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lundi 31 décembre 2012

Le document et l’indice
Apprendre l’histoire de l’école au lycée

Didier CARIOU
Rennes : PU de Rennes (2022)

Le nouvel ouvrage de Didier Cariou est issu de son travail d’HDR (habilitation à diriger des recherches, soutenue en 2018). Il méritait d’être rendu accessible par cette publication aux Presses universitaires de Rennes, parce qu’il constitue à la fois une synthèse et un regard original sur le champ des recherches en didactique de l’histoire, champ qui reste relativement réduit.
Ce livre reflète tout ce qu’un travail d’habilitation offre à la recherche et à sa structuration, et pas seulement au chercheur qui s’y attèle : une lecture approfondie de l’essentiel des travaux du champ, structurée par un cadre théorique (celui de la TACD – Théorie de l’action conjointe en didactique) et par un objet privilégié (le document dans l’enseignement et l’apprentissage de l’histoire) ; une prise de position théorique sur les travaux actuels du champ. La structure, très claire, du livre en rend compte.
Une première partie – « Problèmes et débats en didactique de l’histoire » – synthétise une somme très importante de travaux francophones et anglophones, sous le regard théorique annoncé, notamment sous les auspices de la Théorie de l’enquête de Dewey. Il identifie ainsi dès l’introduction générale quatre niveaux d’enquête en jeu dans son texte. En premier lieu, les enquêtes « menées dans le passé par les agents que sont les personnages historiques, afin de résoudre les problèmes qui se posèrent à eux » (p. 16), qui sont elles-mêmes l’objet des enquêtes des historiens, dont les données présentées par le professeur servent aux enquêtes des élèves, sur lesquelles Didier Cariou enquête lui-même en tant que didacticien. Cette synthèse est également conduite par le truchement de l’objet « document », qui renvoie aux sources de l’histoire savante et aux objets scolaires omniprésents dans les classes et qui caractérisent la discipline scolaire. On croise par exemple au fil de la lecture une allégorie publiée juste avant la Révolution française utilisée en classe de CM1 et de 4e, une reproduction dessinée d’une scène avec des « barbares » et une carte visant à montrer comment ils se sont déplacés de l’Asie vers l’Europe. La maitrise dont l’auteur fait montre dans ses lectures conduit ici à une synthèse très complète et interprétative des principales traditions de recherche qui se sont développées depuis les années 1980 dans ce champ. Il en donne les logiques, les spécificités et les articulations de manière très simple, argumentée et accessible. Cette partie constitue sans doute à ce jour la meilleure synthèse de ce type, et la plus complète, qu’on ne peut que recommander à tout apprenti chercheur dans le champ. La seconde partie – « Le modèle du jeu d’apprentissage pour analyser des séances d’histoire » – prend appui sur la première pour mettre en lumière non seulement l’essentiel des apports de la TACD à la recherche en didactique pour l’histoire, mais aussi la manière dont l’auteur, au fil d’une décennie de recherche a procédé à cette exploration dont il est l’incontestable artisan, par un travail comparatiste de fond, visant constamment la spécification au champ de l’histoire. On voit par là combien l’ouvrage constitue un mo-dèle du genre de l’HDR pour le jeune champ des didactiques disciplinaires.
