Coordination
Marie-Christine POLLET (Université Libre de Bruxelles)
Marc ROMAINVILLE (Université de Namur)
« La dynamique et le développement du courant de la pédagogie universitaire marquent le pas » [1] Telle était l’entrée en matière de l’annonce, pour le moins défaitiste, d’un récent colloque qui s’est tenu à Toulouse en 2019 sur les perspectives de la pédagogie universitaire. Ce n’est pas la première fois que cette impression de stagnation du champ est évoquée, ce qui témoigne de sa grande difficulté à, en même temps, se structurer, se développer et se faire reconnaître. Ce doute lancinant resurgit périodiquement depuis la création de cette appellation, fort ambiguë au demeurant comme cela sera expliqué dans l’introduction au numéro thématique [2], de « pédagogie universitaire ». En témoignent notamment, dans la première décennie des années deux mille (soit 40 ans après l’émergence de l’expression elle-même dans le cadre de l’AIPU, Association Internationale de Pédagogie Universitaire), les deux numéros spéciaux suivants : le premier, publié en 2008 (Loiola & Romainville, 2008) décrivait encore ce champ comme un « espace intellectuel en émergence » et le second, en optant pour un titre plus optimiste, cherchait sans doute à conjurer le mauvais sort qui semblait s’acharner sur ce champ (De Ketele, 2010).
Cependant – pour relativiser ce préambule un rien morose –, il convient de signaler que d’autres champs, certes eux aussi en construction, revendiquent une certaine proximité avec la pédagogie universitaire, lui attribuant ainsi, de facto, un statut. Par exemple, le champ des Littéracies universitaires, dont Delcambre (2013 : 570) dit qu’il « n’est pas sans rapport avec ce qui se construit sous le nom de “Pédagogie universitaire” ». Et à son sujet, la même auteure en légitime, en quelque sorte, le développement et la reconnaissance : « elle n’apparaît en France que très récemment, comparativement aux trois ou quatre décennies d’existence de ce mouvement qui s’est développé essentiellement au Québec et en Belgique sur le modèle des recherches anglo-saxonnes sur la formation universitaire professionnelle » ( ibid .).
Une des spécificités de la pédagogie universitaire est de constituer un champ à la fois multidisciplinaire et multidimensionnel. Les productions scientifiques du champ, que ce soit les communications aux colloques (telles que celles de l’AIPU) ou les articles publiés dans des revues spécifiques au champ (Revue Internationale de Pédagogie de l’Enseignement Supérieur (RIPES) ou Teaching in Higher Education) montrent clairement l’origine très diverse des disciplines convoquées : psychologie et sciences de l’éducation, sociologie, linguistique et lettres ainsi que les didactiques de pratiquement toutes les spécialités. Par ailleurs, lorsqu’on se penche sur les activités des personnes se réclamant du champ (comme celles des membres des Services Universitaires de Pédagogie), les trois missions traditionnelles de tout champ universitaire s’observent, certes selon des proportions très variables selon le pays concerné et le profil des membres de ces équipes. S’y croisent des pratiques d’enseignement (notamment dans le cadre de programmes spécialisés comme les masters de pédagogie universitaire), de recherche et de services (notamment d’accompagnement de l’innovation pédagogique, en particulier via des outils digitaux). Notons d’ailleurs que selon les configurations, le degré de porosité entre ces trois dimensions est plus ou moins important. Il arrive ainsi que les dispositifs d’aide à la réussite mis en place dans le cadre des missions de service des SUP ne reposent finalement guère sur l’état de l’art en la matière. Cette observation ouvre la question centrale sur le rapport de la pédagogie universitaire avec le mouvement de l’evidence based practice.
Si l’on se penche sur les domaines en émergence ou plus classiques du champ, on peut les organiser en six grandes catégories, à propos desquelles les contributions attendues sont invitées à analyser l’état de la recherche.
