Isabelle MILI
Catherine GRIVET BONZON
(Université de Genève)
DES TRADITIONS INTERPRETATIVES
Une longue tradition allemande associant expérience esthétique et interprétation marque l’enseignement musical de son empreinte (Hellekamps & Musolff, 1993 ; Koch, 2008 ; Liebsch, 2016). Dans un texte intitulé Interprétation didactique de la musique, Jank (1996) s’appuie sur cette tradition et sur une approche philosophique de l’expérience esthéti-que (Gadamer, 1965 ; Harmann, 1953 ; Boehm, 1990). Il énonce certaines caractéristiques d’une didactique accordant une place à l’expérience esthétique. Selon Jank (1996 : 255, notre traduction) :
« Un cours qui prend en compte les potentialités de l’expérience esthétique doit être conçu et structuré en faisant preuve d’une certaine ouverture. Mais cette ouverture ne signifie pas que les contenus et la structure du cours soient laissés au hasard, ni qu’ils soient à bien plaire. Elle trouve ses marques grâce à quatre paires de concepts (qu’il est possible de compléter). Ces paires fonctionnent comme des pôles et fixent didactiquement un horizon à l’écoute avertie et à la signification musicale. Les voici :
– objet – sujet
– perception esthétique – expérience esthétique
– décodage – expérience esthétique
– écoute musicale – production musicale. »
On notera que la perception est étroitement imbriquée dans le système didactique ébauché par Jank dans ce passage ; l’auteur insiste sur la nécessité de créer, didactiquement, un espace particulier, pour que l’interprétation soit possible ; le décodage (des paramètres sonores, des aspects formels et structurels d’une œuvre, des caractéristiques de l’un ou de l’autre genre musical…), fait partie des éléments d’un système visant à réunir les conditions de l’expérience esthétique en milieu scolaire ; les activités de réception (écoute) et de production (faire de la musique) sont susceptibles de fonctionner comme un binôme ; l’interprétation de la musique est, du point de vue didactique, bien davantage qu’un simple face-à-face avec une œuvre.
Une autre tradition vivace est celle de l’interprétation dans les arts visuels en Italie et en France. En 2012, le Musée du Louvre organisait par exemple un cycle de conférences et de colloques intitulé : Le sens de l’œuvre – Le sens à l’œuvre. De l’interprétation dans les arts visuels, qui était présenté ainsi :
« L’interprétation, dans la mesure où elle constitue l’œuvre en tant que telle et la distingue d’un simple objet, est inhérente au phénomène artistique : jusqu’à un certain point, chaque œuvre d’art est réinventée par le regard qui s’y attache. L’interprétation est créatrice. C’est l’idée à laquelle fait allusion la traduction française du titre de l’étude désormais classique de Salvatore Settis sur les différentes interprétations de La Tempête de Giorgione : L’invention d’un tableau. (1978). De ce point de vue, l’œuvre, notre recherche du sens et les jeux d’interprétations qui procèdent de cette rencontre apparaissent comme un tout. [1] »
Que La Tempesta, titre original du tableau, ne soit en français qu’un orage et soit passée à la postérité comme une « Tempête », constitue déjà un indice du fonctionnement de l’interprétation. À propos de cette toile, le journal Le Monde a titré (édition du 5 août 2019) [2] « Peinture : déchaînement d’érudition autour de La Tempête de Giorgione ». Signe que, 41 ans après l’ouvrage de Settis (1978), la recherche de significations d’une œuvre datant du début du XVIe siècle continue de faire débat. Quant aux interprétations, elles poursuivent leur cours, en cherchant des pistes dans le visible, mais aussi dans l’invisible. De sorte que la foudre, bien présente dans le tableau de Giorgione, est tantôt qualifiée de jupitérienne par tel exégète, tantôt placée dans un contexte biblique (par Settis), manifestant l’exclusion du paradis après le péché originel. Pour valider une interprétation, le recours à l’invisible s’appuie par exemple sur l’identité du commanditaire du tableau (Taddeo Contarini), connu pour être hardi à l’égard de l’iconographie religieuse (Jestat, 1987), ce qui accréditerait une interprétation biblique.
En somme, l’activité d’interprétation se passe dans une forme d’entre-deux où références (à l’histoire de l’art, mais aussi à d’autres productions humaines) et associations libres ont leur rôle à jouer. La trace graphique, les couleurs, les formes, les matériaux « deviennent ainsi le lieu de rencontre entre le réel et l’imaginaire, le réel et le désir, inventant un intermédiaire entre image de perception et image de représentation » (Jeannin-Corbin, 2014 : 5).
