Cet ouvrage de Stéphanie Frigout est issu de son travail de thèse [1] (soutenue en 2021) en Sciences de l’Éducation et de la Formation. Il donne à voir tout ce qu’un travail de doctorat apporte à la recherche dans ce domaine autour d’un objet ancré dans le déjà-là de l’auteure [2] : la bienveillance à l’école et ses effets de subjectivation chez les enseignant.e.s. En effet, dans le contexte français des réformes successives qui agitent l’école depuis plus de quinze ans, « Stéphanie Frigout déconstruit l’évidence d’un mot de la novlangue éducative – la bienveillance – sous lequel doivent se ranger les métiers du lien » en particulier les enseignant.e.s (Préface de L. Gavarini : 7). Cette notion contemporaine, polémique et polysémique, importée dans le champ scolaire tel un allant de soi institutionnel, est prescrite aux enseignants comme peut en attester le référentiel des compétences professionnelles des métiers du professorat et de l’éducation de 2013 [3]. Stéphanie Frigout s’intéresse plus particulièrement à la réception de cette « injonction comportementale » par les enseignant.e.s.
Cette prescription paradoxalement « malveillante » est regardée par la chercheure à la loupe des tensions générées par son apparition sous la forme d’un « mot slogan » et de ses répercussions ambivalentes pour en comprendre les effets manifestes, latents ou en sourdine, voire impensés. Le lecteur se trouve ici embarqué dans une étude clinique des effets subjectifs de la prescription institutionnelle à la bienveillance. Car, en effet, certains mots « ne sont pas sans effets sur le psychisme de ceux qui, dans les soutes du navire, ont pour devoir de les incarner dans le quotidien de la classe » (Préface d’A. Ployé :13).
Ancré dans l’approche clinique d’orientation psychanalytique, le projet est de répondre à la question suivante : « quels conflits psychiques générés par la prescription de la bienveillance viennent s’incarner dans le discours des enseignants sur le lien éducatif ? ». Cette inscription épistémologique conduit Stéphanie Frigout à recourir à certains apports théoriques de la psychanalyse pour penser la notion de bienveillance et à mobiliser une méthodologie qualitative organisée autour de l’entretien clinique à visée de recherche. J’ai été particulièrement séduite par la forte implication de l’auteure mobilisant son contre-transfert lors de cinq entretiens auprès de quatre professeur.e.s des écoles (dont trois débutants et un expérimenté), l’analyse du corpus s’élaborant au filtre de la subjectivité de la chercheure et de ses éprouvés.
Structuration de l’ouvrage et contenus
Après les préfaces éclairantes de Laurence Gavarini (pp. 7-12) et d’Alexandre Ployé (pp. 13-15), l’introduction (pp 17-23) motive la question au regard du lien entretenu par la chercheure avec son objet d’étude.
« D’abord séduite par l’apparition du mot bienveillance dans l’exercice de mes fonctions […] Un malaise difficilement identifiable est pourtant venu pondérer ce premier élan enthousiaste […] Un sentiment diffus d’imposture et de suspicion se superposait au beau projet de bien-veiller et une angoisse sourde associée à un sentiment de culpabilité découlait de l’idée de ne pouvoir répondre à la demande institutionnelle […] L’idéal de bienveillance venait se confronter au réel et la volonté d’y souscrire rencontrait des sentiments ambivalents éprouvés dans le quotidien de la classe […] je souhaitais pourtant comprendre l’origine de ces ressentis ambivalents et la souffrance qui en découlait parfois. C’est certainement ce désir initial qui a prévalu au choix de mon objet de recherche » (pp. 21-22)
À l’issue de cette introduction, huit chapitres particulièrement bien articulés donnent à voir « le travail de décapage de la notion de bienveillance » (Préface de L. Gavarini : 10) qui se situe « à plusieurs niveaux entrelacés […] tant l’intention prescriptive institutionnelle, la place de ce mot spécifique dans le champ scolaire que leurs effets singuliers sur les acteurs » (p. 22).
Le chapitre I (pp. 25-36) offre un « passage par le soi de la chercheure » pour éclairer à la fois son « désir d’enseigner » et sa « curiosité pour les mots ». Ce détour introspectif permet de comprendre le choix de l’objet de recherche au filtre du déjà-là scolaire, universitaire et professionnel de l’auteure.
