Coordination
Béatrice FINET
Université de Picardie-Jules Verne
De Montaigne à Rabelais, en passant par Érasme, les humanistes ont souligné l’importance des livres dans l’éducation des enfants et des adolescents. On se souvient du programme d’éducation du jeune Gargantua. Certains ouvrages, au fil d’une histoire qui débute au XVIIIe sc., sont devenus des classiques comme Les Aventures de Télémaque, Le Tour de la France par deux enfants ou encore Les Voyages extraordinaires de Jules Verne, et assument et revendiquent cette visée d’apprentissage. Cette littérature est donc à la fois contemporaine et inscrite dans une histoire longue. Explorer cet objet demande de distinguer plusieurs dimensions.
La première dimension concerne la fonction éducative et morale de la lecture des livres par les enfants. Isabelle Nières-Chevrel (2009) rappelle qu’une longue tradition héritée du Moyen Âge confère à ces livres une dimension d’exemplum et qu’ils se définissent par une oscillation entre placere et docere. La portée moralisatrice d’un certain nombre d’ouvrages pour enfants est rappelée plus près de nous par Cécile Boulaire (2008 : 250). Pourtant la plupart de ces ouvrages ne sauraient être réduits à cette seule dimension faute de quoi ils s’inscriraient alors dans la catégorie des romans scolaires (Marcoin & Tison, 2011). La relation éducative nouée par le livre est également rappelée par Paul Hazard, pour lequel « l’amour du livre suppose une comparaison entre les plaisirs faciles et les plaisirs délicats, avec un choix décidé pour les seconds, une certaine personnalité, un certain sens de l’effort, le goût du recueillement, de la réflexion, la résistance à la trépidation qui est devenu le rythme de notre vie, bref toute une attitude morale. Voilà pourquoi le problème de la défense du livre est, au premier chef, un problème d’éducation » (cité par Prince, 2010 : 213). Par ailleurs, selon Hélène Merlin-Kajman (2019) , « la littérature touche un public fondamentalement indéterminé – sans indétermination du public pas de littérature. On peut le dire autrement : la littérature regroupe des textes lancés dans le temps pour y durer, pour se transmettre. »
La deuxième dimension est celle des pratiques. Du livre unique de lecture du second empire à la liste EDUSCOL proposée aux enseignants de l’école primaire depuis 2002, la question des lectures pour les enfants et de leur fonction est présente dans la réflexion des enseignants et des pédagogues, ainsi que le montrent les travaux menés depuis une vingtaine d’années, sur l’enseignement du français et de la lecture par André Chervel, Anne-Marie Chartier, Jean Hébrard et Marie-France Bishop notamment. A.-M. Chartier (2007 : 161) rappelle que « les maîtres des années Ferry […] continuent de croire au pouvoir instructif et éducatif de la lecture scolaire, même s’ils parlent de “faire l’éducation morale” plutôt que de “perfectionner la vertu” ». Les premiers textes officiels qui introduisent « des éléments de littérature française » sont ceux de mars 1882 (Bishop, 2010 : 13). Selon M.-F Bishop (2010 : 13), « il s’agit de mettre en place une lecture éducative des œuvres littéraires plutôt qu’un enseignement de la littérature. » A.-M. Chartier (2007 : 181) de son côté précise que « depuis le 27 juillet 1882, les programmes prévoient des lectures à haute voix par le maître, deux fois par semaine, des morceaux empruntés aux auteurs classiques ». Cependant ce projet, d’après M.-F. Bishop, va disparaître dès les programmes de 1887 et ce n’est qu’en 2002 que la littérature revient comme entrée spécifique au cycle 3. Par ailleurs, selon A.-M. Chartier (2007 : 180) « après le modèle encyclopédique des lectures instructives, puis le modèle éducatif du récit moralisant, c’est un modèle culturel des lectures littéraires qui se met en place au tournant du siècle. » Se posent alors la question des lectures proposées aux élèves – le premier ouvrage de ce type pour les dernières classes de l’enseignement primaire paraît en 1895 [1], – et celle des écrivains sélectionnés dans ce type de manuels. Elle souligne en outre que les extraits des textes littéraires « servent surtout à apprendre l’orthographe » et qu’un décalage apparaît entre les auteurs pour le primaire « bien plus récents » que ceux du secondaire (Chartier, 2007 : 183). Si, à partir des années 1900, les manuels spécialisés remplacent peu à peu les livres uniques, ces ouvrages donnent lieu à une lecture à haute voix. Cette pratique de lecture collective est renforcée par les instructions de 1923 qui mettent l’accent sur la lecture expressive. Cette lecture ainsi que le rappelle M.-F. Bishop est essentiellement collective et orale, et, selon A.-M. Chartier (2007 :186), [elle] « ne cherche pas à transformer les enfants en "lecteurs de livre" » : ce sont des extraits qui sont donnés à lire aux élèves dont « l’avantage incomparable [est de permettre] de baigner les élèves dans la prose des grands stylistes, sans scandaliser la jeunesse ni encourir les foudres des censeurs ». Pour M.-F. Bishop (2010 : 16), les instructions de 1958 constituent une « rupture importante » puisque « les élèvent doivent lire seuls, à la maison “des livres qui plaisent aux enfants” » et que « pour la première fois l’élève se retrouve seul face à des lectures longues ».
