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mercredi 13 septembre 2023

« Quelle littérature pour quels lecteurs à l’école ? »
Présentation
- Spirale 72 (2023)

Sommaire

Dans le cadre de ce numéro 72 la revue Spirale, nous nous sommes intéressée au rôle et à la place assignés à la littérature à l’école. En cela, nous poursuivons notre recherche sur les liens entre littérature, enseignement et éducation (Finet, 2019). En effet, l’importance des livres dans l’éducation des enfants et des adolescents est soulignée très tôt par les humanistes : Montaigne, Rabelais ou encore Érasme. On se souvient du programme d’éducation du jeune Gargantua. Certains ouvrages, au fil d’une histoire qui débute au XVIIIe, sont devenus des classiques comme Les Aventures de Télémaque, Le Tour de la France par deux enfants ou encore Les Voyages extraordinaires de Jules Verne, et assument et revendiquent cette visée d’apprentissage. Cette littérature est donc à la fois contemporaine et inscrite dans une histoire longue. Explorer cet objet demande de distinguer plusieurs dimensions.
La première dimension concerne la fonction éducative et morale de la lecture des livres par les enfants. Isabelle Nières-Chevrel rappelle qu’une longue tradition héritée du Moyen Âge confère à ces livres une dimension d’exemplum et qu’ils se définissent par une oscillation entre placere et docere (Nières-Chevrel, 2009). La portée moralisatrice d’un certain nombre d’ouvrages pour enfants est rappelée plus près de nous par Cécile Boulaire (Boulaire, 2008 : 250). Pourtant la plupart de ces ouvrages ne sauraient être réduits à cette seule dimension faute de quoi ils s’inscriraient alors dans la catégorie des romans scolaires (Marcoin & Tison, 2011). La relation éducative nouée par le livre est également rappelée par Paul Hazard, pour lequel « l’amour du livre suppose une comparaison entre les plaisirs faciles et les plaisirs délicats, avec un choix décidé pour les seconds, une certaine personnalité, un certain sens de l’effort, le goût du recueillement, de la réflexion, la résistance à la trépidation qui est devenu le rythme de notre vie, bref toute une attitude morale. Voilà pourquoi le problème de la défense du livre est, au premier chef, un problème d’éducation » (Prince, 2010 : 213).
Par ailleurs, selon Hélène Merlin-Kajman, « la littérature touche un public fondamentalement indéterminé – sans indétermination du public pas de littérature. On peut le dire autrement : la littérature regroupe des textes lancés dans le temps pour y durer, pour se transmettre » (Merlin-Kajman, 2019).
La deuxième dimension est celle des pratiques. Du livre unique de lecture du second empire aux listes indicatives d’ouvrages proposée aux enseignants de l’école primaire, publiées sur le site du ministère de l’Éducation nationale depuis 2002, la question des lectures pour les enfants et de leur fonction est présente dans la réflexion des enseignants et des pédagogues. Ainsi que le montrent les travaux menés depuis une vingtaine d’années, sur l’enseignement du français et de la lecture par André Chervel, Anne-Marie Chartier, Jean Hébrard et Marie-France Bishop notamment. A.-M. Chartier rappelle que « les maîtres des années Ferry […] continuent de croire au pouvoir instructif et éducatif de la lecture scolaire, même s’ils parlent de « faire l’éducation morale » plutôt que de "perfectionner la vertu" » (Chartier, 2007 : 161). Les premiers textes officiels qui introduisent « des éléments de littérature française » sont ceux de mars 1882 (Bishop, 2010 : 13). Selon M.-F Bishop, « il s’agit de mettre en place une lecture éducative des œuvres littéraires plutôt qu’un enseignement de la littérature » (Bishop, 2010 : 13). A.-M. Chartier précise, de son côté, que « depuis le 27 juillet 1882, les programmes prévoient des lectures à haute voix par le maître, deux fois par semaine, des morceaux empruntés aux auteurs classiques » (Chartier, 2007 : 181). Cependant, d’après M.-F. Bishop, si ce projet disparaît dès les programmes de 1887, la lecture des textes littéraires demeure très présente et occupe une place centrale dans le projet des républicains. C’est en 2002 que la littérature, en tant qu’entrée spécifique, revient dans les programmes du cycle 3. Par ailleurs, selon A.-M. Chartier « après le modèle encyclopédique des lectures instructives, puis le modèle éducatif du récit moralisant, c’est un modèle culturel des lectures littéraires qui se met en place au tournant du siècle » (Chartier, 2007 : 180). Se posent alors la question des lectures proposées aux élèves, – le premier ouvrage de ce type pour les dernières classes de l’enseignement primaire paraît en 1895 [1]– et celle des écrivains sélectionnés dans ce type de manuels. Elle souligne en outre que les extraits des textes littéraires « servent surtout à apprendre l’orthographe » et qu’un décalage apparaît entre les auteurs pour le primaire « bien plus récents » que ceux du secondaire (Chartier, 2007 : 183). Si, à partir des années 1900, les manuels spécialisés remplacent peu à peu les livres uniques, ces ouvrages donnent lieu à une lecture à haute voix. Cette pratique de lecture collective est renforcée par les instructions de 1923 qui mettent l’accent sur la lecture expressive. Selon A.-M. Chartier, cette lecture répétitive, essentiellement collective et orale, « ne cherche pas à transformer les enfants en “lecteurs de livre" » : ce sont des extraits qui sont donnés à lire aux élèves dont « l’avantage incomparable [est de permettre] de baigner les élèves dans la prose des grands stylistes, sans scandaliser la jeunesse ni encourir les foudres des censeurs » (Chartier, 2007 :186). Pour M.-F. Bishop les instructions de 1958 constituent une « rupture importante »] puisque [« les élèvent doivent lire seuls, à la maison "des livres qui plaisent aux enfants" » et que « pour la première fois l’élève se retrouve seul face à des lectures longues » (Bishop, 2010 : 16).
