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samedi 12 octobre 2024

« Éduquer pour un monde non-totalitaire, avec Hannah Arendt »
Présentation
Spirale 74 (octobre 2024)

Eirick PRAIRAT
Camille ROELENS
Rémi CASANOVA

Sommaire

PRÉSENTATION

Ce numéro thématique s’inscrit dans le prolongement, l’exploration et la discussion de nombreux travaux de recherches en sciences humaines et sociales en générale et en éducation et formation en particulier qui, depuis une quarantaine d’années, s’attachent à montrer la fécondité de la pensée d’Hannah Arendt pour faire face à une question majeure – tant politique d’éducative – de notre temps, à savoir de relever le défi d’éduquer pour un monde non-totalitaire (voir notamment : Augris, 2023 ; Bentouhami-Molino, 2008 ; Biesta, 2010 ; Bohman, 1997 ; Bourgeois et Robicahud, 2018 ; Caloz-Tschopp, 1998, 2003/2004 ; Courtine-Delamy, 2013 ; Faes, 2015 ; Fistetti, 2008 ; Foray, 2001 ; Gégout, 2023 ; Gordon, 1999 ; Jesuha, 2015 ; Legros, 1989 ; Levinson ; 1997 ; Ménissier, 2008 ; Norris, 2006 ; Pierron, 2012 ; Point, 2020 ; Poizat, 2009 ; Pommier, 2013 ; Quelquejeu, 2001 ; Revault d’Allonnes, 2006, 2011 ; Roman, 1990 ; Zarka, 2016).
Étonnant destin que celui d’Hannah Arendt (Adler, 2005 ; Brudny, 2004 ; Courtine-Denamy, 1994/1998 ; Eslin, 1996 ; Ny, 2004 ; Poizat, 2013 ; Tassin, 2017 ; Young-Bruehl, 1982-1986), mais aussi de son œuvre et de sa réception dans les différents domaines de la réflexion et de l’action qui prennent l’éducation pour objet. Elle qui avouait sans ambages (Arendt, 1961/1972 : 224) n’être en rien spécialiste de l’éducation et de la pédagogie est peu à peu devenue, dans l’accord de fond comme dans la critique sans détour, une référence quasi incontournable pour penser les mutations (hyper-)modernes de l’éducation et de la culture, ou encore le statut de l’autorité, de la vérité, du travail et de l’action politique dans les sociétés contemporaines. Figure inspirante pour l’éducation, donc, car celle qui s’était donnée comme tâche intellectuelle et comme rôle public de penser ce qui arrivait de tumultes dans les trois premiers quarts de XXe siècles chargés en tragédies inédites nous aide encore à nous orienter face aux questions vives de notre temps. La découverte en 1945 de l’étendue des crimes nazis la plonge dans l’horreur pure et la confronte à une triple interrogation fondamentale qu’elle résume ainsi : « Que s’est-il passé ? Pourquoi cela s’est-il passé ? Comment cela a-t-il été possible ? » (1951/2002 : 8). De là semble découler une quatrième question, en forme de défi pour l’action et l’esprit : comment penser (en général) et éduquer (en particulier) pour un monde non-totalitaire ? Telle est la double question, massive et problématique, qu’il s’agira ici d’explorer.
Nous avons donc souhaité inviter dans ce dossier à s’intéresser à l’influence que l’œuvre d’Hannah Arendt, en même temps que sa trajectoire intellectuelle et biographique, a pu, peut encore et pourrait à l’avenir avoir pour appréhender les principes, valeurs, normes, pratiques, objectifs et ressources de l’éducation, en même temps que la dimension intrinsèquement politique de l’humaine condition.
Comment penser la praxis éducative dans le monde incertain de ce début de XXIe siècle ? Comment préparer les nouvelles générations à l’action (notamment politique) et préserver en eux les capacités à commencer quelque chose de nouveau dans le monde ? Comment penser les espaces politiques et éducatifs et les institutions qui les structurent dans un monde où leur légitimité ne va plus de soi ? Telles sont, sans exhaustivité, les problématiques qu’il s’est agi ici d’explorer, dans une perspective résolument interdisciplinaire et multi-référentielle.
Nous avons souhaité pour cela réunir des textes satisfaisant à la double exigence suivante. Tout d’abord, s’emparer au moins pour partie des sources et ressources de pensée que constituent les écrits et publications d’Hannah Arendt pour se confronter aux enjeux éducatifs contemporains. Ensuite, expliciter la manière dont ce qui est proposé se rapporte au projet d’ensemble d’éduquer pour un monde non totalitaire, trame même du présent numéro de Spirale, de neuf articles in fine.