– La première et la plus ancienne – ce qui peut aisément se comprendre en termes de mise à distance de l’objet d’étude (et donc d’absence de remise en cause possible) par rapport aux universitaires – a trait aux pratiques étudiantes. On s’intéresse alors aux manières dont les étudiants apprennent dans l’enseignement supérieur. Foisonnant, ce domaine a conduit à la création de nombreux concepts féconds tels l’approche d’apprentissage, la conception de l’apprentissage ou la notion de croyances épistémiques. Elle a, par ailleurs, importé une série de concepts qui avaient été créés dans le cadre d’autres niveaux du système éducatif, comme celui de rapport au savoir. Plus récemment cette thématique s’est étendue au rôle des émotions et en particulier aux stratégies de régulation émotionnelle des étudiants, surtout lors de la transition délicate entre le secondaire et le supérieur.
– Souvent en relation avec la première – parce que les premières études ont porté prudemment sur des dimensions relatives aux étudiants –, la deuxième catégorie porte sur les facteurs de réussite, d’échec et d’abandon. Dans tous les pays du monde, la transition entre la fin des études secondaires et le début de l’enseignement supérieur pose de redoutables problèmes, que ceux-ci soient liés à la massification du public étudiant du dernier tiers du XXe siècle et à l’échec massif qu’elle a engendré ou à d’autres évolutions telles que les modifications des attentes professionnelles par rapport au profil des diplômés. De nombreuses études ont alors cherché à comprendre comment expliquer ce hiatus et ici aussi des concepts originaux ont été forgés, tels que l’affiliation (Coulon, 1997), l’intégration académique et sociale (Tinto, 1993) et les genres académiques (Pollet, 2001 ; 2019).
– Un troisième domaine, plus récent, a trait aux pratiques enseignantes et en particulier à leur évolution dans le cadre de l’appel implicite et général à l’innovation pédagogique. Cette thématique comprend un volet de recherche visant à une meilleure compréhension des logiques des pratiques des enseignants-chercheurs (par ex., Paivandi & Younès, 2019) et un volet davantage orienté vers le changement de pratiques (par ex., Leduc, 2013).
– Fortement liée à la précédente, la quatrième catégorie concerne la formation pédagogique du personnel enseignant avec un volet de recherche en pleine ébullition ces dernières années. De nombreuses études ont effet tenté de mesurer les effets de ces formations sur les conceptions de l’enseignement des enseignants-chercheurs et, à plus long terme, sur leurs pratiques elles-mêmes, ces derniers effets étant souvent approchés via le recueil des intentions de transfert (cf. le numéro spécial « Former les universitaires en pédagogie » de la revue Recherche & Formation en 2011). De nombreux modèles de développement professionnel ont éga-lement émergé de ces réflexions, en particulier le mouvement du Scholarship of Teaching and Learning (SoTL), suggérant d’impliquer les enseignants-chercheurs dans des activités d’investigation scientifique rigoureuse sur leur propre enseignement (Rege Colet et al., 2011).
– Par ailleurs, la récente crise sanitaire de la Covid-19 a démultiplié l’intérêt pour le recours aux outils digitaux dans l’enseignement supérieur, en particulier pour l’enseignement et l’évaluation à distance. Poussées par des impératifs urgents, les réflexions ont été foisonnantes à la fois sur les outils eux-mêmes mais aussi sur ce que ces transformations disent de nos pratiques ordinaires et sur ce qu’elles permettent de remettre en question, comme le montrent notamment le numéro spécial, monté en quelques semaines, de la revue e-JIREF (Detroz et al., 2020), ou les contributions et débats proposés plus largement dans le dernier numéro de Distance et Médiation des Savoirs, consacré aux questions posées par l’hybridation de modes d’enseignement universitaire à distance et en présence (Remond, Dumas & Burgos, 2020). Ainsi, les TICE ont, comme souvent, été un cheval de Troie d’une réflexion pédagogique plus large. Par exemple, la nécessité d’une évaluation à distance et donc dénuée d’un contrôle aisé des sources utilisées par l’étudiant pour répondre aux questions a mis au-devant de la scène des questions fondamentales en matière d’évaluation : que cherche-t-on véritablement à certifier ? Les niveaux taxonomiques des questions et consignes sont-ils adéquats par rapport à ces objectifs d’évaluation ? Ces façons d’évaluer sont-elles encore congruentes par rapport aux évolutions des pratiques professionnelles, dès lors que ces dernières recourent de plus en plus à des ressources numériques ?
