Florence Ligozat et Francia Leutenegger offrent un aperçu vivant de la didactique comparée à travers un programme de recherche développé en Suisse romande. L’ouvra¬ge est organisé en un avant-propos, une introduction, un chapitre de cadrage, trois parties recouvrant treize chapitres, un épilogue et une bibliographie collective. Chaque partie est organisée en plusieurs chapitres et une discussion (elle-même présentée comme un chapitre ). En introduction, les coordonnatrices inscrivent d’emblée le projet scientifique de l’ouvrage dans une préoccupation originelle qui a accompagné le développement du champ de recherche des didactiques, celle de la spécialisation disciplinaire qui risque d’en limiter la portée en confinant l’étude à la classe, aux ressources pour enseigner, aux programmes… Différents lieux qui ont contribué au développement de la perspective comparatiste en didactiques sont mentionnés, notamment le Réseau francophone de recherche en éducation (REF), l’Association pour les recherches comparatistes en didactiques (ARCD) et, en Suisse, les centres de compétences régionaux et le Groupe genevois de didactique comparée (GREDIC) organisateur d’un séminaire pour travailler plusieurs questions de didactique comparée dont cet ouvrage se fait échos. Plusieurs publications fondatrices de ce champ sont convoquées, et plus particulièrement celles qui ont été le vecteur de théorisation de l’action conjointe du professeur et de l’élève.
Le premier chapitre (Ligozat & Leutenegger) rappelle les fondements épistémologiques du champ des recherches en didactiques et y situe les travaux de didactique comparée au sein du GREDIC. Si ce qui caractérise le point de vue didactique est la spécification des pratiques d’enseignement et d’apprentissage par le contenu enjeu de l’enseignement et de l’apprentissage, un enjeu essentiel de la didactique comparée est de réinterroger la délimitation de l’objet d’étude en didactiques : peut-elle se référer à des catégories produites par le champ des pratiques scolaires (ex. : les disciplines, sachant que les disciplines constituent un mode parmi d’autres pour organiser les contenus enseignables) ? Un découpage en référence à ces catégories permet-il « de traiter de l’ensemble des questions que pose la transmission des savoirs dans la société » ? La discussion des raisons de la pluralité des didactiques disciplinaires amène les coordinatrices de l’ouvrage à définir le domaine de réalité de la didactique comparée en référence à Chevallard (2007) qui propose la construction de la didactique comme science des faits didactiques. D’autant plus que, pour les coordinatrices, « ce champ scientifique ne peut se construire par le simple cumul des champs actuellement définis par les didactiques » (p. 27). La didactique comparée au cœur de cet ouvrage s’est développée dans cette perspective en vue d’étudier les dimensions spécifiques et génériques de l’enseignement et l’apprentissage disciplinaire ou non et de mettre à l’épreuve le potentiel générique de certains concepts (notamment transposition didactique, contrat didactique et médiation). Ces concepts ont ensuite été reconstruits dans le cadre de la théorie de l’action didactique conjointe de l’enseignant et de l’élève (TACD), plus particulièrement telle qu’elle a été développée au sein du GREDIC. Cette modélisation postule l’interdépendance des actions du professeur et des élèves qui s’exprime par la construction par le professeur d’un milieu qu’il structure en continu auprès des élèves et la production par les élèves de rapports aux objets de ce milieu observables ou inférables. Elle vise à comparer des pratiques d’enseignement et d’apprentissage de contenus en vue d’en discerner le spécifique du générique, d’analyser les effets de systèmes scolaires relevant de contextes différents (ex. : suisse et français) sur les pratiques d’enseignement et d’apprentissage d’un même contenu et de situer l’analyse à différents niveaux de détermination didactique (Chevallard, 2010).