La première partie, constituée de cinq chapitres, débute par un état des lieux de l’enseignement de l’histoire qui justifie la pertinence de l’objet « documents » choisi. Les quatre chapitres suivants exposent et analysent, sur la base de cet objet du monde réel de la classe, les objets de recherches que quatre traditions (et quelques sous-traditions) ont construits au fil du temps pour appréhender les enjeux d’enseignement-apprentissage historique du passé. La titre de cette première partie, indiqué plus haut, ne ment pas : ce sont bien les « problèmes et débats » du champ qui y sont thématisés par Didier Cariou. Sous cette pers-pective, les spécificités des choix épistémologiques et pratiques faits avant et ailleurs dans le champ – y compris par l’auteur dans ses travaux de thèses au début des années 2000 sur lesquels il porte un regard rétrospectif très intéressant – sont nettement dégagées, caractérisées, et articulées. C’est sans doute un apport essentiel de cette première partie que de donner à voir d’une manière originale ces travaux qui font référence dans les recherches actuelles, mais qui sont rarement situés les uns par rapport aux autres. Le chapitre II passe ainsi en revue les travaux, fondateurs en France, du modèle de la discipline scolaire que l’auteur interprète sous l’angle de l’inertie de la « forme scolaire » (au sens de Guy Vincent) de la discipline histoire. Le chapitre III, quant à lui, donne à penser les traditions épistémologiques et historiographiques sous-jacentes à ce modèle de la discipline scolaire. L’auteur profite de ce chapitre pour questionner les rapports entre, d’une part, les discours sur l’épistémologie de l’histoire savante et leur évolution et, d’autre part, les problématiques didactiques, notamment à travers des approches didactiques fortement ancrées dans l’épistémologie de la discipline de référence (l’apprentissage par problématisation notamment). Ce type de recherche lui permet de mettre en avant l’intérêt des débats historiogra-phiques et épistémologiques pour la recherche didactique, et en particulier la place du questionnement et du problème par rapport aux sources, et le jeu indiciaire, mis en avant par l’historien italien Carlo Ginzburg, qui donne son sens au sous-titre de l’ouvrage. Le chapitre IV se déploie à partir de ces éléments épistémologiques autour de la question du lan-gage dans la représentation du passé. Il donne à voir l’étude du raisonnement historique et de son apprentissage tel qu’il est décliné dans deux traditions de recherche, essentiellement dans le monde anglo-saxon (mais aussi au Québec). Traditions qui s’appuient initialement sur des théories et des modalités de recherches propres à la psychologie cognitive. On trouve dans ce chapitre les apports et les limites des travaux issus des recherches fondatrices de Sam Winburg, aux Etats-Unis. Enfin, le chapitre V fait état des caractéristiques propres à des approches inscrites du côté de la psychologie sociale et notamment de la théorie de représentations sociales (autour de Serge Moscovici) dont Nicole Lautier, directrice de thèse de Didier Cariou, est l’éminente représentante. Le « modèle mixte de l’apprentissage de l’histoire », qui est le principal apport de ces travaux, a ainsi été testé par l’auteur, sous un angle qualitatif qui a mis en lumière, au cœur même de la classe, certaines conditions au passage des représentations du passé des élèves à celles, plus contrôlées, qui ont à voir avec l’histoire des historiens.
Il est notable que Didier Cariou introduise cette première partie par une opposition entre ces traditions, et une autre approche – celle d’historiens de l’éducation principalement – qu’il exclut ainsi d’emblée du champ de la didactique de l’histoire. Cette prise de position me parait non seulement pertinente mais également éclairante parce qu’elle met en jeu un débat central pour le développement et la structuration du champ. J’en profite pour pointer un certain nombre de divergences entre ses choix et d’autres possibles, dans le but de nour-rir ce débat. Sa position est très claire : la didactique de l’histoire n’est pas l’épistémologie ni l’historiographie (p. 25), car dans le cas contraire, la centration sur l’histoire des histo-riens serait un localisme parce qu’elle ignore « sa transmission concrète dans la classe » (p. 26). L’auteur favorise au contraire « une didactique de l’histoire comme une anthropo-logie de la classe d’histoire », car celle-ci « rassemble en un tout unifié et tient ensemble la structure du savoir enseigné en classe et la pratique qui conduit à l’acquisition de ce savoir par les élèves » (p. 27). En récusant le dualisme de la pédagogie et du savoir, il pose la question de la référence et du rôle que joue en didactique de l’histoire, l’histoire des historiens. Il ne répond cependant pas directement à cette question dans cette première partie. Il y revient régulièrement, par exemple pour affirmer que « la référence de la didactique de l’histoire ne peut être exclusivement la science historique » (p. 87), à propos des traditions prenant pour objet le raisonnement historique. Cela dit assez peu de ce problème : si la science historique n’est pas la seule référence, n’a-t-elle pas cependant un rôle référentiel spécifique ? Ce type de question [1]
, sur lequel je reviens plus loin à propos de la seconde par-tie, manifeste sans doute un impensé de l’ouvrage, celui de la définition et de la délimitation de la notion de discipline. Le terme est employé par Didier Cariou autant à propos de la discipline scolaire, de l’enseignement que de la discipline enseignée, et enfin de la discipline des historiens. Or il y a ici des enjeux épistémologiques forts dans les multiples traditions du champ de recherche, mais qui n’ont pas réellement été l’objet de débats comme il le souligne dans son introduction générale, ce qui marque la faible structuration de ce champ. Un des intérêts de cette première partie réside dans l’affleurement régulier de ces enjeux qui renvoient à une problématique centrale de l’auteur, celle de la didactique comme science sociale, comme anthropologie de la classe. La notion de discipline ressort des analyses qu’il propose des différentes traditions comme méritant d’être appréhendée et thématisée à la fois épistémologiquement et sociologiquement, dans le sens des travaux de Kuhn (1990) – dont l’auteur souligne l’importance – ou les réflexions de Fabiani (2006), qui évoque la double référence du mot au disciple du maître et à la maitrise des gestes. En arrière-plan émerge l’idée que la référence à la discipline savante pose la question de la didactique comme résultant d’une analogie de la production et de la transmission-construction des savoirs : comme le dit joliment Seixas (1993), les historiens s’enseignent les uns les autres.
