Ce livre est le résultat d’une réflexion collective de quelques historiens sur les enjeux de l’éducation en contexte colonial et postcolonial dans diverses aires géographiques en allant de l’Afrique du Nord et subsaharienne à l’Asie et l’Océanie en privilégiant différentes échelles d’analyse. L’ouvrage ambitionne de mettre en lumière quelques effets encore peu abordés des mouvements de colonisation et de décolonisation en différents contextes sous influence.
Le livre s’ouvre par la stimulante préface de Rebecca Rogers qui souligne tout l’intérêt de revenir sur l’épineuse problématique de la « mission civilisatrice » de la colonisation au XXe siècle. Repenser la « mission civilisatrice » apparaît comme une occasion de revenir sur les enjeux de l’œuvre scolaire en période coloniale et postcoloniale, mais surtout de relever les ambiguïtés et le décalage entre discours et pratiques lorsqu’il s’agit de présenter l’historiographie coloniale. Prenant de la distance avec la vision ferryste de la « mission civilisatrice », Rebecca Rogers signale que cet ouvrage présente un double intérêt. Premièrement, cette réflexion collective permet d’analyser les ruptures de la période postcoloniale en questionnant les circulations inter-impériales et internationales entre empires coloniaux et postcoloniaux. Deuxièmement, l’ouvrage, qui se situe dans le temps long du XXe siècle, donne à voir que la problématique de la « mission civilisatrice » reste une question d’actualité véhiculée aujourd’hui par les organismes supranationaux, dont l’activité sur la scène mondiale semble avoir pris le relais des empires coloniaux d’autrefois.
Pour mener à bien le projet de connaissance ici développé, les éditeurs ont fait le choix de structurer l’ouvrage en trois parties, chacune faisant référence aux préoccupations théoriques et méthodologiques du colloque international à la base de cet ouvrage. Dans cette perspective, l’introduction générale de Damiano Matasci, Miguel Bandeira Jeronimo et Hugo Gonçalves Dores décline la vision comparative défendue dans ce volume. À cet effet, les éditeurs signalent que la démarche comparative qui sous-tend ce travail historique vise à mettre en lumière la complexité et la diversité de chaque situation coloniale, et qu’elle met en évidence l’existence de points de convergences inattendus. L’objectif de cet ouvrage collectif est de repenser le lien qui unit éducation et « mission civilisatrice » du colonialisme en prenant appui sur une triple vision qui structure le livre. Pour ce faire, la réflexion mobilise différents contextes (Afrique du Nord et subsaharienne ; Asie et Océanie) et l’analyse prend en compte différentes échelles (locale, nationale, impériale et internationale).
La première partie, intitulée « Comparaisons, circulations, connexions », est consacrée à la circulation des savoirs et modèles éducatifs à l’intérieur des aires coloniales. Elle met en exergue les similitudes mais aussi les différences qui caractérisent les réalités de l’offre scolaire dans les colonies en privilégiant les formes, les contenus et les directions des circulations éducatives. Le regard comparatif est retenu pour mettre en évidence les complexités des situations éducatives dans les empires et entre empires coloniaux. Cette première partie est articulée autour de 4 chapitres qui traversent divers espaces géographiques.
L’article de Sara Legrandjacques, « Une mission universitaire ? L’enseignement supérieur colonial en Inde britannique et en Indochine française (années 1850-1940) » interro-ge les caractéristiques de l’enseignement supérieur en situation coloniale. Au-delà des différences organisationnelles et structurelles, l’auteure signale l’existence de caractéristiques communes. L’enseignement supérieur en Inde britannique et en Indochine française répond au besoin de former une élite intellectuelle utile au développement de la colonie sans que ne soit admise la possibilité d’une remise en cause de l’autorité coloniale.
La réflexion de Gwendal Rannou, « Il serait très facile d’éduquer à outrance… La politique coloniale australasienne face à l’internationalisation de l’éducation (1919-1942) », porte sur l’analyse des politiques éducatives en Australie et en Nouvelle Zélande. Il ressort que l’impérialisme australasien a limité le développement de l’enseignement secondaire et, par ricochet, de l’enseignement supérieur. Seul l’enseignement primaire et professionnel connut une forme d’expansion, notamment pour répondre aux besoins immédiats des colons et de l’administration.
