La lecture du sommaire de ce numéro montre à l’évidence que la notion de littéracie est en construction : les variations orthographiques en sont le signe. Littératie ou littéracie (avec son dérivé littéracique) ? Singulier ou pluriel ? Les usages ne sont pas fixés et nous avons souhaité afficher cette diversité, laissant aux auteurs le choix de la graphie qui leur convient le mieux. Certains s’en expliquent, d’autres non. Mais peu importe. Le mot est d’origine anglo-saxonne et son adaptation en français pose quelques petits problèmes orthographiques déjà exposés par J.-P. Jaffré (2004), il y a presque 10 ans. Nous avons choisi, quant à nous, d’écrire littéracies (pour l’anglais literacies) comme un compromis entre la racine française qui relie ce terme à la famille des termes « lettres, littérature, etc. » et la finale anglaise – cie (bien que cette finale ne soit pas inconnue en français), sans oublier la marque du pluriel, qui renvoie pour nous à un des aspects du concept, la diversité des pratiques désignées par le terme de littéracies (Lea, 2008).
La notion de littéracie(s) émigre en France au tournant des années 2000 et apparaît alors dans divers domaines de recherche, essentiellement en confron-tant à ce concept les analyses des pratiques de l’écrit dans les institutions d’enseignement (par exemple, Chiss, 1998 ; Chiss et Marquillo-Larruy, 1998 ; Grossmann, 1999 ; Fijalkow et Vogler, 2000 ; Barré-De Miniac, 2003 ; Barré-De Miniac, Brissaud et Rispail, 2004).
Une des raisons de son émergence tient à la fois à la diffusion des travaux de J. Goody dans la communauté des didacticiens de l’écrit (Reuter, 2006 : 131) et à l’emploi de cette notion dans les enquêtes PISA de l’OCDE (ou PIRLS, cf. Chiss, 2008) qui, outre les politiques et les médias, intéressent les chercheurs.
Son origine anglo-saxonne, et plus précisément britannique, les contenus différents qu’elle recouvre, les débats qu’elle suscite dans les communautés scientifiques en Grande Bretagne, sa diffusion dans le champ des recherches didactiques, ont été récemment portés à la connaissance des lecteurs français, par quatre livraisons de revue, la première, didactique, consacrée à J. Goody et à l’influence de ses travaux en France (Privat et Kara, 2006), la deuxième ancrée dans le champ de l’ethnologie (Fraenkel et Mbodj, 2010), consacrée aux New Literacy Studies, courant initié par Brian Street qui développe depuis presque 30 ans un débat important avec les thèses de J. Goody, les troisièmes et quatrièmes, didactiques également, faisant le point sur le champ des Littéracies universitaires (Delcambre et Lahanier-Reuter, 2012 ; Pollet, 2012) qui s’est développé en France et en Belgique depuis la fin des années quatre-vingt-dix et qui entretient un dialogue fécond avec les Academic Literacies (ce courant issu des New Literacy Studies constitue les pratiques d’écriture à l’université comme objet de recherche principal) et le courant américain des Composition Studies. Le numéro 53 de Spirale prolonge ces publications en ouvrant la perspective sur des champs théoriques divers, didactiques, certes, mais aussi sciences de l’éducation, sciences de l’information et de la communication, ethnographie, etc.
Le terme Literacy a reçu deux acceptions principales, qui n’excluent pas de nombreux compléments définitionnels selon les champs de recherche qui y font référence. Initialement, il a été utilisé surtout dans un sens technique, formel, désignant les contenus et les effets de l’alphabétisation (il désigne alors un ensemble de compétences, liées au lire-écrire-compter, dont ne dispose pas l’illettré ou l’analphabète). Mais le débat entre Street et Goody a mis l’accent sur le sens culturel de cette notion, renvoyant aux cultures lettrées et aux hiérarchies sociales qui les sous-tendent, c’est-à-dire à un ensemble de pratiques situées dans des contextes spécifiques et des usages sociaux tout aussi spécifiques. Si le premier modèle construit par J. Goody (Goody, 1977/1979) décrit et analyse les effets cognitifs de la maîtrise de l’écriture, modèle où l’écrit est appréhendé comme une « technologie de l’intellect » ayant les mêmes effets de développement culturel, social et cognitif, quels que soient les époques et les lieux, celui de B. Street (1984) s’attache à décrire l’inscription de l’écriture dans des contextes culturels et des rapports de pouvoir singuliers et s’interdit toute généralisation sur les effets cognitifs possibles des cultures de l’écrit. Mais, dans les ouvrages qui ont suivi celui de 1977/1979, J. Goody, s’insurgeant contre les lectures réductrices qui, selon lui, avaient été faites de son premier ouvrage, a lui aussi insisté en détail sur l’importance des contextes sociaux, culturels et discursifs où l’écrit était utilisé.