Les chapitres II à IV (pp. 37-81) examinent la bienveillance sous plusieurs angles : d’abord philosophique (chapitre II) à l’appui d’un certain nombre de textes qui de l’Antiquité à nos jours mettent en avant une certaine permanence de la réflexion autour de cette notion ; ensuite lexical et sémantique (chapitre III) en convoquant des termes connexes (amour, care, entre morale et éthique…) ; et pour finir celui de son importation/prescription dans le champ scolaire, aujourd’hui de nature à interroger sa place et ses usages à l’école (chapitre IV). Ce dernier angle alimente de manière remarquable « une critique franche de la fausse transparence du terme de bienveillance, laquelle prête à tous les usages. On ne saurait trop en effet se méfier d’un substantif, bienveillant, que l’on peut aussi bien associer au management qu’à l’école » (Préface d’A. Ployé : 14-15).
Le chapitre V (pp. 83-101) développe l’ancrage théorique de la recherche en Scien-ces de l’Éducation et de la Formation nourri par une théorie psychanalytique du sujet de l’inconscient considéré comme un « être de désir et de langage » (Barus-Michel, 2013). Cette inscription épistémologique « congruente » avec l’objet de recherche conduit Stéphanie Frigout à « déplier » les concepts psychanalytiques de lien/relation, emprise et de Moi, Surmoi et Idéal du moi qui viendront éclairer l’analyse des entretiens.
Le chapitre VI (pp. 103-111) expose les grandes lignes de la méthodologie de l’entretien clinique de recherche en référence à Yelnik (2005) qui postule que « tout n’est pas conscientisé et l’analyse du discours, ouvre l’accès au fonctionnement psychique d’un sujet, aux effets de l’inconscient […] le plus souvent ignorés, du moins rarement abordés en tant que tels » (p. 103) dans l’éducation et la formation. Dans ce type d’entretien, la formulation de la première consigne est particulièrement délicate car elle représente « la seule structuration formelle induite par l’enquêteur [4] » (p. 108). Après plusieurs remaniements, la consigne donnée aux étudiants fonctionnaires stagiaires interrogés a été la suivante : « On parle beaucoup de bienveillance en ce moment. Vous découvrez le métier d’enseignant, est-ce que vous pouvez me raconter comme ce terme résonne avec votre expérience et votre pratique ? » (p. 109). L’analyse après-coup des entretiens émerge d’une forme de triangulation entre « l’inconscient du chercheur, le matériel recueilli et la théorie » (p. 105). L’enjeu est de reconstruire le « contenu latent à partir du contenu manifeste » (p. 106). La posture clinique conduit à prendre en compte la subjectivité du chercheur qui devient un « objet de connaissance » sans perdre de vue que « la recherche de soi ne doit pas prendre le pas sur la reconnaissance de la part de soi » [5] (p. 107).
Le chapitre VII (pp. 113-233), que j’ai particulièrement apprécié de ma position de didacticienne clinicienne, s’intitule : « Comment la bienveillance s’entend sur le terrain : entretiens avec des professionnels de l’enseignement ». Les entretiens analysés au filtre du contre-transfert de la chercheure, lui permettent de construire quatre vignettes cliniques cristallisant les éléments saillants des mouvements psychiques générés par la prescription de la bienveillance chez chacun des quatre professionnels interrogés.
Antoine « enseigne depuis 15 ans et débute dans sa fonction de maître–formateur » (p. 113). Aspirant « à construire autrement son identité professionnelle » (p. 136), il entretient « un rapport ambivalent à l’institution » (p. 123) et « revendique baigner voire noyer les enfants dans la bienveillance » (p. 121) entre rejet de l’institution et désir de reconnaissance.
Solène, « étudiante fonctionnaire stagiaire partage son temps entre l’INSPE où elle termine son master Meef et sa classe de CE2 en responsabilité » (p. 137). En pleine crise d’« adolescence professionnelle » (Blanchard-Laville, 2000 ; Bossard, 2009), Solène dit « s’adapter » pour « ajuster sa bienveillance » (p. 143). Entre sévérité et laxisme, elle se sent « livrée à elle-même […] et semble se débattre avec son Idéal du moi » (p. 141).
Selma, étudiante stagiaire, a en charge une classe de CE2 qu’elle partage avec son binôme, directeur de l’école. Distinguant « bienveillance et autorité » (p. 187), elle reproche à l’institution de l’avoir « jetée sur le terrain directement » (p. 188) et utilise le savoir comme un écran pour se protéger des charges émotionnelles (Postic, 1979). « Pour Selma, la bienveillance résonne comme un au-delà de l’affection, comme potentiellement dangereuse quant à la façon de se lier aux élèves » (p. 212).
Fanny, étudiante en reconversion, a en responsabilité une petite section de maternelle. Ancienne chargée de communication, elle « se complaît dans une bienveillance plus laxiste car moins contraignante » (p. 217). Cette « bienveillance de façade » (p. 214) « n’est pas tant soumise au poids de la prescription institutionnelle » qu’elle n’est « assujettie au désir des élèves d’être dans la classe avec elle » (p. 230). Ainsi, « Fanny fait l’expérience dans cette première année d’enseignement de l’insupportable situation d’incomplétude narcissique » (p. 230).