Les réalités de l’université algérienne sous la IIIe République sont également analysées par Yamina Bettahar. Sous le prisme des circulations académiques et scientifiques, l’article met en évidence la circulation des savants dans des domaines comme la médecine, la géologie ou les mathématiques, etc. Ces derniers vont définir le paysage disciplinaire et de recherche de l’université algérienne. Prise dans des logiques de domination, les figures scientifiques de l’université d’Alger seront essentiellement des Occidentaux. Aucune figure « indigène » ne connaîtra une visibilité réelle, car, faire œuvre de science en Algérie coloniale consistait à éprouver des théories et des méthodes pensées en métropole et dont le terrain d’expérimentation ou d’application serait la colonie.
La contribution commune de Hugo Gonçalves Dores et Miguel Bandeira Jeronimo, « Un développement éclairé ? La question de l’éducation coloniale en Afrique et les organisations interimpériales (1945-1957) », referme la première partie de l’ouvrage. Les auteurs y soulignent le rôle majeur de la Commission de Coopération technique pour l’Afrique au sud du Sahara (CCTA) créée en 1950 dans le développement des politiques scolaires en contexte colonial. Cette organisation internationale à caractère inter-impérial va constituer un élément primordial du dynamisme des politiques éducatives visant à constituer une alternative aux politiques développementalistes des organismes onusiens notamment de l’Unesco.
La deuxième partie de ce volume, intitulée « De la mise en valeur au développement », est également composée de 4 chapitres. Elle traite essentiellement des liens supposés ou réels qui existent entre dispositifs éducatifs et finalités économiques et sociales, car « la mission civilisatrice » explose les seuls murs du cadre scolaire. Dans cette perspective, Stéphane Lembré aborde dans son article, « L’enseignement technique et professionnel et le développement économique de l’Afrique du Nord sous domination française (années 1920-années 1950) », l’enseignement technique sous l’angle du développement économique. Il souligne les contradictions du discours colonial entre promesse civilisatrice et volonté d’émancipation. L’enseignement technique et professionnel est perçu comme le segment des politiques éducatives capable d’impulser le développement économique des espaces coloniaux. Dans les faits, l’enseignement dans les colonies du Nord de l’Afrique ne s’accompagne que marginalement de formations professionnelles et l’accent est mis sur la formation d’ouvriers agricoles pour lutter contre l’exode rural.
Dans sa contribution « Éduquer pour chasser le spectre de la maladie et de la mort. L’éducation pour la santé dans les écoles coloniales et post-coloniales en Afrique centrale (1910-1986) », Simplice Ayangma Bonoho déplace le curseur pour interroger les problématiques de santé à l’école. Il relève différentes actions menées par les acteurs impériaux et internationaux dans l’optique de développer des programmes de santé préventive à l’école adaptés à la situation coloniale en mettant l’accent est mis sur l’hygiène corporelle des élèves. Après les indépendances avec les actions des agences du système des Nations unies, notamment de l’OMS, la priorité sera accordée aux campagnes de vaccination et aux formations sanitaires qualifiantes.
L’article de Thuy Phuong Nguyen, « De la mission civilisatrice à la mission culturelle. Un discours (post-)colonial contrarié (Indochine 1946-1952) », étudie le passage de la mission civilisatrice du colonialisme à la mission culturelle des années postindépendance. Sur la base de quatre textes rédigés par un haut fonctionnaire français, Albert Charton, considéré comme un des décideurs de l’enseignement en Indochine en période coloniale comme en période postcoloniale, l’auteur met en évidence les transformations du discours sur la mission civilisatrice de la France. L’évolution de ce discours trouve sa justification dans les réalités du nouveau contexte international, à l’intérieur duquel l’aide au développement et la diplomatie culturelle occupent une place importante dans le projet humaniste et politique défendu par l’ancienne métropole.