La seconde partie de l’ouvrage, intitulée « Le modèle du jeu d’apprentissage pour analyser des séances d’histoire », se décline également en cinq chapitres. Cette partie expose de manière à la fois complète et précise les efforts faits par l’auteur pour déployer, dans le champ de l’histoire, la TACD. De ce fait, ces chapitres constituent à la fois un ensemble d’ordre généalogique qui présente ce déploiement d’envergure au sein du champ de la didactique de l’histoire, et une succession d’analyses empiriques qui sont l’occasion de mettre en lumière les usages et intérêts des outils de cette théorie didactique pour le champ de l’histoire scolaire. L’approche générale est bien rendue, à nouveau, par une écriture et des titres précis et pertinents. Il s’agit bien, avec la TACD, d’analyser des « séances d’histoire », voire des épisodes de séances : l’entrée est résolument une entrée scolaire. Sous cet angle, les choix des enseignants observés déterminent en partie les modalités du regard. Le principal concept – celui du jeu d’apprentissage – est ainsi mis en œuvre par le biais des contenus qui font sens pour les enseignants. Sont par exemple appréhendés des jeux formulés de manière très proche des attentes institutionnelles rappelées par l’auteur : « faire dire par les élèves ce qu’ils observent » sur un document ; « faire repérer les personnages » ; « faire situer l’œuvre dans sa période historique » (p. 169-170) ; « faire lire des documents pour vérifier une hypothèse » (p. 247). Parfois la formulation manifeste la généricité de ce concept didactique de jeu d’apprentissage, lorsqu’il s’agit de « faire procéder par les élèves à la vérification orthographique de leur texte » (p. 241). Ce concept central articule, au fil des chapitres, une série d’autres analyseurs de la TACD, issus en partie, par l’intermédiaire notamment de Gérard Sensevy, des travaux fondateurs de Guy Brousseau. Avant d’y regarder de plus près, chapitre par chapitre, il est intéressant de pointer ce qui anime Didier Cariou dans ce travail qui loin d’être purement théorique. C’est la forme scolaire qui l’intéresse, ou plutôt les conditions de son dépassement pour le cas de la discipline histoire. Cette forme scolaire disciplinaire prend l’aspect du réalisme dans la lecture des documents du passé, quand la discipline de référence favorise – comme l’auteur l’expose par des lectures approfondies de textes de Carlo Ginzburg en particulier – une modalité indiciaire. Cette dialectique, qu’il repère au cœur des classes, lui permet de mettre systématiquement en discussion l’inertie de cette forme scolaire, et les possibilités de son dépassement.