PERCEPTION, SAVOIR ET INTERPRÉTATION
S’il est admis que, pour lire un texte et interpréter ce qui est lu, il faut en passer par différents apprentissages (du décodage des signes à la critique), la réception d’œuvres sonores ou plastiques peut susciter, quant à elle, le recours à une certaine forme de spontanéité. Comme si la sensibilité individuelle et les expériences personnelles des élèves permettaient, déjà, l’interprétation. Dans des activités de réception (concerts, visites d’expositions, par exemple), tout se passe alors comme si « la confrontation des élèves avec les œuvres » (pour reprendre l’expression de la Charte présentée le 17 septembre 2018 par les Ministères de la culture et de l’éducation nationale en France ) pouvait avoir lieu sur la base d’une perception individuelle, mais au sein du collectif-classe :
« La confrontation aux œuvres permet aux enfants de se familiariser avec le sensible et de développer leur créativité. À l’heure où les médias de masse concourent à une certaine homogénéisation culturelle, il est très important d’enrichir les perspectives des enfants en leur faisant partager la diversité des arts et de la culture européenne et des autres continents » [3]
La conception sous-jacente à cette Charte suppose une définition de la perception, puisqu’il s’agit de se familiariser avec le sensible. Celle-ci serait une forme de rencontre (une confrontation, dans son acceptation pacifique) peu ou pas médiatisée avec le monde des sons, des formes, des couleurs, des matières… Et cette rencontre sensible serait le substrat premier de l’interprétation, par le sujet, d’un artefact qualifié d’artistique.
Dans l’enseignement musical ou artistique, d’autres conceptions de la perception existent et viennent modifier cette perspective. L’une d’elles insiste sur la distinction entre une perception immédiate et une interprétation. Pour Pastorini (2010), le voir-comme est « un voir, non un interpréter » ; le voir-comme « appartient au domaine de la factualité immédiate de ce qui jaillit à l’improviste sans la médiation d’un raisonnement interprétatif » (Ibid. : 3).
Pour Barbaras (2009) la perception a une double dimension : « la perception se fait là-bas, dans le monde, et elle se fait en moi ; elle rejoint la chose telle qu’elle est en soi et elle saisit cette chose à travers les états du sujet » (p. 8). Ce « là-bas, dans le monde » renvoie à une inscription sociale et historique de l’artefact, impossible à ignorer, même si l’expérience est, selon Barbaras (2009) la conciliation des deux dimensions de la perception.
Arasse (1992), quant à lui, n’a cessé d’interroger les regards multiples qui peuvent être posés sur un tableau. Ce qui l’a amené à problématiser l’œuvre, c’est-à-dire à faire en sorte que les outils interprétatifs remplissent plusieurs conditions cumulatives : qu’ils situent et historicisent le regard sur un tableau, tout en interrogeant le savoir sur ce tableau.
Chatelain (2018) estime de son côté que le rapport subjectif et le développement de représentations personnelles ont été privilégiés par certains critiques, « face à "l’actionnisme musical", c’est-à-dire à une pratique musicale sans réflexion et conceptualisation des expé-riences » (p. 35). Elle voit, « de l’autre côté, les apprentissages construits en rapport avec les travaux en psychologie de l’apprentissage musical (Gruhn, 2004 ; 2008) [qui] se concentrent davantage sur des aspects plus techniques » (Chatelain, 2018 : 35). Selon elle, « cette approche peut être interprétée comme une conséquence des tests tels que PISA. L’adoption des standards de formation dans les curricula allemands a abouti à la demande de pouvoir mesurer les compétences musicales des élèves ».
Que faire de cette articulation entre perception, expérience, savoir et interprétation ? C’est une des questions cruciales pour l’enseignant de musique ou d’arts plastiques et visuels – et, a fortiori, pour la recherche en éducation artistique.
Un prolongement à cette question concerne le choix des outils interprétatifs construits (ou à construire) en classe. Pour les didacticiens comme pour les pédagogues, l’analyse des apprentissages artistiques réalisés en classe n’est pas imaginable sans l’énonciation préalable du fondement épistémologique de l’analyse.