Le texte d’Anton Tarradellas, « La formation des étudiants africains aux États-Unis. Mission civilisatrice, connexions panafricaines et aide au développement (1880-1980) », retrace les trois moments de l’histoire des étudiants africains aux États-Unis. L’auteur met en exergue l’influence des différentes périodes : le contexte impérial, la période des luttes anti-coloniales et la jeunesse des états africains indépendants, la mission civilisatrice cédant progressivement la place à la mission modernisatrice. L’histoire de la formation des étudiants africains aux USA met en lumière l’importance des dynamiques transnationales et trans-impériales de l’histoire du continent africain.
Dans la troisième partie de l’ouvrage consacrée à l’étude des trajectoires et enjeux éducatifs de la décolonisation, les éditeurs proposent un éclairage sur les problématiques centrales qui naissent au moment de l’accession à l’indépendance.
La contribution d’Aude Chanson, « L’instruction : un enjeu stratégique pour la Tanganyika African National Union dans la préparation à l’indépendance du Tanganyika », permet d’entrevoir comment les mouvements nationalistes et anticoloniaux font de la question éducative une question essentielle permettant de définir un nouveau projet de société pour le Tanganyika indépendant. Les membres de la TANU considèrent que la scolarisation des populations est à la base de l’émancipation du pays vis-à-vis des puissances coloniales européennes notamment de la couronne britannique.
Le texte de Sylvie Guichard, « Les cours supérieures en Inde, l’éducation et la poursuite de la mission civilisatrice durant les premières années d’indépendance (1947-1964) », jette un regard sur le système judiciaire et les politiques d’éducation en Inde pendant les premières années de l’indépendance dans l’optique d’analyser les ruptures et les permanences d’avec la période coloniale. Elle soutient que l’examen des politiques éducatives et du système judiciaire durant les premières années de l’indépendance invite à s’interroger sur la poursuite de la mission civilisatrice de l’État colonial et notamment sur la mission civilisatrice internalisée.
L’article de Raphaëlle Ruppen Coutaz retrace le parcours du chanoine Gérard Pfulg (expert de l’Unesco) dans l’élaboration de nouveaux manuels scolaires en République centrafricaine. Elle met en évidence l’action de cette agence onusienne dans la transmission des valeurs importées et dans les stratégies utilisées pour faire passer l’idéologie occidentale.
La contribution de Thomas Riot, « Éducation religieuse, images et pratique de la justice sociale au Rwanda. Une forme hybride de l’État (post-)colonial », qui marque la fin de la troisième partie de ce volume, explore les enjeux d’une éducation religieuse dans un Rwanda indépendant. L’auteur souligne que l’État (post-)colonial rwandais s’est défait de tous ses faits culturels et cultuels au profit d’un certain nombre de dispositifs d’accumula-tion et d’inégalités basés sur des enjeux politiques, économiques et sociaux. Parmi ces dispositifs, on compte la conversion massive à l’idéologie de la démocratie ethnique, la promotion du catholicisme social, etc.
Dans la conclusion de cet ouvrage, Damiano Matasci revient sur la problématique de l’éducation pour tous lancée à Jomtien en 1990 et rappelée à Dakar en 2000. Il signale notamment l’échec de cette initiative internationale portée par les agences onusiennes telles que l’Unesco. Aussi postule-t-il que, pour comprendre la persistance des inégalités de scolarisation entre le Nord et le Sud, le détour dans le monde colonial et postcolonial apparaît utile et fécond. Car, le XXe siècle fournit des outils et des clés d’analyse pertinents pour saisir les enjeux éducatifs contemporains. La plupart des contributions de ce volume permettent de questionner les situations éducatives communes et singulières dans divers contextes coloniaux et postcoloniaux à différents niveaux d’enseignement.
Spécialistes de l’histoire de l’éducation dans différentes aires géographiques, les éditeurs nous offrent un ouvrage de synthèse remarquable et inédit dont l’insertion d’un index des noms et des lieux apparaît judicieuse. On regrettera l’absence d’une bibliographie générale en fin d’ouvrage ou, à tout le moins, en fin de chaque chapitre, qui ne permet pas toujours d’apprécier la richesse et la qualité des références mobilisées.
Dany Daniel BEKALE
Université Omar Bongo de Libreville
Laboratoire de Sociologie (LabSoc)/GRESS
Chercheur associé au LACES/ERCEP3
Université de Bordeaux