Malgré la modernisation enclenchée par le plan Rouchette de 1967, la question de la lecture des textes littéraires à l’école élémentaire demeure longtemps, selon M.-F. Bishop, un impensé (Bishop, 2010 : 20), et c’est à partir du moment où la littérature pour la jeunesse entre officiellement dans les programmes et est reconnue en tant que support d’apprentissage, en 2002, que des travaux y sont consacrés. Pour A.-M. Chartier, à la suite de ces instructions, avec la publication sur le site du ministère l’Éducation nationale des listes indicatives d’ouvrages [2], « l’école se donne toujours pour mission de construire une culture commune entre enfants et entre générations », mais désormais « la liste ouverte mais limitée fait la part belle aux œuvres contemporaines et confie aux écoles le soin d’élaborer leur propre sélection », ce qui instaure « une nouvelle instance de légitimation de la littérature de jeunesse pratiquée et non prescrite ». Elle conclut en affirmant que « c’est bien ce que visait l’adjectif "classique" employé sous Ferry : les classiques ce sont les auteurs et les œuvres lus dans les classes. Dans la littérature de jeunesse comme dans la littérature tout court, une école qui veut transmettre, et pas seulement inciter, ne cesse de construire et de reconstruire des "classiques" » (Chartier, 2007 : 215). Par ailleurs, si on considère avec Roger Chartier que les communautés de lecteurs se fondent sur « des usages du livre, des façons de lire et des procédures d’interprétation » (Chartier, 1989 : 1510), on peut alors envisager que les pratiques de lecture en classe en permettent l’émergence.
La troisième dimension est celle de la littérature pour la jeunesse à proprement parler : celle des œuvres. En effet, la volonté de créer une culture commune grâce aux ouvrages sélectionnés par la liste Eduscol n’entre-t-elle pas en contradiction avec cette idée de la littérature qui ne serait pas « adressée » et qui serait lancée dans le temps pour durer ? Autrement dit, les livres recommandés par la liste Eduscol et désignés par l’expression « littérature de jeunesse », qui met l’accent sur le côté littéraire de ces ouvrages, permettent-ils aux jeunes élèves de faire l’expérience de « ces plaisirs délicats », « du sens de l’effort », « du goût du recueillement » et « de la réflexion » pointés par Paul Hazard, et de quelle(s) façon(s) ? En outre, la visée éducative des ouvrages adressés aux enfants se trouve renforcée par la présence d’images dont tout le monde, depuis Comenius, s’accorde à penser qu’elles facilitent l’accès aux propos et idées présents dans les livres. Ces ouvrages adressés aux plus jeunes permettent non seulement d’apprendre à lire, mais aussi à lire les images qui les constituent. Au-delà se pose également la question de la constitution d’un patrimoine littéraire commun, reconnu, qui participerait à l’éducation des enfants. Ce sont donc les usages, les manifestations et la façon dont l’école s’empare des livres adressés aux plus jeunes qui sont ici explorés.
Toutes ces dimensions s’entrecroisent et se retrouvent dans les contributions présentées dans ce numéro. Francis Marcoin s’attache à mettre en relief les différentes acceptions que le terme « littérature » recouvre selon les époques dans les différents textes officiels qu’il analyse. Dans un premier temps, la lecture se définit dans son rapport à la morale et à l’oralité. L’oralisation est à la fois un moyen de partage et de compréhension. Elle prend certes appui sur la lecture à haute voix du maître ainsi que sur l’entretien et le dialogue à haute voix au sujet du texte lu, mais aussi sur la récitation orale du texte appris « par cœur », et les textes dictés à haute voix par l’enseignant. Si les instructions officielles de 1923 mettent en avant une approche qui n’est plus seulement éthique, mais aussi esthétique ; celles du milieu du XXe siècle mettent en avant la notion d’extrait ainsi que l’importance de la langue contemporaine qui est alors opposée à la langue classique. L’auteur reprend ensuite les instructions officielles de 1972 et montre qu’à la suite du plan Rouchette, la littérature est placée sous l’autorité de la linguistique et de la psychologie. La perspective communicationnelle avec la mise en avant des textes fonctionnels relègue la langue littéraire à un autre domaine. Enfin, il termine ce panorama avec les instructions officielles de 2002 qui, en introduisant la littérature comme discipline d’enseignement dans le premier degré, lui font courir le risque d’être assignée à une fonction esthétique ou fantaisiste. Désormais, la lecture des textes littéraires se focalise sur les questions socialement vives et ce sont donc des exigences éthiques qui sont liées à la littérature. Il conclut en deux temps. D’abord la question de la morale est toujours présente quand il s’agit de littérature pour la jeunesse, notamment à l’école. Ensuite, il montre le déplacement de la morale imposée par l’institution à l’éthique progressivement construite par l’individu à partir de ses lectures.