Malgré la modernisation enclenchée par le plan Rouchette de 1967, la question de la lecture des textes littéraires à l’école élémentaire demeure longtemps, selon M.-F. Bishop (2010 : 20), un impensé et c’est à partir du moment où la littérature pour la jeunesse entre officiellement dans les programmes et est reconnue en tant que support d’apprentissage, en 2002, que des travaux y sont consacrés. Pour A.-M. Chartier, à la suite de ces instructions, avec la mise en place de la liste EDUSCOL [2], « l’école se donne toujours pour mission de construire une culture commune entre enfants et entre générations », mais désormais « la liste ouverte mais limitée fait la part belle aux œuvres contemporaines et confie aux écoles le soin d’élaborer leur propre sélection », ce qui instaure « une nouvelle instance de légitimation de la littérature de jeunesse pratiquée et non prescrite ». Elle conclut en affirmant que « c’est bien ce que visait l’adjectif “classique” employé sous Ferry : les classiques ce sont les auteurs et les œuvres lus dans les classes. Dans la littérature de jeunesse comme dans la littérature tout court, une école qui veut transmettre, et pas seulement inciter, ne cesse de construire et de reconstruire des “classiques” » (Chartier, 2007 : 215). Par ailleurs, si on considère avec Roger Chartier (1989 : 1510) que les communautés de lecteurs se fondent sur « des usages du livre, des façons de lire et des procédures d’interprétation », on peut alors envisager que les pratiques de lecture en classe en permettent l’émergence.
La troisième dimension est celle de la littérature pour la jeunesse à proprement parler : celle des œuvres. En effet, la volonté de créer une culture commune grâce aux ouvrages sélectionnés par la liste EDUSCOL n’entre-t-elle pas en contradiction avec cette idée de la littérature qui ne serait pas « adressée » et qui serait lancée dans le temps pour durer ? Autrement dit, les livres recommandés par la liste EDUSCOL et désignés par l’expression « littérature de jeunesse » qui met l’accent sur le côté littéraire de ces ouvrages permettent-ils aux jeunes élèves de faire l’expérience de « ces plaisirs délicats », « du sens de l’effort », « du goût du recueillement » et « de la réflexion » pointés par Paul Hazard et de quelle(s) façon(s) ? En outre, la visée éducative des ouvrages adressés aux enfants se trouve renforcée par la présence d’images dont tout le monde, depuis Comenius, s’accorde à penser qu’elles facilitent l’accès aux propos et idées présents dans les livres. Ces ouvrages adressés aux plus jeunes permettent non seulement d’apprendre à lire, mais aussi à lire les images qui les constituent. Au-delà se pose également la question de la constitution d’un patrimoine littéraire commun, reconnu, qui participerait à l’éducation des enfants.
Toutes ces dimensions s’entrecroisent dans l’objet et il ne s’agit pas nécessairement de les séparer les unes des autres. La question qui nous intéresse et que nous souhaitons aborder est donc celle des ouvrages lus à l’école, quel que soit leur genre littéraire, à l’exclusion des autres types d’écrits (manuels, documentaires…). On s’intéressera donc à la question d’ordre général des livres et des corpus adressés aux plus jeunes à l’école, aux relations entre littérature pour la jeunesse et éducation ainsi qu’aux pratiques pédagogiques et didactiques, en croisant plusieurs perspectives (littérature, philosophie, histoire de l’éducation, sociologie de la lecture, psychologie…), autrement dit à ce qui peut ou non constituer ces livres en moyens pour éduquer, donner le goût de la lecture et apprendre à lire la littérature chez les plus jeunes, hier comme aujourd’hui, en France comme ailleurs.
Les questions abordées pourront suivre cinq axes :
– La simplification et les réécritures des classiques
Le premier axe portera sur la question de la littérature et de l’éducation littéraire. On pourra s’intéresser à la simplification et à la réécriture pour les enfants. Peut-on réduire les livres qui leur sont adressés à une forme de propédeutique qui leur permettrait d’apprendre à lire facilement de la littérature avant d’aborder les classiques ou la « littérature générale » ?
– Les livres lus en classe et utilisés dans les classes dans le cadre des « éducations à… »
Le deuxième axe analysera les questions de littérature scolaire et de littérature éducative, en particulier les effets de leur scolarisation sur ces ouvrages. Comment ces œuvres en viennent-elles à former un patrimoine commun ? Leur usage en classe ne risque-t-il pas d’affecter leur réception et d’induire chez le jeune lecteur une conception utilitariste de cette littérature ? Notamment dans le cas des questions vives et des « éducations à… ».
