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jeudi 18 février 2010

Appel à contributionsSpirale 60 (octobre 2017)
Métiers de l’enseignement : le temps des incertitudes ?

Coordination : Bruno GARNIER
Université de Corse Pasquale Paoli
UMR CNRS LISA 6240

Si la diffusion d’un sentiment d’incertitude chez les professionnels de l’enseignement est souvent évoquée depuis le début des années 2000, en France comme dans d’autres pays (Maroy, 2008), plus rarement, ce sentiment d’incertitude est caractérisé relativement à ses causes et à ses conséquences. Cet appel à contributions vise à dépasser le constat de la perception d’une crise de la professionnalité, certes partagé par de nombreux acteurs et exprimé par des énoncés récurrents. Il s’agit d’en analyser et d’en définir les termes et d’en explorer quelques sources et quelques effets.
Ainsi parle-t-on de « la crise des vocations », alors que, pour Pierre Périer, le « mode du dévouement et du destin », qui est induit par le terme de vocation, masque les changements de conditions et de formes d’exercice des métiers de l’enseignement qui seuls peuvent rendre compte de la désaffection dont ces métiers sont l’objet (2004). On parle du « déclassement du métier », en réduisant le plus souvent l’approche au paramètre salarial, alors que la valeur sociale des professions de l’enseignement doit prendre en compte le niveau d’études, la profession du conjoint et la profession des parents, notamment. Ainsi, il a été montré que si les générations d’enseignants les plus jeunes bénéficient d’un prestige social et intellectuel moindre que les précédentes, elles comptent davantage d’enfants d’enseignants, professions intermédiaires, cadres ou professions libérales en leur sein (Farges, 2011). On évoque encore « la désacralisation de l’école », notion complexe et multicausale dont les manifestations les plus visibles sont l’augmentation des actes d’indiscipline et le changement d’attitude des parents à l’égard de l’institution. L’intelligibilité des causes d’un tel phénomène requiert une prise de recul de plusieurs décennies, et ses conséquences obligent à repenser l’organisation scolaire (Prairat, 2002). On parle, encore, de « déclin de l’institution », que François Dubet analyse en termes de crise du modèle institutionnel. A succédé au modèle de l’Église – qui est la première institution à s’être chargée du « travail sur autrui » – un monde fondé sur la professionnalisation des acteurs et sur la prise en compte croissante des compétences de ceux-ci. Or pour François Dubet, dans la société actuelle, qui permet aux individus d’accéder à plus d’autonomie et de responsabilité, le « travail sur autrui », dans sa forme institutionnelle, est voué à un inévitable déclin (2002).
Au-delà de sa caractérisation, nous souhaitons voir explorer quelques-unes des sources de ce sentiment d’incertitude et aussi son impact, en prenant l’exemple de la France mais en autorisant des points de comparaison internationale.
Parmi les sources de l’incertitude, on pourra prendre en compte les nouvelles fonctions dont les professeurs sont investis et qu’ils partagent avec d’autres catégories de personnels, comme le projet personnel d’orientation, l’accompagnement personnalisé, les « éducations à » ou l’animation socioculturelle (Barthes & Alpe, 2012). Ces nouvelles fonctions font d’eux, moins des agents pourvus d’au¬to¬rité que des personnes individualisées à fonctions multiples (Bernstein, 1967). On serait ainsi passé, en une quarantaine d’années, d’un type d’établissement scolaire où chaque enseignant disposait d’un espace d’autorité et d’autonomie qui lui était attribué et où les différents enseignements s’ignoraient mutuellement, à un type d’établissement où le travail de l’enseignant s’exerce sur la base d’un partage et d’une coopération entre collègues et avec d’autres personnels. La multiplicité des acteurs de l’éducation de l’enfant et de l’adolescent, dans et hors de l’école, est un signe de cette évolution (par exemple à l’occasion des réformes sur l’aménagement du temps de l’enfant).
Au chapitre de l’impact de l’incertitude, des études désormais assez convergentes ont sondé les manifestations de la souffrance au travail chez les enseignants, qui semble liée à la perte d’un certain nombre de repères, considérés jusqu’à une période récente comme des invariants de l’exercice des métiers de l’enseignement (Blanchard-Laville, 2001 ; Lantheaume & Hélou, 2008). Il est nécessaire de caractériser ces « invariants » de la fonction enseignante aujourd’hui perçus en déséquilibre : citons notamment l’idéologie émancipatrice des lumières, les valeurs républicaines, la promotion méritocratique par l’école (Berthelot, 1999).
Devant la montée inquiétante de l’échec scolaire, devenu synonyme de marginalisation sociale, et devant le constat réitéré des mauvais résultats du système éducatif français aux enquêtes internationales, les explications avancées jusqu’ici en termes de déficits linguistiques ou de handicap socioculturel des élèves, depuis les années soixante (Bourdieu & Passeron, 1970), sont déclarées insuffisantes. Un autre paradigme explicatif de la difficulté scolaire est avancé en termes de « rapport au savoir » des élèves. Bernard Charlot a défini le rapport au savoir comme « l’ensemble des relations qu’un sujet entretient avec tout ce qui relève de « l’apprendre » et du savoir ». Il insiste sur le fait qu’il ne s’agit aucunement de caractéristiques naturelles d’un élève mais de rapports au savoir différents (1999). Cette approche redonne du pouvoir et de la responsabilité à l’enseignant, qui peut (et qui doit) agir sur le rapport au savoir de ses élèves afin de les faire réussir (Bautier, Charlot & Rochex, 2000). Elle contribue au déplacement de la fonction enseignante, appelée à faire acquérir des compétences pour « tous et les meilleurs » (Derouet, 2005 ; Duru-Bellat, 2006), plutôt qu’à dispenser des savoirs devant un public scolaire présumé responsable de les assimiler (ou non), et elle met au cœur du métier d’enseignant la tâche de susciter ou de restaurer le « rapport au savoir » pour tous les élèves, de réintégrer, dans l’école, des problèmes, des activités, des projets, des pratiques authentiques, afin de mobiliser les élèves en donnant du sens aux apprentissages (Bolsterli, 1999 ; Maulini, 2003).