L’article de Sébastien-Akira Alix présente de manière inédite un pan des pratiques pédagogiques mise en place à l’école laboratoire de l’Université de Chicago entre 1896 et 1904. Il expose en effet la méthode et les pratiques d’enseignement de la littérature et de la langue anglaise. Il montre comment Porter L. Mac Clintock, qui fut chargée de ces cours, a mis en pratique les idées éducatives de John Dewey. Sébastien-Akira Alix montre que l’objectif de ce cours était de former chez les élèves un goût pour les bons livres et de solides habitudes de lecture en leur permettant notamment de fréquenter des morceaux choisis d’auteurs considérés comme excellents. La littérature est ici perçue comme un art dont l’enseignement a pour finalité de procurer un plaisir esthétique aux élèves. Le rôle de l’oral du maître est ici fondamental, et ce parti pris rejoint partiellement ce que F. Marcoin a souligné quant à la place de l’oral dans l’enseignement de la littérature en France. En effet, le maître doit faire aimer le texte à ses élèves et le partage s’appuie au départ sur la lecture de l’enseignant et des discussions informelles qu’il mène. Les ouvrages choisis sont considérés comme des supports à l’expérience artistique et intellectuelle. La méthode mise en œuvre et exposée par S.-A. Alix se démarque des autres par la place accordée au théâtre dans cet enseignement de la langue et de la littérature. Il permet aux élèves d’appréhender les grands textes de manière affective et émotionnelle en adaptant le texte lu pour la scène et ensuite en jouant cette adaptation. La question de l’émotion, portée par le texte littéraire et ressentie par le lecteur, sur laquelle repose en partie cet enseignement se retrouve également dans les instructions officielles du premier degré de 2002 ainsi que le montre F. Marcoin.
La contribution de Catherine Jung et de Xavier Riondet constitue également un apport intéressant pour la recherche puisqu’ils mettent en lumière le travail d’une autrice peu connu Clara Juranville. Ils montrent comment elle a contribué à l’éducation morale et littéraire des jeunes filles de la deuxième moitié du XIXe siècle. En effet, ses ouvrages avaient pour but d’apporter de véritables connaissances aux jeunes filles participant ainsi à leur émancipation et à leur éducation de futures mères de famille et de citoyennes. Si on peut rapprocher ses ouvrages des « romans scolaires » étudiés par F. Marcoin, il n’en demeure pas moins que le but de l’autrice était de permettre aux jeunes filles de recevoir une éducation plus complète que celle qui leur était jusque-là destinée. De cette façon, le travail de C. Juranville ne peut être passé sous silence.
Zoé Commère, de son côté, aborde d’un œil nouveau l’œuvre de Jules Verne. Elle s’intéresse, en effet, aux différents usages de l’œuvre et du personnage de Jules Verne à l’école et dans les ouvrages de littérature pour la jeunesse. Si nous avons l’habitude de croiser l’œuvre de Jules Verne sous différentes for¬mes qui contribuent à sa patrimonialisation, notamment dans des bandes dessinées et des mangas, formes particulièrement prisées des jeunes lecteurs, Z. Commère met en lumière la patrimonialisation de l’auteur. En effet, l’auteur devient désormais un personnage dans des œuvres qui relèvent du « steampunk ». On assiste alors, en dépit des intentions didactiques de l’auteur, à une réorganisation et à une réorientation de son œuvre.
Les aspects didactiques de la question sont abordés dans les deux derniers articles de ce dossier, qui rendent compte d’un travail de recherche mené dans des classes. Catherine Huchet et Annette Schmel Postaï exposent un travail mené dans une classe de CP-CE1 dans le cadre du dispositif qu’elles ont créé : Parcours Problema Littérature et s’intéressent à l’engagement éthique dans le texte littéraire. L’objectif de ce parcours est de permettre aux élèves, futurs citoyens, de développer une réflexion critique et engagée à la hauteur des enjeux socio-scientifiques contemporaines. Leur recherche s’inscrit dans la lignée de ce que F. Marcoin a souligné au sujet du changement de la morale vers l’éthique et des questions socialement vives abordées dans les ouvrages destinés aux plus jeunes. Après avoir montré les enjeux éducatifs des « éducations à » et des « questions socialement vives », elles abordent la question de l’enseignement interdisciplinaire à la croisée de la littérature, des sciences et de l’EMC, à partir d’un album de littérature de jeunesse Sur mon île , pour interroger un « problème pernicieux ». L’objectif est de transmettre aux élèves les outils nécessaires pour se repérer dans un monde problématique. Elles mettent en évidence le rôle essentiel de l’enseignant lors de la lecture du texte littéraire : ce sont les échanges qu’il met en place et qu’il mène qui permettent aux élèves d’appréhender le texte. Elles concluent en soulignant la réelle difficulté didactique à tenir ensemble les différents enjeux (littéraires et scientifiques) sans les inféoder l’un à l’autre. Se trouvent ici interrogés la place et le rôle du texte littéraire quand les enjeux éducatifs impriment leur marque au texte ou à sa lecture, ce qui rejoint d’une certaine façon l’exposé de C. Jung et X. Riondet au sujet de l’œuvre de C. Juranville.
Enfin, Anne Laure Biales expose dans son article une recherche doctorale. Elle s’est intéressée à la culture plurielle et plurilingue des élèves du secondaire. Pour ce faire, elle a étudié les pratiques mises en place dans les classes qui permettent de tenir compte des lectures personnelles que les élèves font à la maison, dans une autre langue que le français. Son travail met en avant la représentation qu’ont les enseignants de la culture littéraire de leurs élèves. Elle expose également deux dispositifs mis en place dans les classes où elle a enquêté. Si le carnet de lecteur est désormais bien connu, en revanche la biographie de lecteur, elle, est moins pratiquée. Or, ce retour réflexif s’avère être une aide tant pour l’élève que pour l’enseignant. Elle met ainsi en avant l’importance de la bande dessinée et des mangas dans la vie littéraire des élèves, et rejoint sur ce point Z. Commère qui a montré l’importance des adaptations de Jules Verne dans ces médias. Elle conclut en montrant que la culture littéraire construite par et à l’école existe parallèlement à celle vécue en dehors de l’école. L’étape suivante consisterait à faire en sorte que l’école tienne compte de l’autre sans réduire ses exigences.