Le premier article permet à Eirick Prairat, en en revenant à l’analyse des textes de cette philosophe, de préciser le sens philosophique, institutionnel, anthropologique et socio-politique de l’École dans la pensée d’Arendt. En regard, Camille Roelens se propose, dans le deuxième texte du dossier, de restituer la manière dont la pensée arendtienne a été reçue dans ses dimensions politiques puis éducatives, dans le contexte de l’antitotalitarisme intellectuel français de la secon-de moitié du XXe siècle.

Les articles suivants constituent une manière de triptyque dialogique, confrontant la manière d’Arendt de saisir par la pensée un enjeu et/ou un concept particulier et celle d’un autre penseur contemporain ou légèrement postérieur.
Arianne Robichaud fait ainsi dialoguer Arendt et Walter Benjamin pour montrer leur complémentarité théorique afin d’inspirer dans et par l’éducation une force anti-égoïstique contre les menaces totalitaires d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Par le prisme du bouc émissaire et de sa dimension structurante dans la pensée de René Girard en particulier, Rémi Casanova esquisse ce que serait une éducation instruite par Arendt de ce qu’est le mal pour les humains, mais aussi prompte à chercher à le contenir au mieux. Marjorie Micor-Bugaj et Anne-Françoise Dequiré montrent pour leur part la fécondité d’un dialogue entre les pensées d’Arendt et d’Axel Honneth pour intégrer substantiellement les enjeux contemporains de la reconnaissance à la théorie et à la pratique éducatives.

Suivent deux textes s’attachant aux articulations entre philosophie morale et philosophie de l’éducation chez Arendt, et en tirant des conséquences en termes d’éthiques pratiques en éducation et formation.
Cécile Lacôte-Coquereau montre ainsi en quoi un prisme arendtien invite à penser cette éthique à l’aune des fragilités humaines, en opposant notamment les principes d’hospitalité et de respect aux élans brutaux inspirant les mouvements totalitaires. Christelle Didier, elle, s’attache montrer la pertinence d’une inspiration puisée dans la pensée d’Arendt pour concevoir la formation en éthique des ingénieurs, en particulier pour les préparer à assumer au mieux leurs responsabilités diverses.
Les deux textes qui viennent clore ce volume thématique ont en commun la perspective didactique, et la volonté d’y faire valoir, aussi, l’inspiration arendtienne.
Lucie Gomes montre ainsi, dans la huitième contribution, comment celle-ci peut être mobilisée en didactique de l’histoire et du développement de l’esprit critique, en l’occurrence dans la confrontation des faits établis et des rumeurs persistantes concernant le massacre d’Oradour-sur Glane en 1944. Stéphanie Pahud, en sociolinguiste, nous entretient, pour sa part, de didactique du français langue étrangère et de la manière dont le fait de lire Arendt et de la faire lire aux publics concernés peut contribuer à un enseignement universitaire prenant davantage soin de ses publics.

Eirick PRAIRAT
LISEC
Université de Lorraine
Camille ROELENS
ECP
Université Lyon 1
Rémi CASANOVA
CIREL
Université de Lille