Quoi qu’il en soit de ce débat que nous ne trancherons pas ici, la notion de littéracie(s) est convoquée dans différents champs de recherche qui, avec des méthodologies et des théorisations différentes, s’intéressent aux cultures de l’écrit et à leurs évolutions. La perspective de ce numéro de Spirale vise donc à articuler l’analyse de pratiques de littéracie et les apprentissages scolaires ou universitaires, sans exclure la prise en compte d’autres contextes de pratiques à condition qu’ils soient des lieux d’enseignement et d’apprentissages ou qu’ils aient des relations avec les contextes éducatifs.
Les quatre premiers articles sont ainsi inscrits principalement en didactique et observent diverses pratiques de littéracies dans l’univers scolaire.
I. Bastide et C. Joigneaux interrogent d’emblée la pertinence de la notion de littéracie pour décrire des pratiques de lecture partagée à l’école maternelle. Ils montrent que l’on ne peut parler de littéracie émergente que si l’on donne à la notion de littéracie une signification large, culturelle, éloignée de son ancrage dans les techniques de la lecture/écriture. L’analyse des pratiques des enseignants croisée avec celle du contenu des albums met au jour quatre stratégies de lecture différentes qui constituent des entrées dans l’écrit différentes.
C. Viriot-Goeldel et C. Delarue-Breton poursuivent la réflexion sur la différenciation scolaire en interrogeant l’impact des supports travaillés en classe de CP sur les apprentissages d’élèves issus de milieux socio-économiques contrastés. La notion de nouvelle littéracie scolaire permet aux auteures de mettre en relation les caractéristiques visuelles des manuels actuels, qui en font des textes composites, partiellement opaques et sollicitant des pratiques de lecture complexes, et certaines difficultés rencontrées par les élèves les moins bien dotés scolairement.
M.-C. Javerzat, quant à elle, développe une analyse sémiotique de trois mises en formes éditoriales différentes du même texte et montre comment les dimensions scriptographiques de ces documents et la forte présence d’images influent sur les pratiques de lecture d’élèves de CM2. Elle poursuit donc la réflexion engagée par les deux précédents articles sur ce qu’elle propose de nommer les littéracies iconotextuelles et montre comment l’entrée dans un texte par les images peut mettre en difficulté des élèves culturellement fragiles.
P. Dupont se focalise sur une toute autre dimension des littéracies à l’école : les relations écrit/oral. Inscrit dans la tradition vigotskienne, il se demande comment les écrits et les oraux de travail contribuent à révéler aux élèves progressivement l’objet d’apprentissage visé, en l’occurrence le récit d’une œuvre lue en CM2. Il montre, dans le détail d’une séquence d’enseignement, comment s’élabore un certain continuum des apprentissages, en se référant à la notion de littéracie comme d’un outil intellectuel pour observer les pratiques effectives et identifier les obstacles d’apprentissage.
C’est l’univers des adolescents et des adultes qui préside à la réflexion proposée dans les quatre articles suivants.
Observant les situations d’écriture qui jalonnent les journées d’adolescents en rapport avec les espaces dans lesquels elles se situent, E. Schneider constate que ces écrits riches et multiples, quel qu’en soit le support (papier ou numérique), leur permettent d’entrer en contact avec le réel et d’organiser leur expérience sociale et individuelle. Forte de son analyse de la littéracie adolescente sous le prisme de la spatialité, l’auteure propose le concept de géographie de l’écriture comme ouverture à de nouvelles perspectives littéraciennes.
N. Mathis s’intéresse aux pratiques de littéracies d’adultes en classe de FLE à l’université, plus précisément dans le cadre d’un atelier d’écriture plurielle. Analysant les discours et les divers textes produits par ces apprenantes à propos de leurs expériences littéraciques à travers les langues et les cultures, l’auteure montre le rôle fondamental joué par les pratiques plurilittéraciées dans la construction et l’expression d’identités plurilingues, en tant que moyens multiples dont elles disposent pour se « (re)présenter en relation à leur environnement social et personnel ».