Organisée en trois chapitres et une discussion, la première partie porte sur un premier axe de réflexion centré sur l’entrée dans l’écrit et la construction de la référence au début de la scolarité (dans le contexte institutionnel de la Suisse romande). Chaque chapitre propose un point de vue comparatiste particulier : extension d’un cadre didactique conçu pour étudier des activités scolaires à l’étude d’activités en dehors de l’école ; vérification de la pertinence d’un concept issu de la didactique des mathématiques (transposition didactique) pour penser les apprentissages en français ; comparaison de deux cadres théoriques pour penser un même dispositif d’entrée dans l’écrit. Ainsi, le second chapitre (Sales Cordeiro & Thévenaz-Christen) se réfère à une recherche qui porte sur l’apprentissage de la lecture à l’école primaire. L’approche comparatiste consiste à vérifier la pertinence du concept de transposition didactique en didactique du français, plus particulièrement en vue de comprendre la manière dont les élèves construisent la justification quant aux sentiments des personnages d’un récit. Le troisième chapitre (Navarro-William & Saada-Robert) se réfère à une recherche sur un dispositif dit de lecture émergente pour des enfants de 3-4 ans dans un IPE (Institut de la petite enfance). L’approche comparatiste consiste à mettre à l’épreuve des concepts théoriques initialement élaborés dans les didactiques disciplinaires (contrat didactique, système didactique) pour penser des pratiques en dehors de l’école (IPE) en construisant et convoquant de nouveaux concepts (contrat d’éducation, système d’éducation, zone de compréhension commune). L’objet de la recherche est de comprendre le fonctionnement du système éducatif, d’en caractériser le contrat éducatif qui s’y établit et la manière dont s’élabore une zone de compréhension commune lors de l’activité de lecture émergente. Le quatrième chapitre (Riat) se réfère à une recherche qui porte sur un dispositif de lecture émergente avec des élèves de 4 ans en début de scolarité obligatoire. Tout en visant à comprendre la manière dont évolue le système didactique spécifique à un tel dispositif, il s’agit également de mener une comparaison théorique entre deux approches : une analyse microgénétique (centrée sur les interactions maître élèves dans la construction des connaissances) et une analyse selon la modélisation de l’action conjointe maître-élève en didactique (abordant l’interaction maître élèves comme espace de construction de signification et comme faisant partie intégrante du processus transpositif caractéristique des systèmes didactiques scolaires). S’il a été judicieux de la part des coordinatrices de donner à voir, dans cette première partie, différentes incarnations de l’approche comparatiste (extension, vérification, comparaisons de cadres), on peut s’interroger sur le choix d’un même objet (lecture-écriture) et d’une seule didactique disciplinaire (du français).
La deuxième partie, organisée en quatre chapitres et une discussion, porte sur un deuxième axe de réflexion visant à mettre à l’épreuve des concepts didactiques pour saisir les dimensions génériques et spécifiques de la pratique enseignante. Le sixième chapitre (Cordoba, Dénervaud & Lenzen) s’appuie sur une recherche sur l’enseignement en co-responsabilité d’un maître spécialiste en éducation physique et un maître généraliste (titulaire de la classe) mettant en œuvre un cycle de basketball avec des élèves de 11-12 ans dans une école primaire genevoise. En se référant à la TACD (en mobilisant en particulier les concepts de système didactique, dévolution et réticence didactique), l’étude porte sur la construction de la référence en classe lors du moment présentation/discussion des consignes initiales aux élèves en analysant l’enseignement en co-responsabilité comme articulation de deux systèmes didactiques. Le septième chapitre (Monnier & Weiss) porte sur un dispositif d’enseignement de la littérature (cercle de lecture) réhabilitant la lecture ordinaire chez des élèves faibles lecteurs (une classe dans une École de Culture Générale à Genève). L’étude comparative de deux cercles de lectures vise à comprendre comment se construisent les savoirs sur les œuvres littéraires dans ce dispositif par les élèves et quelles sont les postures de l’enseignant qui favorisent la co-construction des savoirs sur le texte littéraire. Deux systèmes conceptuels sont croisés pour analyser, d’une part, les rôles respectifs du milieu, du positionnement de l’enseignant et des élèves et de l’avancée du temps didactique et, d’autre part, les gestes et postures de l’enseignant en classe. Le huitième chapitre porte (Awais) sur l’étude d’une situation d’Éducation au développement durable (EDD) sous forme d’un débat sur la question du pétrole dans une classe d’un cycle d’orientation fribourgeois (13-14 ans). La situation est mise en place dans le cadre de la discipline de géographie. Il s’agit d’analyser les savoirs en jeu et leur statut en prenant appui sur les catégories de la TACD (mésogenèse, topogenèse et chronogenèse). Le neuvième chapitre (Ducrey Monnier) rend compte d’une double enquête : une enquête théorique visant à comprendre quelle conception de l’apprentissage pourrait être véhiculée en prenant le jeu comme modèle d’appréhension de l’activité d’enseignement et d’apprentissage ; une enquête empirique permet de confronter la TACD et la théorie de l’objectivation (Radford, 2011) pour comprendre la manière dont des conceptions de l’apprentissage très différentes se réalisent en acte. Deux remarques sont à noter, en accord avec la discutante de cette partie (Tutiaux-Guillon), d’abord, dans les quatre chapitres de cette partie, l’approche comparatiste est menée à deux niveaux : d’une part, la comparaison porte sur deux enseignements, deux dispositifs ou deux situations ; d’autre part, la comparaison porte sur la pertinence de l’usage de cadres théoriques ou de concepts prolongeant ainsi un thème de la première partie. Ensuite, le nomadisme des concepts d’une didactique à l’autre, voire d’autres SHS à la didactique, est à l’œuvre depuis les premiers travaux en didactiques et n’est pas le propre de la didactique comparée. La discussion de cette partie ouvre des débats utiles pour le renouvellement de la didactique comparée en questionnant ses principaux outils ou modèles dits génériques.