Le chapitre VIII (pp. 235-251) met en lien les entretiens et propose des « éléments de théorisation de la bienveillance » au-delà des singularités utiles à dégager des considérations d’ensemble (Castarède, 2018). L’injonction à la bienveillance apparaît aux prises avec les figures parentales des enseignant.e.s, avec des parents « bien réels » où le maternel se présente « comme une alternative à l’autoritarisme paternel » (p. 235). Entre amour et neutralité, cette prescription semble « bousculer » la représentation qu’ont les enseignant.e.s de l’autorité. En l’absence de formation, ils. elles se disent « insuffisamment soutenus » par leur institution qui ne fixe ni directive, ni limite au « slogan de la bienveillance ». L’Éducation nationale apparaît alors comme un monde défaillant et insécure en ce sens qu’elle ne propose pas un « environnement suffisamment bon » pour permettre aux enseignant.e.s de réaliser sereinement leur « tâche primaire » (Kaës, 2005) et de « trouver place » (p. 251).
La conclusion (pp. 253-258) donne à voir des « ébauches de prolongement » (p. 257) pour la formation des enseignant.e.s notamment autour de dispositifs cliniques groupaux (Dubois, 2019 ; Geffard, 2018) qui « invitent à élaborer autour des ressentis singuliers, subjectifs, parfois violents et culpabilisants afin de pouvoir envisager des compromis, des dégagements, des tempérances » (p. 258). Pour travailler « ce qui dans le rapport à l’institution demeure en souffrance » (Kaës, 2012 : 2), il apparaît « primordial de s’intéresser aux mots qui traversent les prescriptions institutionnelles » (p. 257) afin que le.la formateur.rice et in fine l’enseignant.e prennent « la mesure de ce qui se joue sur la scène professionnelle » (p. 257).
Pour conclure provisoirement, cet ouvrage apporte un regard original sur un allant de soi institutionnel de nature à questionner les acteur.rice.s du système éducatif (enseignant.e.s, formateur.rice.s, employeur.e.s). Il détricote une notion aux contours flous, celle de bienveillance, qui résonne singulièrement et de manière ambivalente pour chaque enseignant.e. L’analyse critique, lucide et engagée de Stéphanie Frigout souligne et déplore l’insuffisance de l’accompagnement des sujets en souffrance et pointe à bas mots la malveillance d’une institution défaillante qui maltraite ses sujets sous couvert de prescriptions et d’injonctions paradoxales. Cette approche met en lumière les apports heuristiques de l’orientation clinique psychanalytique dans les recherches sur les pratiques enseignantes.
Ainsi, ce livre intéressera tout.e chercheur.e, tout.e étudiant.e, tout.e formateur.rice d’enseignant.e.s, tout. e enseignant.e et plus largement tout personnel de l’éducation et de la formation qui désire comprendre et s’investir intellectuellement dans un domaine souvent non questionné.
Marie-France CARNUS
Barus-Michel J. (2013) « Un objet peut en cacher un autre » – in : V. de Gaulejac (éd.) La recherche clinique en sciences sociales (119-132). Toulouse : Érès.
https://doi.org/10.3917/eres.massa.2013.01.0119
Blanchard-Laville C. (2000) Malaise dans la formation enseignante. Paris : L’Harmattan.
Bossard, L. (2009) « Enseignants débutants : de l’“adolescence professionnelle” à la « post-adolescence professionnelle » – Cliopsy 2 (65-76).
https://doi.org/10.3917/cliop.002.0065
Castarède M.-F. (2018) « L’entretien clinique à visée de recherche » – in : C. Chiland (dir.) L’entretien clinique (139-171). Paris : PUF.
Dubois A. (2019) « Les usages de la notion de médiation dans la revue Cliopsy » – Cliopsy 21 (31-44).
Geffard P. (2018) Expériences de groupes en pédagogie institutionnelle. Paris : L’Harmattan.
Kaës R. (2005) Souffrance et psychopathologie des liens institués. Paris : Dunod.
Kaës R. (2012) Le malêtre. Paris : Dunod.
Postic M. (1979) La relation éducative. Paris : PUF.
Yelnik C. (2005) « L’entretien clinique de recherche en sciences de l’éducation » – Recherche & Formation 50 (133-146).
https://www.education.gouv.fr/bo/13/Hebdo30/MENE1315928A.htm?cid_bo=73066
https://www.youtube.com/watch?v=zJdjOS8iW6I
(2022) Thèse – Cliopsy 27 (157-157).
https://doi.org/10.3917/cliop.027.0157