– Enfin, on pourrait déceler un sixième domaine dans le développement de connexions établies de plus en plus fréquemment entre la pédagogie universitaire et les didactiques des disciplines dans l’enseignement supérieur, que Reuter analyse sous le nom de « didactiques des disciplines universitaires » (Reuter, 2012). Nous songeons surtout à ce que le champ des Littéracies universitaires, évoqué plus haut, voit bouillonner depuis une vingtaine d’années à propos des pratiques de l’écrit dans l’enseignement supérieur et, plus particulièrement, l’écriture de recherche (e.a. : Lidil 17, 1998 ; Enjeux 53 et 54, 2002 ; Pratiques 121/122 (2004) et 153/154 (2012) ; Tutin et Grossmann, 2013 ; Boch & Frier, 2015 ; Pollet, 2019). La question des interactions entre ce champ et celui de la pédagogie universitaire nous semble intéressante à investiguer.
Par le biais de ces six domaines dans lesquels se développe la pédagogie universitaire ces dernières années, le présent numéro tentera d’apporter un certain nombre de réponses aux grandes questions suivantes. La pédagogie universitaire existe-t-elle en tant que champ universitaire, dans un sens analogue à la notion de champ de Bourdieu (Wagner, 2016), à savoir un microcosme relativement autonome à l’intérieur du monde académique, ayant ses règles propres et poursuivant des finalités spécifiques ? Pourquoi ce champ rencontre-t-il tant de peine à se structurer ? Quels sont les domaines dans lesquels les avancées sont notables et ceux qui manifestement « marquent le pas » ? Quelles sont les avancées les plus frappantes enregistrées ces dernières années et quels en sont les apports les plus décisifs ? Dans certains cas de stagnation patente, comment expliquer le manque de développement observé ? Quels facteurs internes au champ mais aussi externes pourraient-ils être considérés comme étant à la source de ces difficultés ? Quels peuvent être les apports des travaux en pédagogie universitaire dans d’autres champs de recherche ? Enfin, la question des éventuelles variations de la recherche selon les pays mérite d’être explorée elle aussi, en la reliant à la description des con-textes géopolitiques et socioculturels.
Barbier J.-M. (2001) « La constitution des champs de pratiques en champs de recherche » – in : J.-M. Beaudouin et J. Friedrich (éds.) Théories de l’action et éducation (305-317). De Boeck Université.
Boch F. & Frier C. (éds.) (2015) Écrire dans l’enseignement supérieur. Des apports de la recherche aux outils pédagogiques. Grenoble : Ellug.
Chaliès S. & Talbot L. (éds.) (2019) La pédagogie universitaire : quelles perspectives ? Toulouse : Éditions CEPADUES.
Coulon A. (1997) Le Métier d’étudiant. L’entrée dans la vie universitaire. Paris : PUF.
De Ketele J.-M. (2010) « La pédagogie universitaire : un courant en plein développement » – RFP 172 (5-13).
Delcambre I. (2013) « Le mémoire de Master : ruptures et continuités. Points de vue des enseignants, points de vue des étudiants » – Linguagem em (dis)curso 13, 3 (569-612).
Detroz P, Tessaro W. & Younès N. (2020) « Évaluer en temps de pandémie » – Journal International de Recherche en Éducation et Formation Numéro Hors-série 1 (1-3).
Durkheim E. (2003 [1922]) Éducation et sociologie. Paris : PUF.
Leduc L. (2013) Rédiger des plans de cours. De la théorie à la pratique. Bruxelles : De Boeck.
Tutin A. &Grossmann F. (éds.) (2013) L’écrit scientifique : du lexique au discours. Autour de Scientext. Rennes : PU de Rennes.