La troisième et dernière partie est organisée en trois chapitres et une discussion et se structure autour de l’axe de réflexion concernant la caractérisation des pratiques d’acteurs dans les systèmes didactiques. Le onzième chapitre (Forget) s’appuie sur l’étude, du point de vue de l’élève, des moments de « cohabitation disciplinaire » caractéristiques de l’enseignement et l’apprentissage à l’école primaire. Plus particulièrement, il s’agit de rendre compte de la conscience disciplinaire (Reuter, 2007) des élèves dans une activité d’expression orale et écrite visant à faire produire aux élèves un texte encyclopédique dont le thème central est scientifique. Le douzième chapitre (Schmutz & Leutenegger) pousse plus loin le défi comparatiste pour mener plusieurs comparaisons de front : dans un premier système de suivi d’un élève 9-10 ans en grande difficulté, entre une situation de classe ordinaire et une situation de soutien pédagogique en maths ; dans un second système de suivi d’un élève 9-10 ans en grande difficulté, entre une situation de classe ordinaire et une situation d’intervention en logopédie/orthopho¬nie (transmission de contenus langagiers) ; entre le premier système (mathématiques) et le second système (français). Un cadrage comparatiste désormais classique est mobilisé en vue d’analyser les processus de transposition en jeu à partir de l’analyse des interactions enseignant/intervenant - élève et caractériser le contrat didactique différentiel dans chaque système analysé. Le treizième chapitre (Barioni) se réfère à une recherche située dans un contexte de formation initiale dans une Haute école pédagogique de Suisse romande. Il vise à mettre en évidence les aspects génériques des difficultés inhérentes à l’enseignement à l’école primaire de deux disciplines en particulier : l’histoire et les mathématiques. L’auteur considère deux leçons données par une étudiante stagiaire à des élèves de 10-11 ans. En mobilisant les concepts de contrat didactique, de milieu et le triplet des genèses, en référence à l’approche de didactique comparée, l’auteur croise une analyse interne des données d’observation de deux séances vidéo-observées et une analyse externe portant sur des entretiens ante et post observation avec l’étudiante-stagiaire. Les différentes contributions ont ainsi visé à décrire des pratiques ordinaires impliquant différentes disciplines, investissant des espaces distincts ou similaires et donnant à voir des déterminants dans les pratiques enseignantes pouvant « nourrir les difficultés à apprendre ». La dernière contribution (épilogue, Ligozat, Marty & Leutenegger) est consacrée à la discussion des principales remarques relevées par les discutantes des trois parties (Rebière ; Tutiaux-Guillon ; Marlot) quant au cadrage de la didactique comparée (développée par le GREDIC) : la responsabilité par rapport à la construction des significations (entre enseignant et élève), le fonctionnement du triplet de genèse et le découpage inhérent à la notion de système didactique.
On le voit, cet ouvrage se donne un objectif aussi bien réaliste qu’ambitieux. Il vise à traduire explicitement l’exercice comparatiste en didactique, ce qui est tout à fait réaliste en ce sens que de plus en plus de travaux de recherche, et même de collectifs de recherche, se déclarent de la perspective de didactique comparée. Il opère pour cela un choix de dix textes, présentant et illustrant autant de formes d’exercices comparatistes qui pourraient ne couvrir que partiellement les recherches dans ce domaine, tant dans la communauté des didactiques en général que dans celle genevoise en particulier.
Abdelkarim ZAID
CIREL
Université de Lille
Chevallard Y. (2007) « Passé et présent de la théorie anthropologique du didactique » – in : L. Ruiz-Higueras, A. Estpa et F. Javier Garcia (dir.) Aportaciones de la Teoria Antropologica de la Didactico (705-746). Jaen : Universidad de Jaen.
Chevallard Y. (2010) « La didactique, dites-vous ? » – Éducation et Didactique 4-1 (139-148).
https://doi.org/10.4000/educationdi...
Radford L. (2011) « Vers une théorie socioculturelle de l’enseignement-appren-tissage : la théorie de l’objectivation » – Éléments 1 (1-27).
Reuter Y. (2007) « La conscience disciplinaire : présentation d’un concept » – Éducation et Didactique 1-2 (55-71).