L’attention à l’expérience personnelle – de vie et de littéracie — est aussi au cœur de l’article de S. Tabbal-Amella. S’appuyant sur des écrits biographiques analysés sous l’angle du « rapport à » l’écrit, l’auteure identifie des ingrédients communs d’entrée dans l’écrit chez des adultes migrants non scolarisés. De l’« épreuve originelle » à la construction de l’autonomie, S. Tabbal-Amella dégage, des divers récits de vie, des constantes caractérisant le parcours littéracique, à travers les périodes d’analphabétisme, d’alphabétisation et d’entrée dans l’écrit effective.
Il est aussi question de formation de base d’adultes peu scolarisés dans l’article de Véronique Leclercq. Si la notion de littéracie a investi ce secteur de formation sur le plan des textes institutionnels et de la recherche qui la nomment explicitement, le terme n’apparaît pas chez les formateurs. Ceux-ci utilisent en effet d’autres notions, liées aux dispositifs dans lesquels ils interviennent, mais cela n’exclut pas forcément, selon l’auteure, une certaine homologie entre l’approche actionnelle légitimée en formation pour adultes migrants et certaines dimensions de la littéracie.
Avec les quatre derniers articles, le numéro ouvre la notion de littéracie à d’autres dimensions, qu’il s’agisse de la considérer sous l’angle de cadres politico-institutionnels devenus incontournables, de domaines disciplinaires moins explorés ou de contextes communicationnels qui prennent de plus en plus d’essor.
Ainsi, Daniel Bart consacre sa contribution aux mathematical literacy dans le programme PISA, qui selon lui fonde conceptuellement l’approche de l’évaluation sur la notion de littéracie mais qui par ailleurs, dans son opérationna-lisation, favorise des compétences unidimensionnelles et convoque un « réel » univoque. L’analyse de deux unités de test permet en effet de montrer que le programme valorise des démarches ne correspondant pas forcément aux cadres disciplinaires et n’autorise qu’une seule manière de configurer le « réel » convoqué dans la construction des exercices.
B. Drot-Delange tente quant à elle de cerner l’ancrage théorique – explicite ou implicite – de la littéracie informatique. Elle analyse pour ce faire des textes anglo-saxons (qui utilisent explicitement l’expression computer literacy), scientifiques ou prescriptifs, produits à partir des années soixante-dix, et montre qu’une approche en termes de littéracie permettrait de dépasser les tensions que l’on peut observer entre les enjeux liés à l’appropriation de l’informatique ainsi qu’entre les objectifs de son enseignement.
L’article de J.-P. Meyer présente une réflexion documentée sur les littéracies visuelles, notamment à partir du développement de ce courant dans l’univers anglo-saxon. Les constats qu’il fait sur la prise en compte paradoxale dans les textes officiels français de la compétence particulière à lire/produire des images font écho à certains des propos didactiques du début de cette livraison sur l’omniprésence dans les documents scolaires d’une relation texte/image qui peut poser problème. Après la présentation d’un référentiel américain pour les compétences visuelles, il se clôt sur la perspective qu’offre la littératie iconotextuelle pour penser les appuis verbaux au langage visuel.
La notion de translittératie, présentée et développée par E. Delamotte, V. Liquète et D. Frau-Meigs, oriente l’analyse des pratiques de littéracie vers leurs relation avec les contextes techniques et informationnels qui caractérisent la société d’aujourd’hui. Elle s’attache aussi à interroger les transferts de compétences d’un environnement à l’autre. Ce point de vue, issu des Sciences de l’Information et de la Communication, croise des interrogations didactiques, notamment lorsque sont observées les connaissances et pratiques informationnelles des adolescents dans et hors l’école et la façon dont les enseignants peuvent articuler les savoirs scolaires et extrascolaires.