Le personnel enseignant est devenu l’interprète de situations marquées par la diversité des variables et son métier consiste non plus seulement à « instruire », ou à « éduquer », mais à comprendre les constituants du milieu local et à appliquer, adapter ou inventer les pratiques appropriées aux élèves tels qu’ils sont (Maulini & Perrenoud, 2005). Or paradoxalement, le professeur de collège ou de lycée, de qui son administration exige une capacité d’adaptation sans cesse croissante, outre qu’il y a été très mal préparé par sa formation initiale, est livré à lui-même, dépourvu de ressources didactiques, de moyens pour agir et de temps (Delahaye, 2013).
À l’attention des ministres et des administrateurs territoriaux, un appareillage conceptuel approprié aux nouvelles missions des personnels a été produit ou recyclé (Vitali, 2015). Les modèles du « praticien réflexif », de l’enseignant « concepteur de projet », du CPE « pilote de la vie scolaire » et « conseiller technique », ont fourni une justification aux réformes récentes en matière d’élévation du niveau de recrutement au grade du master, de nouveaux rapports à la hiérarchie et bientôt de statuts des personnels. La formation des enseignants est un espace de traduction de ces modèles et de ces injonctions, dont les fondamentaux et les sources sont rarement explicités. La culture syndicale et l’esprit de corps, facteurs de cohésion professionnelle, en sont altérés.
Plusieurs sources de l’incertitude susmentionnées peuvent s’inscrire dans le cadre de la mondialisation, et c’est pourquoi les comparaisons internationales seront les bienvenues. C’est en effet aux injonctions de convergence des systèmes éducatifs européens qu’on doit l’imposition d’une culture de l’évaluation, le pilotage par objectifs et la régulation a posteriori, dans une démarche d’autonomisation des établissements scolaires et de développement de la concurrence. Or le lien est opaque, entre la justification avancée par les instances internationales (la compétitivité internationale des élites, la lutte contre l’exclusion), et les objectifs de résultats fixés aux établissements scolaires. Les acteurs, placés au niveau des publics scolarisés, reçoivent des injonctions de caractère discriminatoire qui contredisent l’égalité de l’offre d’enseignement qui fondait leur identité professionnelle : par exemples, l’ou¬verture de filières subordonnée aux évolutions du marché de l’emploi, la démocratisation à marche forcée d’un niveau de formation ou le changement fréquent des zonages et des caractéristiques de l’éducation prioritaire (Derouet, 2000 ; Garnier, 2010).
Le dossier pourra comporter des études réalisées à différentes échelles : étude de cas, entretiens, récits de vie ; enquête avec traitements statistiques ; recherches à dimension historique sur archives. Il se limitera aux métiers de l’enseignement et de l’éducation scolaires.
Les questionnements ci-dessous peuvent constituer quelques perspectives possibles parmi d’autres :
1) Comment peut-on caractériser la diffusion d’un sentiment d’incertitude chez les professionnels de l’enseignement ? Comment la crise des vocations, souvent invoquée (Farges, 2011), doit-elle être appréhendée dans la perception de cette incertitude ? La désacralisation de l’école (Prairat, 2002) participe-t-elle de la crise d’identité supposée chez les acteurs de l’enseignement ? Quelles répercussions le déclin de l’institution, mis en évidence par François Dubet en 2002, a-t-il aujourd’hui dans la conception que les enseignants se font de leur mission ?
2) Les enseignants se voient-ils, aujourd’hui, comme des personnes individualisées à fonctions multiples, plutôt que comme des agents pourvus d’autorité (Bernstein 1967) ? En quoi les mutations des relations entre les enseignants et leurs interlocuteurs au sein ou à la périphérie des établissements scolaires agissent-elles sur la conception de la fonction enseignante et sur la déstabilisation de facteurs longtemps perçus comme des invariants de l’identité professionnelle (Blanchard-Laville, 2001 ; Lantheaume & Hélou, 2008) ?
3) La montée inquiétante de l’échec scolaire a conduit à repenser le rôle des enseignants, au-delà d’une conception fataliste de la reproduction des inégalités sociales par l’institution scolaire, et à renforcer l’exigence d’efficacité de l’école à l’égard des élèves pris dans leur diversité (Derouet ,2005). La responsabilisation accrue des enseignants dans la réussite ou la non-réussite des élèves doit-elle être considérée comme un facteur de déstabilisation de l’identité enseignante, ou au contraire, comme l’opportunité de repenser leur formation et de revaloriser leur fonction dans la société actuelle ? Quelle est l’influence de la mondialisation, en particulier celle des comparaisons des indicateurs de performance des systèmes éducatifs, dans cette prise de conscience ?
4) En quoi a-t-on raison d’invoquer les carences du pilotage du système éducatif français, maintenant unifié, et l’affaiblissement de la représentation syndicale des enseignants, face à l’État réputé stratège, pour rendre compte du sentiment d’incertitude qui gagne la profession enseignante (Derouet, 2000) ? Quel rôle ont pu jouer, en ce sens, les réformes successives de l’éducation prioritaire, la démocratisation à marche forcée de tel niveau de formation, les atermoiements des politiques de l’évaluation des élèves ou de l’individualisation de l’enseignement ?

