des maîtresses novices. À leurs yeux, la République qui a reconnu « l’égalité des aptitudes et des connaissances » a fait œuvre libérale et démocratique, mais sans donner l’égalité civile. Ce statut ambigu entraîne des positions divergentes sur les comportements autorisés aux femmes dans l’espace public (congrès, assemblées) ou les lieux de délibération (conseils départementaux). Certaines considèrent, comme les inspecteurs, que la fonction d’inspectrice est incompatible avec leur sexe, au point qu’Octave Gréard s’étonne de leurs réticences : « j’ai plus confiance qu’elles-mêmes dans leur sagacité aiguisée, dans leur raison ferme et douce » (p. 223). En revanche, Pauline Kergomard, première élue au Conseil supérieur de l’instruction publique défend vigoureusement l’inspection féminine et Albertine Eidenschenk, qui la rejoint en 1904, réclame une éducation féminine « hardiment libératrice », ainsi que l’égalité juridique (contre le Code Napoléon, « monument d’injustice ») et l’égalité des salaires. Elle invite ses collègues à rejoindre la FFU, Fédération féministe universitaire (en 1914, 25 y ont adhéré).
Jean-François Condette qui rappelle brièvement l’histoire de l’inspection et cite les travaux de Linda Clark sur les inspectrices (2000) et leurs engagements féministes, cible en détail la carrière des huit inspectrices entrées en fonction avant 1914. Même si la maternelle est leur domaine réservé, le ministère les a pourtant autorisées à visiter les écoles de filles et les écoles mixtes. L’intérêt de son étude est de montrer leur sort là où elles sont en concurrence avec les inspecteurs. Numériquement, elles ne pèsent rien : elles représentent 0,06 % du corps en 1913, 7 % en 1939, 8,8 % en 1970, avant un rattrapage récent (48 % en 2015). Comment comprendre cette discordance entre le droit et le fait ? Elles ont le soutien des autorités de tutelle (Buisson, Liard, Gréard) mais leur nomination provoque de tels remous qu’ils doivent surseoir : le ministre Léon Bourgeois limite en 1891 leurs compétences à la gestion des carrières des institutrices et aux affaires pédagogiques. Marguerite Ginier, une des quatre inspectrices de la Seine en 1911, liste les préjugés à leur égard pour conclure avec lucidité que « les femmes n’ayant pas droit de suffrage, ne peuvent demander avec autorité, elles ne peuvent recevoir qu’avec reconnaissance » (p. 234). La première nommée, Jeanne Déjean de la Bathie est agrégée de lettres, cinq autres sont fontenaysiennes, toutes ont réussi tous les « certificats d’aptitude » possibles (pour l’enseignement primaire, l’inspection, le professorat en ENF, la direction d’ENF). Six ont commencé leur carrière comme institutrices, directrices d’école, avant d’être chargées de directions plus prestigieuses (EPS, ENF). Lucie Saffroy dirige Fontenay de 1891 à 1897. Ces femmes de pouvoir, que leurs diplômes rendent « trop assurées », croiront que dès leur nomination « le sentiment cédera la place à la raison, la passion au sang-froid », illusion que déplore l’inspec¬teur général E. Petit, ironiquement hostile à « l’inspectorat en jupons et chapeau à plumes » (p. 227). Mais les réticences sont autant féminines que masculines : Jeanne Dejean, suppléante à l’ENF de Versailles « à beaucoup de titres » mais « son caractère est un peu celui d’une enfant gâtée et de volontaire », écrit sa directrice. Lucie Saffroy (« plus virile que féminine ») supporte mal de partager son autorité avec Jules Steeg qui a remplacé Pécaut : l’affaire remonte jusqu’au ministre. La directrice de Sophie Germain se plaint de Marie Rauber, car « la haute opinion qu’elle a sur sa propre valeur et le ton d’insolence qui lui est habituel rendent toute observation inutile » (p. 247). Marguerite Gimier se plaint des critiques injustes de l’inspecteur Jacoulet qui, écrit-elle, « me reproche d’avoir une centaine tendance à traiter avec mes chefs d’égale à égale et en prendre avec eux un peu trop à mon aise ». Le recteur Besnoit reconnaît que Mademoiselle Leloutre a d’une part « une énergie indomptable », de l’autre « un entêtement qui la rend à peu près incapable de reconnaître qu’elle peut se tromper » (p. 248). Les réticences ou l’hostilité des supérieurs piochent dans les stéréotypes habituels du caractère féminin (pinailleur, irritable, entêté, émotif). Les inspecteurs considèrent que leur minorité civile les rend inaptes à leur fonction. Derrière ces « arguments », Jean-François Condette pointe plutôt la crainte d’être concurrencé à la fois sur leurs postes (les rémunérations, en particulier à Paris, sont avantageuses) et sur leur travail, car les inspectrices semblent « faire leur métier » auprès des écoles de filles avec beaucoup plus d’exigence et de zèle que les inspecteurs.
Ces éclairages croisés apportent beaucoup à l’histoire enseignante vue du côté des femmes. Reste que la grande pièce manquante de cette mosaïque passionnante est celle des écoles rurales, pourtant majoritaires jusqu’à la Libération. C’est pourquoi on sait gré à Laurent Gutierrez de donner voix à Marie-Louise Babeau-Wauthier, institutrice à Torcy-le-Grand de 1919 à 1939. Cette adepte de la classe coopérative, soutenue par son inspecteur Cousinet, a laissé des archives exceptionnelles : lettres à de multiples correspondants, publications (La Nouvelle Éducation, l’École et la Vie, le JDI), jeux éducatifs et matériel pédagogique, collection de travaux d’élèves (microfilmés aux archives municipales de l’Au¬be). Confortée par les propositions du congrès de Calais fondateur du LIEN en 1921, elle est une lectrice éclectique des publications de célébrités (Decroly, Montessori, Cousinet) autant que de praticiennes (Marguerite Bodin, Marguerite Guéritte). À la tête d’une classe unique mixte, épouse d’un cultivateur du village, elle connaît les travaux des champs et elle se fait accepter de parents a priori hostiles au bien-fondé des méthodes actives en groupes multi-âges, mais qui constatent à l’usage l’appétit scolaire de leurs enfants. Elle ne voit pas de contradiction entre les exigences des prescriptions officielles et une pédagogie où écoliers et écolières travaillent et apprennent de concert. Combien d’institutrices rurales se seraient-elles reconnues dans la sérénité créative de Marie-Louise Babeau-Wauthier ? On apprend ainsi qu’il a pu exister des écoles villageoises déployant paisiblement une pédagogie « d’avant-garde », loin des conflits qui émaillent l’histoire de Freinet et de son mouvement ; loin aussi des succès d’édition faits à l’amère solitude d’Huguette Bastide (Institutrice de village, 1969) ou au combat libertaire d’Émilie Carles (Une soupe aux herbes sauvages, 1977), témoignant d’une ruralité déjà presque disparue.

Anne-Marie CHARTIER
Chercheuse associée au LARHRA
Lyon/ENS

Références bibliographiques


Bastide H. (1969) Institutrice de village. Paris : Mercure de France.
Carles É. (1977) Une soupe aux herbes sauvages. Paris : J.-C. Simoën.
Clark Linda L. (2000) The Rise of Professional Women in France. Gender and Public Administration since 1830. Cambridge : Cambridge University Press.
DEPP (2022) L’état de l’école 2022. Paris : Ministère de l’éducation nationale, Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance.
Thivend Marianne (1999) « L’école maternelle entre la municipalité et les familles, Lyon, 1879-1914 » – Histoire de l’Éducation 82 (159-188).

Spirale – Revue de Recherches en Éducation – 2024 N° 74 (131-137)