Les flottements autour de la notion de littéracie, souvent signalés (Barré-De Miniac, 2003 ; Barré-de Miniac et al., 2004), n’ont pas été à proprement stabilisés par cette livraison de Spirale. Disons que les articles réunis ici manifestent les deux grands référents de cette notion : les dimensions contextuelles ou culturelles des pratiques du lire-écrire (en donnant à cette définition culturelle un sens très large) ou les compétences des sujets liées au lire-écrire. Même si la présentation qui est faite ci-dessus organise principalement les articles en fonction de différents contextes, comme le titre de cette livraison y invite, la dualité du concept de littéracie se retrouve dans les dénominations des objets de recherche proposés par les différents articles. Ainsi parler de littératies universitaires comme de nouvelles littéracies scolaires (ou de littéracies familiales, comme l’annonce tout récemment le site forumlecture.ch/), c’est laisser entendre que ce qui prime, c’est l’analyse et la prise en compte du contexte des pratiques observées. De même, d’une certaine manière, parler de littéracies émergentes, de pratiques plurilittéraciées, voire de littéracies adolescentes, c’est focaliser sur les pratiques de tel ou tel public, dans des contextes particuliers. Par contre, parler de littéracies visuelles ou iconotextuelles, de littéracies numériques, de littéracies informatiques ou de translittératie, c’est afficher un certain intérêt pour les objets, pour les supports, pour les environnements technologiques sur lesquels ou à partir desquels s’exercent les pratiques des sujets et de là sur les compétences que les sujets manifestent quant au lire-écrire avec ou à partir de ces supports-là. Dans ces dénominations, la référence à un contexte social, culturel ou institutionnel est formellement absente. Ce constat de la dualité du terme de littéracie ne saurait, cependant, laisser en-tendre que les textes ici présentés s’opposent dans une dichotomie impossible à tenir longtemps. Dans bien des cas, il est en effet difficile, voire impossible, de séparer les deux dimensions. Reste que le terme de littéracies, outre les débats qu’il suscite et les multiples théorisations dont il est l’objet, en vient également à désigner et identifier des champs de recherche, qui tentent d’unifier, tant bien que mal, des objets, des méthodologies, des contextes, des interrogations sur les sujets et leurs pratiques, sinon leurs compétences. Le cas des littéracies universitaires en est l’exemple même.
Isabelle DELCAMBRE
Université Lille – Nord de France
Université Charles de Gaulle – Lille 3
Théodile-CIREL
Marie-Christine POLLET
Université Libre de Bruxelles
Théodile-CIREL
Bibliographie
Barré-De Miniac C. (éd.) (2003) La littéracie. Vers de nouvelles pistes de recherche didactique – Lidil 27.
Barré-De Miniac C., Brissaud C. & Rispail M. (éds.) (2004) La littéracie. Conceptions théoriques et pratiques d’enseignement de la lecture-écriture. Paris : L’Harmattan.
Chiss J.-L. (2008) « Littéracie et didactique de la culture écrite » – Pratiques 137-138 (165-178).
Chiss J.-L. (1998) « Plurivocité de l’écriture et "Literacy" » – in : J.-G. Lapacherie (éd.) Propriétés de l’écriture (89-94). Pau : Presses Universitaires de Pau.
Chiss J.-L. & Marquillo-Larruy M. (1998) « Écriture et lecture : "litteracy", pratiques ordinaires, pratiques lettrées » – in : F. Grossmann (éd.) Pratiques langagières et didactiques de l’écrit. Hommage à Michel Dabène (75-94). Grenoble : Lidilem-Université Stendhal.
Delcambre I. & Lahanier-Reuter D. (éds.) (2012) Littéracies universitaires : nouvelles perspectives – Pratiques 153-154
Fijalkow J. & Vogler J. (2000) « Vous avez dit “littéracie” ? » – in : V. Leclercq et J. Vogler (éds.) Maîtrise de l’écrit : quels enjeux et quelles réponses aujourd’hui ? (43-57). Paris : L’Harmattan.
Fraenkel B. & Mbodj A. (2010) « Introduction. Les New Literacies Studies. Jalons historiques et perspectives actuelles » – Langage & Société 133 (7-24).
Goody J. (1977/1979) La raison graphique. La domestication de l’esprit sauvage. Paris : Éditions de Minuit.
Grossmann F. (1999) « Littératie, compréhension et interprétation des textes » – Repères 19 (139-166).
Jaffré J.-P. (2004) « La litéracie : histoire d’un mot, effets d’un concept » – in : C. Barré-De Miniac, C. Brissaud et M. Rispail (éds.) La littéracie. Conceptions théoriques et pratiques d’enseignement de la lecture-écriture (21-41). Paris : L’Harmattan.
Lea M. (2008) « Academic Literacies in Theory and Practice » – in : B. V. Street and N. H. Hornberger (dirs.) Encyclopedia of Language and Education, 2d Edition, vol. 2 : Literacy (227-238). New York : Springer.
Pollet M.-C. (éd.) (2012) De la maîtrise du français aux littéracies dans l’enseignement supérieur – Diptyque 24.
Privat J.-M. & Kara M. (éds.) (2006) La littératie. Autour de Jack Goody – Pratiques 131-132.
Reuter Y. (2006) « À propos des usages de Goody en didactique. Élement d’analyse et de discussion » – Pratiques 131-132 (131-154).
Street B. (1984) Literacy in Theory and Practice. Cambridge : Cambridge University Press.