Les contributions attendues pour ce numéro s’inscriront dans six axes :
1. Dimension historique de l’interprétation en éducation artistique
Les traditions musicologique et esthétique questionnent volontiers la dimension historique de l’interprétation des œuvres. Une diversité de définitions et de conceptions de l’interprétation, ainsi qu’une large palette d’activités de production ou de réception censées contribuer à des apprentissages de nature interprétatives témoignent de l’ancrage de cette notion en éducation artistique En revanche, l’interprétation est plus rarement interrogée sous l’angle de la didactique. Inscrites dans des contextes sociaux, culturels et institutionnels porteurs de significations (Judet de la Combe, 1997) et médiatisées par l’enseignant, des traditions interprétatives déterminent un certain rapport aux dimensions historiques de leur transmission. C’est à ces dimensions historiques que s’intéresse ce premier axe.
2. Rapports entre la perception et l’interprétation dans les prescriptions, et l’interprétation dans les actes d’enseignement artistique
Le deuxième axe questionnera
– les prescriptions et les pratiques d’interprétation censées en découler ainsi que les notions sous-jacentes à ces prescriptions et pratiques (perception, culture…),
– le rapport entre les prescriptions officielles, les pratiques effectives et le curriculum (y compris le curriculum caché) d’études artistiques,
– et enfin les biais perceptifs en éducation artistique.
3. Approche située de processus de construction d’un « savoir-interpréter » en enseignement artistique collectif
Que ce soit en duo, dans un orchestre symphonique ou de jazz, dans la pratique de l’orchestre en classe pour la musique, comme dans la confrontation aux œuvres, en classe ou au musée pour les arts plastiques et visuels, interpréter en collectif tient à n’en pas douter d’un apprentissage et donc de modes de transmission. C’est cette construction d’un « savoir-interpréter » que ce troisième axe se propose de problématiser, sous l’angle d’un processus incluant l’altérité dans les « pratiques ordinaires » d’enseignement des arts.
4. Analyse de pratiques effectives : situations et milieux didactiques aménagés en vue d’une progression des élèves dans leurs activités interprétatives artistiques
Dans cet axe seront questionnés les outils didactiques pour l’analyse de situations d’enseignement et d’activités scolaires liées à l’interprétation d’une œuvre ainsi que le rapport entre activités de production et de réception dans la progression d’acquisitions de savoirs interprétatifs.
Si l’interprétation de l’œuvre passe souvent, en classe ou au musée, par l’activité langagière des élèves comme porteuse de savoirs, l’analyse des situations didactiques révèle l’importance de l’aménagement de milieux favorisant un accès par le faire et la corporéité dans la construction des savoirs interprétatifs.
5. La co-construction de l’interprétation dans un doublet : savoirs savants et savoirs techniques en musique, arts plastiques et visuels
Quelles sont les spécificités, similitudes, porosités relevées entre les différents types d’institutions (scolaires, muséales, musicales), tant dans l’analyse des formes d’interventions, des contenus, des milieux aménagés pour les élèves, que des options prises ou imposées par des contextes et des situations spécifiques ? De quel rapport à l’art (Dias-Chiaruttini, 2015) et aux savoirs interprétatifs témoignent des dispositifs institutionnels et des pratiques ordinaires ? Nous nous poserons aussi la question du rapport entre savoirs interprétatifs et savoirs techniques dans des pratiques effectives d’enseignement artistique.
6. Approche comparatiste de l’interprétation dans les disciplines artistiques
Qu’il s’agisse de projets ou de collaborations, les enseignements artistiques sont régulièrement amenés à faire cohabiter des démarches pluridisciplinaires et à susciter des interventions croisées entre spécialistes de différentes disciplines. Monter un opéra à l’école, sonoriser un numéro de cirque, créer un son et lumière ou choisir une musique pour une chorégraphie donnée constituent des exemples de ces croisements et associations disciplinaires. Comment fonctionne l’interprétation lorsque deux ou plusieurs approches disciplinaires sont en présence ? Quels outils comparatistes d’analyse sont choisis pour appréhender les caractéristiques de ce type de situations ? Quelles méthodologies de recherche paraissent adéquates pour en rendre compte ?
Références bibliographiques
Arasse D. (1992) Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture. Paris : Flammarion.
Barbaras R. (2009) La perception. Essai sur le sensible. Paris : Vrin.
Chatelain S. (2018) « La recherche en didactique de la musique en Allemagne. Points de repère et perspectives » – Formation et Pratiques d’Enseignement en Questions - Revue des HEP de Suisse romande et du Tessin 23 (31-43).
http://www.revuedeshep.ch/site-fpeq...