Bibliographie

Barthes A. & Alpe Y. (2012) « Les éducations à, un changement de logique éducative ? L’exemple de l’éducation au développement durable à l’université » – Spirale 50 (197-209).
Bautier É., Charlot B. & Rochex J.-Y. (2000) « Entre apprentissages et métier d’élève : le rapport au savoir » – in : A. van Zanten (dir.) L’école : l’état des savoirs (179-188). Paris : La Découverte.
Blanchard-Laville C. (2001) Les enseignants entre plaisir et souffrance. Paris : PUF.
Bernstein B. (1967) « Open schools – open society ? » – New Society 14 sept. (351-353).
Berthelot J.-M. (1999), « Fractures sociales, fractures scolaires » – Administration et Éducation 3 (7-28).
Bolsterli M. (1999) « L’entrée à l’école, dans quelle école ? » – Éducateur 11 (11-15).
Bourdieu P. & Passeron (1970) La reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement. Paris : Minuit.
Charlot B. (1999) Du rapport au savoir. Éléments pour une théorie. Paris : Anthropos.
Delahaye J.-P. (2013) « Postface » – in : B. Garnier (dir.) Problèmes de l’école démocratique (217-233). Paris : CNRS Éditions.
Derouet J.-L. (2000) « L’administration de l’Éducation nationale : l’école de la République face au nouveau management public » – in : A. Van Zanten (dir.) L’école. L’état des savoirs (103-111). Paris : La Découverte.
Derouet J.-L. (2005) « Tous et les meilleurs. Réflexions sur l’évolution des rhétoriques en éducation depuis quarante ans » – in : A. Van Haecht (dir.) Éducation et formation. Les enjeux des rhétoriques internationales, Revue de l’institut de sociologie (13-37). Bruxelles : Université Libre de Bruxelles.
Dubet F. (2002) Le déclin de l’institution. Paris : Le Seuil.
Farges G. (2011) « Le statut social des enseignants français au prisme du renouvellement générationnel » – Revue Européenne des Sciences Sociales 49/1 (157-178).
Garnier B. (2010) Figures de l’égalité. Deux siècles de rhétoriques politiques en éducation (1750-1950). Louvain-La-Neuve : Bruylant.
Lantheaume F. & Hélou C. (2008) La souffrance des enseignants. Une sociologie pragmatique du travail enseignant. Paris : PUF.
Maroy C. (2008) « Perte d’attractivité du métier et malaise enseignant : Le cas de la Belgique » – Recherche et Formation 57 (23-38).
Maulini O. (2003) « Le pouvoir de la question. Savoir, rapport au savoir et mission de l’école » – Éducation et Francophonie XXX/1 (90-111).
Maulini O. & Perrenoud, P. (2005) « La forme scolaire de l’éducation de base : tensions internes et évolutions » – O. Maulini et C. Montandon (dir.) Les formes de l’éducation : variété et variations (147-168). Bruxelles : De Boeck.
Périer P. (2004) « Une crise des vocations ? Accès au métier et socialisation professionnelle des enseignants » – RFP 147 (79-90).
Prairat E. (2002) « La lente désacralisation de l’ordre scolaire » – Esprit 290 (138-151).
Vitali C. (2015) Les Nouveaux Enjeux de La Vie Scolaire : Mutations et variations. Paris : Hachette.