Loiola F. A.& Romainville M. (2008) « La recherche sur la pédagogie de l’enseignement supérieur. Où en sommes-nous ? » – Revue des Sciences de l’Éducation 34, 3 (529-535).
https://doi.org/10.7202/029507ar
Paivandi S. & Younès N. (2019) À l’épreuve d’enseigner à l’Université. Enquête en France. Bruxelles-Berne : Peter Lang.
Pollet M.-Ch. (2001) Pour une didactique des discours universitaires. Étudiants et système de communication à l’université. Bruxelles : De Boeck.
Pollet M.-Ch. (2019) Former à l’écriture de recherche. De la compréhension à la production : réflexions et propositions didactiques. Namur : PU de Namur.
Rege Colet N., McAlpine L., Fanghanel J. & Weston C. (2011) « Le concept de Scholarship of Teaching and Learning » – Recherche et Formation 67 (91-104).
Remond É., Dumas P. & Burgos D. (2020) « Entre distance et présence : la formation à l’heure de l’hybridation » – Distances et Médiations des Savoirs 30.
http://journals.openedition.org/dms/4961
Reuter Y. (2012) « Les didactiques et la question des littéracies universitaires » – Pratiques 153-154 (161-176).
Romainville M. (2006) « L’illusion réflexive » – Formation et Pratiques d’Enseignement en Questions 3 (69-81).
Tinto V. (1993) Leaving college : Rethinking the causes and cures of student attrition (2d ed.). Chicago : University of Chicago Press.
Wagner A.-C. (2016) « Champ » – in : S. Paugam (dir.) Les 100 mots de la sociologie (50-51). Paris : PUF (QSJ).
Enjeux 53 et 54 (2002) L’écrit dans l’enseignement supérieur (I et II).
Lidil 17 (1998) Pratiques de l’écrit et modes d’accès au savoir dans l’enseignement supérieur.
Pratiques 121/122 (2004) Les écrits universitaires.
Pratiques 153/154 (2012) Littéracies universitaires : nouvelles perspectives.
Calendrier et consignes aux auteurs
Octobre 2020 : Appel à contributions
Réception des projets d’articles (voir ci-dessous) : 15 décembre 2020
Signification aux auteurs que leur projet est retenu : 15 janvier 2021
Réception de l’article (30 000 signes, tout compris) : 15 avril 2021
Communication des avis des experts : 15 juin 2021
Réception de l’article définitif : 15 septembre 2021
Livraison du numéro : décembre 2021
Publication : février 2022
Nous attendons pour le 15 décembre 2020 un résumé d’une page présentant le projet d’article envisagé, une pro-blématique générale et le questionnement qui en découle, le cadre théorique, les choix méthodologiques et les données sur lesquelles vous travaillez, ainsi que quelques résultats, même très provisoires.
Vous veillerez à y indiquer également :
– vos noms, prénoms
– votre institution
– votre adresse postale professionnelle et une adresse électronique
– un titre d’article
Les propositions sont à envoyer en fichier attaché (en format. doc ou. docx) à Marie-Christine Pollet et Marc Romainville, par courriel :
mcpollet@ulb.ac.be
marc.romainville@unamur.be
Si vous souhaitez envoyer un article développé dès cette première échéance, nous le lirons avec la même atten-tion. L’intitulé du fichier sera nommé comme suit : Spirale69_votre nom.doc (ou. docx).
Les propositions retenues donneront lieu à une proposition d’article qui n’excèdera pas 30 000 signes (espaces compris), attendue pour le 15 avril 2021. Elle sera rédigée en utilisant la feuille de style et en suivant strictement les options rédactionnelles spécifiques à la revue Spirale, notamment en ce qui concerne la bibliographie : http://spirale-edu-revue.fr/spip.php?article635
Elle sera soumise à un logiciel anti-plagiat avant le processus d’expertise.
Si des révisions devaient être nécessaires, la version définitive des articles et de la présentation devra être remise au plus tard le 15 septembre 2021.
La publication sera conditionnée par la signature d’un contrat d’édition.