Le chapitre VI de l’ouvrage introduit de manière progressive à la centralité du modèle du jeu dans la TACD. Modèle dont l’auteur prend soin de bien dégager les tenants et aboutissants, autour du principe qui consiste à envisager les situations de classe non en tant que jeux, mais comme si elles étaient des jeux dont il s’agirait de reconstituer les règles de droit et les règles stratégiques, le langage et l’action. Ici Wittgenstein joue un rôle essentiel dans les fondements de la théorie et son déploiement. L’enjeu d’un jeu d’apprentissage est la pratique de savoir modélisée en jeu épistémique, en relation au jeu épistémique source que pratique le connaisseur (l’historien dans le cas de la discipline considérée). Didier Cariou trace les contours de ces emboitements de jeux sociaux en montrant les dynamiques d’une théorie vivante, au développement de laquelle il prend part. Ainsi, l’objet d’intérêt du didacticien rejoint celui de l’enseignant par le biais des capacités épistémiques que développe ou non l’élève dans les situations d’apprentissage observées. Cette notion a remplacé celle de jeu épistémique émergent, selon le constat que « les élèves ne peuvent se rendre capables de jouer à un jeu épistémique en soi » (p. 154). On discerne avec ce glissement, dès ce premier chapitre de la deuxième partie, la question sous-jacente du rapport entre le modèle du jeu – référé à la philosophie de Wittgenstein, à la sociologie de Bourdieu et à l’anthropologie de Bazin – qui vaut par sa capacité à saisir la globalité des pratiques, et le travail d’analyse du chercheur qui passe par le découpage du réel. Le chapitre se termine par un premier cas d’analyse didactique qui porte sur l’analyse de production d’élèves de fin de primaire (CM1) auxquels l’enseignante soumet des extraits de la tapisserie de Bayeux.
Je reviens plus loin sur la question du rapport entre globalité du modèle du jeu et découpage analytique des données, développée théoriquement dans ce chapitre VI, en rela-tion avec les éléments discutés précédemment à propos de la première partie, et en appui sur la richesse des exemples d’analyses didactiques déployées par les chapitres qui suivent.
Les 7 et 8 chapitres, plus courts, sont dédiés à des présentations théoriques de systèmes conceptuels complémentaires à celui qui relie les différents types de jeu. Le lecteur y trouvera aussi bien les définitions illustrées que les références principales de ces concepts, qui sont l’occasion de poser certains principes fondamentaux issus du champ de la sociologie (chapitre VII) ou de celui des didactiques disciplinaires (chapitre VIII). Le premier dé-ploie « une archéologie du modèle du jeu social » autour des figures de Goffman, Garfin-kel, Elias et Bourdieu, et met en garde : « le champ n’est pas seulement l’espace où se dé-roule le jeu social, il est le jeu social lui-même » (p. 184). Le second rend compte du « qua-trième niveau de description des transactions entre le professeur et les élèves » (p. 187) de la dialectique du contrat didactique et du milieu, empruntée à Brousseau mais revisitée pré-cisément par les développements du chapitre VII (et donc par les débats au sein de la TACD). Ces mises au point théoriques sont très utiles pour comprendre la logique d’ensemble, mais également l’intérêt singulier de ces concepts importants du champ des didactiques disciplinaires. Ils sont systématiquement mis au travail dans les deux chapitres suivants sur des cas conséquents et de manière très édifiante (voir plus loin). Sans doute peut-on cependant regretter un effet de juxtaposition du simple fait de l’accumulation des références et des concepts au fil de ces chapitres. Effet qui spécifie le caractère du texte, davantage destiné à montrer une cohérence théorique d’ensemble qu’à mettre en discussion les relations établies.
Le chapitre IX met au travail cette théorie sur un double corpus d’étude d’une allégorie publiée juste avant la Révolution française et qui constitue le document commun d’une classe de fin de primaire (CM1) et de 3e année de secondaire (4e). L’analyse est rondement menée, très claire et structurée autour de l’efficacité des concepts de la TACD pour décrire ce qui se passe dans la classe. Cette double étude de cas vaut, comme le souligne Didier Cariou, par ce qu’elle montre un mélange subtil qui opère dans les classes, entre des modalités d’analyse du document de type réaliste, qui font comme si le document permettait d’accéder au réel de cette époque, et des modalités de type indiciaires. D’un jeu d’apprentissage à l’autre, certains élèves se situent d’un côté ou de l’autre, sans distinction évidente entre les deux niveaux de classe considérés. Le lecteur enseignant y trouvera lui aussi matière à réflexion tant l’analyse proposée connecte finement les catégories de l’institution (notamment les