– Expérience du lecteur comme vecteur de la formation morale
Le troisième axe, dans la perspective des liens entre littérature et développement de la personnalité, s’intéres-sera aux livres de littérature pour la jeunesse comme lieux de l’expérience de l’émotion et de l’imaginaire, et aux liens qu’ils induisent entre formation humaine et éducation morale, ainsi qu’aux valeurs exemplaires qu’ils mettent en scène. On pourra également s’intéresser aux représentations de l’acte d’éduquer proposées par ces ouvrages.
– Pratiques à l’étranger
Le quatrième axe s’intéressera à ce qui se fait à l’étranger, aux prescriptions curriculaires du premier degré et aux pratiques de classe. On pourra aussi s’intéresser aux œuvres étrangères pour les enfants, devenus des classiques dans leur pays, par exemple Fifi Brindacier en Suède ou encore Max et Moritz en Allemagne. S’agit-il seulement de personnages exemplaires du point de vue moral ou n’y a-t-il pas ici des constructions culturelles, voire politiques ?
• L’efficacité de la lecture
Le cinquième axe s’intéressera à l’efficacité de la lecture qui vise officiellement à développer le goût de la lecture. Pourront ainsi être présentées des enquêtes quantitatives ou qualitatives qui étudient la place des variables psychologiques et/ou sociales dans le développement du goût de la lecture.
Bibliographie
Bishop M.-F. (2010) « Éclairage historique sur une discipline plurielle » – Le Français Aujourd’hui 168 (11-22).
Boulaire C. (2008) « La Littérature en album est-elle (encore) subversive ? » – Modernités 28 (237-250).
Chartier A.-M. (2007) L’école et la lecture obligatoire. Paris : Retz.
Chartier R. (1989) « Le Monde comme représentation » – Annales. Économies, Sociétés, Civilisations 6 (1505-1520).
Chervel A. (1992-1995) L’enseignement du français à l’école primaire, textes officiels (T. 1 1789-1879, T. 2 1880-1939, T. 3 1940-1995). Paris : INRP- Économica.
Chervel A. (2006) Histoire de l’enseignement du français du XVIIe au XXe siècles. Paris : Retz.
Hazard P. (1967) Les Livres, les enfants et les hommes. Paris : Hatier.
Marcoin F. & Tison G. (2011) « Le Roman scolaire entre pédagogie et littérature » – Cahiers Robinson 29 (2-22).
Merlin-Kajman H. (2019) « (Trans-)historicité, transhistoricité et transitionnalité (de la littérature) » – Fabula-LhT 23.
http://www.fabula.org/lht/23/merlin...
Nières-Chevrel I. (2009) Introduction à la littérature de jeunesse. Paris : Didier.
Prince N. (2010) La Littérature de jeunesse. Paris : Armand Colin.
Calendrier et consignes aux auteurs
Janvier 2022 : Appel à contributions
15 mars 2022 : Réception des projets d’articles (voir ci-dessous)
1er avril 2022 : Sélection des propositions de contribution et réponse aux auteurs
1er septembre 2022 : Livraison des articles
Septembre-décembre 2022 : Double expertise des textes
Janvier 2023-mars 2023 : Navettes entre les auteurs, les directrices du numéro et les experts
Juin 2023 : Livraison du dossier (articles dans leurs versions définitives accompagnés de l’introduction)
Nous attendons pour le 15 mars 2022 un résumé d’une page présentant le projet d’article envisagé, où les auteurs indiqueront une problématique générale et le questionnement qui en découle sans omettre de préciser le numéro de l’axe dans lequel ils s’inscrivent. Enfin, une liste des références bibliographiques mobilisées dans le cadre de l’étude entreprise sera jointe au résumé.
Vous veillerez à y indiquer également :
– vos noms, prénoms
– votre institution
– votre adresse postale professionnelle et une adresse électronique
– un titre d’article
Les propositions sont à envoyer en fichier attaché (en format. doc ou. docx) à l’adresse
beatrice.finetatu-picardie.fr
Si vous souhaitez envoyer un article développé dès cette première échéance, nous le lirons avec la même attention.
L’intitulé du fichier sera nommé comme suit : Spirale72 votre nom.doc (ou. docx).
Les propositions retenues donneront lieu à une proposition d’article qui n’excédera pas 30 000 signes (espaces compris), attendue pour le 1er septembre 2022. Elle sera rédigée en utilisant la feuille de style et en suivant strictement les options rédactionnelles spécifiques à la revue Spirale, notamment en ce qui concerne la bibliographie :
Recommandations aux auteurs
Elle sera soumise à un logiciel anti-plagiat avant le processus d’expertise, la revue ne publiant que des articles originaux.
Si des révisions devaient être nécessaires, la version définitive des articles et de la présentation devra être remise au plus tard début avril 2023.