Dias-Chiaruttini A. (2015) « Lecture d’une l’œuvre d’art au musée d’art et en classe de français. Approche didactique » – Spirale - Revue de Recherches en Éducation 56 (19-32).
https://doi.org/10.3406/spira.2015.1003
Gadamer H.-G. (1965/1990) Warheit und Methode, Grundzüge einer philosohischen Hermeneutik, 2. Aufl. durch einen Nachtrag erweitert. Tübingen : Mohr.
Gruhn W. (2004) Wahrnehmen und Verstehen. Wilhelmshafen : Florian Netzel.
Gruhn W. (2008) Der Musikverstand : Neurobiologische Grundlagen des musikalischen Denkens, Hörens und Lernens. Hildesheim : Olms.
Hellekamps S. & Musolff H.-U. (1993) « Bildungstheorie und ästhetische Bildung » – Zeitschrift für Pädagogik 39, 2 (275-292).
Jank W. (1996) « Didaktische Interpretation von Musik oder Didaktik der musikalisch-ästhe-tischen Erfahrung ? Eine Problemskizze » – in : T. Ott und H. von Loesch (Hrsg.) Musik befragt, Musik vermittelt. Peter Rummenhöller zum 60 (228-261). Augsburg : Wißner.
Jeannin-Corbin M. (2014) « Benjamin Lacombe, le visible et l’invisible » – Le Français Aujourd’hui 3, 3 (56-65).
https://doi.org/10.3917/lfa.186.0056
Jestat B. (1988) « Salvatore Settis. L’invention d’un tableau, La tempête de Giorgione (1987, Paris : Minuit) » – Bulletin Monumental 146, 2 (166-168).
https://www.persee.fr/doc/bulmo_000...
Judet de la Combe P. (1997) « Sur la relation entre interprétation et histoire des interpréta-tions » – Revue Germanique Internationale 8 (9-29).
Koch P. L.(2008) « Ästhetische Bildung » – in : Winfried Böhm, Ursula Frost, Lutz Koch, Volker Ladenthin und Gerhard Mertens (Hrsg.) Handbuch der Erziehungswissenschaft (691-718). Paderbonr : Ferdinand Schöningh
Liebsch D. (2016) Die Geburt der ästhetischen Bildung aus dem Körper der antiken Plastik : zur Bildungssemantik im ästhetischen Diskurs zwischen 1750 und 1800 (vol. 2). Hamburg : Felix Meiner Verlag.
Pastorini C. (2010) « Le sens de la perception chez Wittgenstein » – Dogma 13 (1-13)
https://dogma.lu/le-sens-de-la-perc...
Settis S. (1978/1987) L’Invention d’un tableau. « La Tempête » de Giorgione. Paris : Minuit.
Calendrier et consignes aux auteurs
Juin 2021 : Appel à contributions
Réception des projets d’articles (voir ci-dessous) : 15 septembre 2021
Signification aux auteurs que leur projet est retenu : 30 septembre 2021
Réception de l’article (30 000 signes, tout compris) : 15 avril 2022
Communication des avis des experts : 15 juin 2022
Réception de l’article définitif : 15 octobre 2022
Livraison du numéro : décembre 2022
Publication : février 2023
Nous attendons pour le 15 septembre 2021 au plus tard un résumé d’une page présentant le projet d’article envisagé, une problématique générale et le questionnement qui en découle, le cadre théorique, les choix méthodologiques et les données sur lesquelles vous travaillez, ainsi que quelques résultats, même très provisoires.
Vous veillerez à y indiquer également :
– vos nom et prénom
– votre laboratoire et votre institution
– votre adresse postale professionnelle et une adresse électronique
– le titre de l’article
Les propositions sont à envoyer en fichier attaché (en format .doc ou .docx) à Isabelle MILI et Catherine GRIVET BONZON, par courriel :
Isabelle.Mili@unige.ch
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Si vous souhaitez envoyer un article développé dès cette première échéance, nous le lirons avec la même attention. L’intitulé du fichier sera nommé comme suit : Spirale71_votre nom.doc (ou. docx).
Les propositions retenues donneront lieu à une proposition d’article qui n’excèdera pas 30 000 signes (espaces compris), attendue pour le 15 avril 2022. Elle sera rédigée en utilisant la feuille de style et en suivant strictement les options rédactionnelles spécifiques à la revue Spirale, notamment en ce qui concerne la bibliographie :
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La revue ne publiant que des articles originaux, le texte de la proposition sera soumis à un logiciel anti-plagiat avant le processus d’expertise.
Si des révisions devaient être nécessaires, la version définitive des articles et de la présentation devra être remise au plus tard le 15 septembre 2022.