Béatrice FINET
CAREF
Université de Picardie-Jules Verne

Bibliographie

Bishop M.-F. (2010) « Éclairage historique sur une discipline plurielle » – Le Français Aujourd’hui 168 (11-22).
Boulaire C. (2008) « La Littérature en album est-elle (encore) subversive ?, L’album contemporain pour la jeunesse : nouvelles formes, nouveaux lecteurs ? » – Modernités 28 (237-250).
Chartier A.-M. (2007) L’école et la lecture obligatoire. Paris : Retz.
Chartier R. (1989) « Le Monde comme représentation » – Annales. Économies, Sociétés, Civilisations 44, 6 (1505-1520).
Hazard P. (1967) Les Livres, les enfants et les hommes. Paris : Hatier.
Marcoin F. & Tison G. (2011) « Le Roman scolaire entre pédagogie et littérature » – Cahiers Robinson 29 (5-22).
Merlin-Kajman H. (2019) « (Trans-)historicité, transhistoricité et transitionnalité (de la littérature) » – Fabula-LhT 23.
http://www.fabula.org/lht/23/merlin...
Nières-Chevrel I. (2009) Introduction à la littérature de jeunesse. Paris : Didier-Jeunesse.
Prince N. (2010) La Littérature de jeunesse. Paris : Armand Colin.

Spirale - Revue de Recherches en Éducation – 2023 N° 72 (3-8)

[1Cité par A.-M. Chartier Lectures courantes extraites des écrivains français par Guillaume Jost et Albert Cahen. Il sera réédité jusqu’en 1920.

[2qui n’a cessé, depuis, d’être réactualisée en 2004, 2007, 2013 et 2018.