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dimanche 14 septembre 2003

Enseignement de l’histoire et esprit critique Gomes L. Rennes : PU de Rennes (2023)

L’ouvrage de Lucie Gomes s’inscrit dans les nombreux apports des didactiques des disciplines prenant appui sur le cadre théorique de la problématisation, développé principalement dans le laboratoire nantais du CREN. Il s’agit ici de didactique de l’histoire, dans la lignée des travaux et perspectives de Sylvain Doussot.
Comme son titre l’indique, l’ouvrage analyse les conditions d’apprentissage de l’esprit critique historien. Cet adjectif est crucial, car nous sommes en didactique disciplinaire : l’autrice prend donc la précaution de rappeler qu’il n’y a aucune prétention à parler de l’esprit critique « en général » (ambition qu’on trouve souvent en philosophie de l’éducation, par exemple), mais bien de documenter ce que serait l’esprit critique dans la discipline « histoire » et selon quelles modalités spécifiques il peut être appris et développé – comme compétence.
Les problèmes posés s’ancrent dans un souci récurrent du cadre de la problématisation : comment dépasser le sens commun (prétention positiviste au fact-checking, de plus en plus majoritaire dans l’espace social, notamment à travers les médias, comme s’il suffisait de vérifier un « réel » objectif déjà là, sur le mode de la vérité-correspondance) en prenant au sérieux l’épistémologie de la discipline, c’est-à-dire en comparant les pratiques scolaires avec les savoirs savants – c’est-à-dire l’histoire scientifique. Pour ce faire, l’autrice veut partir de la pratique de l’étude des documents (commune à l’institution scolaire et au champ académique) comme manière d’enquêter sur « les traces ».
Le livre se décompose en cinq parties qui déploient le propos suivant.
1. Le premier chapitre analyse le concept d’esprit critique, dont la présence comme objectif de formation est avérée dans les programmes scolaires (p. 21-27). Mais ces programmes posent des prescriptions sans rien dire de « ce qui doit être fait pour les atteindre » (p. 22). En effet, il ne suffit pas d’en faire un mot d’ordre, car le paradigme épistémologique « spontané » dans la discipline scolaire de l’histoire est majoritairement positiviste (p. 28-29 et p. 34-36) : les élèves sont habitués à concevoir les documents comme des informations venant « valider le cours », pour « faire la leçon ». L’ouvrage propose d’explorer des façons radicalement différentes de faire en s’inspirant directe-ment des pratiques de la discipline de référence. Dans cet esprit épistémologique de la problématisation, Lucie Gomes s’emploie donc à « modéliser le travail des historiens pour faire de ce modèle un outil heuristique pour penser ce qui se passe en classe » (p. 30). Enquêter sur les traces, ce serait moins chercher la vérité de « ce que le texte dit », mais plutôt interroger « ce que le texte fait ». Critique du document et interprétation iraient de pair ! Le registre explicatif de sens commun se demande « qui dit vrai ? » Alors que les historiens demandent « pourquoi certains disent cela ? », en s’intéressant aux « intentions » (p. 94 et p. 97). C’est ce geste propre à la discipline historique qu’il faudrait essayer de faire pratiquer aux élèves.
2. Le chapitre suivant explicite le cadre théorique de la recherche : celui de la problématisation. Ce très court chapitre rappelle les fondamentaux de ce cadre : le savoir n’est pas dans la calme possession des solutions, pour pasticher une formule de Deleuze, mais dans la construction des problèmes eux-mêmes. C’est donc épistémologiquement exigeant : apprendre n’est pas répondre à des problèmes posés par d’autres (l’enseignant, par exemple), mais construire par soi-même les problèmes. On voit à quel point ce cadre convient bien à une réflexion sur l’apprentissage de l’esprit critique en histoire. L’enjeu n’est plus d’espérer trouver des « réponses » dans les documents historiques, mais de « construire des problèmes à partir des documents » (p. 45).
3. Le troisième chapitre donne la méthodologie employée par la chercheuse, qui est à la fois la professeure des élèves enquêtés et la didacticienne qui conçoit les « séquences forcées » (p. 48). Ce concept, théorisé par Christian Orange dans le cadre de la didactique des Sciences de la vie et de la terre, désigne le fait de ne pas chercher à observation les « situations ordinaires » de l’école, mais de « produire de la nouveauté » pour éprouver les hypothèses fortes du cadre de la problématisation – le distinguo avec l’ingénierie didactique est intéressant sur ce point (p. 50). Là encore, le recours aux historiens eux-mêmes s’avère nécessaire : ici, c’est la réflexion historiographique de Carol Ginzburg (grand représentant de la microhistoire) sur les « cas singuliers » et leur densité qui intéresse la constitution méthodologique du terrain. L’idée est de pouvoir « provoquer la controverse et le débat » en « approfondissant », afin de mettre en jeu l’esprit cri-tique des élèves. Le mouvement est le suivant : non pas généraliser depuis un cas singulier, mais plutôt confronter les généralisations déjà présentes dans l’esprit des élèves avec des cas singuliers qui fonctionnent comme des anomalies, forçant les élèves à « changer de registre explicatif » (p. 53). On voit là que construire un problème est intrinsèque-ment formateur d’esprit critique, ce geste du changement de registre explicatif étant le cœur de l’événement didactique visé par les situations forcées.
4. Cinq séquences sont alors proposées dans ce qui constitue le plus long chapitre. Sur cinq périodes et événements très différents, Lucie Gomes analyse comment les classes de seconde étudiées démêlent les situations d’enquête qu’elle a imaginées. On ne saurait rendre compte ici de la finesse des analyses des interactions des élèves, de leur propos. Je relève juste un point qui me paraît saillant (et redondant) : il s’agit des problèmes d’étayage, centraux dans le cadre de la problématisation, qui est une démarche souvent exigeante vis-à-vis des élèves (Fabre & Musquer, 2009). Comment ne pas faire « à la place » des élèves dans les moments clefs d’un dispositif de formation par ailleurs exigeant et déstabilisant – puisque peu procédural ?
De fait, Lucie Gomes constate qu’il y a souvent des oublis ou des passages fondamentaux dans l’analyse des traces que la professeure est obligée de corriger en reca-drant oralement (p. 90 ; p. 102 ; p. 107). L’intervention de la professeure est reconnue « nécessaire » à des gestes intellectuels décisifs pour que la problématisation ait lieu. Le cadrage oral est-il donc indépassable ? Ce sera la question de l’autonomie et du développement de la compétence abordée dans le dernier chapitre.
5. L’ultime chapitre problématise le concept de compétence et pose la question de l’autonomie des élèves dans ce travail critique en histoire. Constatant et analysant les nécessités de l’étayage dans le processus complexe de la problématisation, l’autrice en vient à interroger comment « pouvoir utiliser dans l’avenir ce qu’on a appris » en vue de « s’affronter à des situations nouvelles » (p. 117). La démarche historienne comporte cette difficulté propre : un même document ne se répète pas deux fois, donc la familiarisation avec les compétences de l’esprit critique comporte des processus d’apprentissage sans doute spécifique en histoire. C’est ici qu’intervient l’hypothèse exemplar, concept venant de l’historien et philosophe des sciences Thomas Kuhn, déjà travaillé en didactique de l’histoire par Sylvain Doussot. Les quinze dernières pages de l’ouvrage ouvrent de stimulants questionnements sur la place de la réflexivité dans les apprentissages, en vue de viser rien moins que « l’institutionnalisation de la classe en communauté ana-logue à la communauté scientifique » (p. 137) – le didacticien de la philosophie que je suis ne peut s’empêcher de penser au concept de « communauté de recherche » que Lipman reprend à Peirce, en assumant pareillement une telle homologie. Une telle exigence mène vers une conceptualité de la compétence comme toujours en formation : il s’agit moins de les acquérir que de les développer (p. 153) et de les remettre en chantier à chaque occasion de lecture historique d’un document.