Bibliographie

Adler L. (2005) Dans les pas de Hannah Arendt. Paris : Gallimard.
Arendt H. (1951/2002) Le système totalitaire. Paris : Gallimard.
Arendt H. (1961/1972) La crise de la culture. Paris : Gallimard.
Augris E. (2023) « Hannah Arendt et sa réception critique : l’autorité « non autoritaire » » – Pensée Plurielle 58 (23-34).
Bentouhami-Molino H. (2008) « Le cas de Little Rock. Hannah Arendt et Ralph Ellison sur la question noire » – Tumultes 30 (161-194).
Biesta G. (2010) « How to Exist Politically and Learn from It : Hannah Arendt and the Problem of Democratic Education » – Teachers College Record 112 (556-575).
Bohman J. (1997) « The Moral Costs of Political Pluralism : The Dilemmas of Difference and Equality in Arendt’s « Reflections on Little Rock » » – in : L. May and J. Kohn (eds.) Hannah Arendt : Twenty Years Later (53-80). Cambridge : MIT Press.
Bourgeois P. & Robichaud A. (2018) « La figure de l’enseignant intellectuel chez Hannah Arendt » – Éthique en Éducation et en Formation 5 (39-54).
Brudny M. I. (2004) « Hannah Arendt. (1906-1975) » – Cités 20 (179-184).
Caloz-Tschopp M. C. (1998) « Citoyenneté et éducation : le droit d’avoir des droits dans la philosophie politique de Hannah Arendt » – Le Télémaque 14 (41-52).
Caloz-Tschopp M. C. (2003/2004) « Les sans-État “Ni minoritaires, ni prolétaires, en dehors de toutes les loi” (H. Arendt) » – Tumultes 21-22 (215-242).
https://doi.org/10.3917/tumu.021.0215
Courtine-Denamy S. (1994/1998) Hannah Arendt. Paris : Pluriel.
Courtine-Denamy S. (2013) « Alléluia : l’espoir et la promesse du commencement chez Hans Jonas et Hannah Arendt » – in : C. Larrère et É. Pommier (éds.) L’éthique de la vie chez Hans Jonas (103-118). Paris : Publications de la Sorbonne/La philosophie à l’œuvre.
Eslin J. C.(1996) Hannah Arendt. L’obligée du monde. Paris : Michalon.
Faes H. (2015) « Hannah Arendt et les définitions de l’homme » – Revue Philosophique de la France et de l’Étranger 140 (341-358).
Fistetti F. (2008) « Hannah Arendt à l’âge de la mondialisation » – Tumultes 30 (109-124).
Foray P. (2001) « Hannah Arendt, l’éducation et la question du monde » – Le Télémaque 19 (79-101).
Gégout P. (2023) « Arendt peut-elle vraiment nous aider à penser l’autorité éducative ? » – Pensée Plurielle 58 (49-61).
Gordon M. (1999) « Hannah Arendt on Authority : Conservatism in Education Reconsidered » – Educational Theory 49 (161-180).
Jesuha T. (2015) « L’agir et le faire chez Hannah Arendt : réflexions et prolongements » – Cahiers Philosophiques 143 (81-104).
Legros R. (1989) « Une mise en question de l’éducation progressiste » – Le Messager Européen 3 (66-74).
Levinson N. (1997) « Teaching in the Midst of Belatedness : The Paradox of Natality in Hannah Arendt’s Educational Thought » – Educational Theory 47 (435-451).
Ménissier T. (2008) « L’animalité comme limite et comme horizon pour la condition humaine selon Hannah Arendt » – in : J. L. Guichet (éd.) Usages politiques de l’animalité (223-252). Paris : L’Harmattan.
Norris T. (2006) « Hannah Arendt & Jean Baudrillard : Pedagogy in the Consumer Society » – Studies in Philosophy and Education 25 (457-477).
Ny M. L. (2004) « Hannah Arendt : une biographie intellectuelle » – Le Télémaque 25 (149-160).
Pierron J. P.(2012) « La Possibilité et la Fragilité. Le thème de la vulnérabilité de l’enfant chez Hannah Arendt, Hans Jonas et Emmanuel Levinas » – Revue Philosophique de Louvain 110 (81-101).
Point, C. (2020) « L’autorité éducative : inquiétudes et promesses de Hannah Arendt » – Le Télématique 57 (133-150).
Poizat J. C.(2009) « Assumer l’humanité, Hannah Arendt : la responsabilité face à la pluralité de Gérôme Truc » – Le Philosophoire 31 (177-188).
Poizat J. C.(2013) Hannah Arendt, une introduction. Paris : Pocket.
Pommier É. (2013) « Éthique et politique chez Hans Jonas et Hannah Arendt » – Revue de Métaphysique et de Morale 78 (271-286).
Quelquejeu B. (2001) « La nature du pouvoir selon Hannah Arendt. Du “pouvoir-sur” au “pouvoir-en-commun” » – Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques 85 (511-527).
Revault d’Allonnes M. (2006) Le pouvoir des commencements. Essai sur l’autorité. Paris : Seuil.
Revault d’Allonnes M. (2011) « Hannah Arendt penseur de la crise » – Études 415 (197-206).
Roman J. (1990) « Hannah Arendt : l’éducation entre privé et public » – in : P. Kahn, A. Ouzoulias et P. Thierry (éds.) L’éducation : approches philosophiques (211-225). Paris : PUF.
Tassin E. (2017) Le trésor perdu. Hannah Arendt, l’intelligence de l’action politique. Paris : Klincksieck.
Young-Bruehl E. (1982/1986) Hannah Arendt. Paris : Anthropos.
Zarka Y. (2016) « Hannah Arendt et l’origine du mal » – Cités 67 (3- 16).


Spirale - Revue de Recherches en Éducation – 2024 N° 74 (3-7)