L’une des phrases qui condense le mieux le problème de ce livre nous est livrée vers la fin : « comment enseigner aux élèves à ne pas rechercher l’objectivité mais à mettre au travail la subjectivité de tout document ? » (p. 133) Il s’agirait d’échapper à la fois à la simple routine de « procédures » (p. 150), contraire à l’esprit formateur de la problématisation, mais de ne pas non plus demeurer prisonnier du « cadrage oral de la professeure » (p. 152), signe que l’autonomie ne se développe pas à cause, sans doute, de la complexité ou de l’ambition du cadre théorique de la problématisation dans les situations forcées imaginées.
C’est tout l’intérêt de cet ouvrage de décrire, enquête empirique à l’appui, ce fragile équilibre entre, d’un côté, une pseudo-autonomie réduite à des automatismes procéduraux contractés et, de l’autre, une impossible autonomie provoquée par l’irréductible singularité de situations impossibles à relier entre elles. Problématique éducative vieille comme le monde, mais ici finement analysée dans le cadre spécifique de la formation de l’esprit critique dans l’enseignement scolaire de l’histoire.

Sébastien CHARBONNIER
Université de Lille
CIRELULR 4354

Bibliographie

Fabre M. & Musquer A. (2009) « Les inducteurs de problématisation » – Les Sciences de l’Éducation, Pour l’Ère Nouvelle 42, 3 (111-129).

Spirale – Revue de Recherches en Éducation – 2023 N° 72 (95-122)