formulations des compétences disciplinaires des cycles 3 et 4 de l’enseignement français) et celle de l’analyse didactique. Plus encore, il y trouvera des pistes de modification possibles des pratiques habituelles dans le détail des choix des ensei-gnants et de ce qu’en font les élèves. Pour ne citer qu’un exemple, riche d’analyses micro-instrumentées par la notion de milieu, l’auteur fait émerger, par l’usage des concepts de contrat et de milieu, un résultat contre-intuitif propre à faire réfléchir sur les critères de choix de document des enseignants. L’enseignante de CM1, sans doute paradoxalement pour rendre la tâche plus simple, élimine le cartel de l’allégorie des trois ordres (cartel qui porte l’énoncé suivant : « Ah ! Faut espérer que ce jeu-là finira bientôt »), ce qui appauvrit le milieu par rapport à celui de la classe de 4e, et participe à masquer l’essentiel, c’est-à-dire le point de vue de l’auteur rendu explicite, précisément, par ce court texte. Le lecteur trou-vera aussi dans ce chapitre des pistes en direction d’une évolution de la forme scolaire de la discipline, notamment à travers l’introduction de la notion de paradigme comme « exemple exemplaire » de pratiques de classe nouvelle. Tout cela est déployé à nouveau dans le chapitre X, à travers un cas en CM1 à propos des Invasions barbares, mais cette fois-ci sous l’angle des pratiques langagières, en dialogue avec les enjeux d’inégalités socio-scolaires dégagés par la sociologie des apprentissages, et avec les théorisations de l’approche historico-culturelle qui réfère à Vygotski et Bakhtine (autour des travaux de Bernié, Jaubert et Rebière en particulier). C’est l’occasion pour l’auteur de relier de manière convaincante les débats historiographiques fondamentaux du « tournant linguistique » des années 1980 et 1990, et les questions d’apprentissages inscrites dans l’observation fine des pratiques langagières disciplinaires scolaires qui constituent une dimension majeure de l’approche anthropologique revendiquée dès l’introduction de l’ouvrage.
Le chapitre XI clôt l’ouvrage de manière très pertinente en faisant une dernière analyse de cas (au lycée cette fois-ci, à propos des tentatives d’évangélisation de la Chine à la toute fin du XVIè siècle), support d’une analyse didactique « contrefactuelle ». Inspirée de cette approche en histoire (et au-delà à partir des théorisations de la science de Max Weber), la séquence examinée par Didier Cariou lui permet de dégager les potentialités du contrefactuel. Si les hypothèses proposées donnent à voir l’efficacité de la TACD dans la production d’interprétations didactiques possibles, celles-ci restent cependant peu soumises à une évaluation de leur probabilité, évaluation qui constitue l’aboutissement de l’approche wébérienne contrefactuelle de l’imputation causale singulière.
Je propose de conclure ce compte-rendu de lecture en revenant sur les questions soulevées précédemment, d’ordre épistémologique à propos des recherches en didactique disciplinaire, et qui constituent un des intérêts de l’ouvrage. J’y reviens par le biais de la notion de problème disciplinaire, parce que c’est une dimension centrale dans mon propre cadre théorique, que l’auteur évoque lui-même fréquemment, y compris en discutant cer-tains de mes travaux. Il s’agit donc ici de fournir quelques repères aux enjeux épistémologiques portés par ce livre issu d’une HDR. Didier Cariou met régulièrement en lumière une difficulté professionnelle sous l’angle d’un problème didactique majeur : comment faire en sorte que les élèves se saisissent de problèmes propres à la discipline historique ? Les jeux d’apprentissage qu’il identifie et l’existence ou non d’une dialectique contrat/milieu conduisent en bonne partie à cette question dans les différents cas mis à l’étude. Il réfère cela essentiellement, mais sans référence précise, à l’idée de « situation indéterminée » de Dewey. Sous l’angle de l’apprentissage par problématisation (Doussot, 2018), c’est la position du problème pour les élèves qui caractérise cet enjeu d’enseignement et de recherche, qui est indissociable de sa possible (re)construction comme processus d’apprentissage par le travail des obstacles épistémologiques des élèves. Pour Didier Cariou, le problème et la problématisation ont des sens plus lâches, puis qu’il peut s’agir de s’intéresser à des problèmes « de lecture » de document ou « d’écriture » (p. 244), ou même de « problème [s] de compréhension d’un phénomène historique » qu’il différencie d’un « problème historique au sens de Lucien Febvre » (p. 250). Il peut s’agir aussi pour lui de nommer le problème parmi une série d’éléments ou d’actions possibles (conceptualiser, par exemple). Ce qui est intéressant dans cette comparaison d’approches théoriques – TACD et cadre de l’apprentissage par problématisation – réside dans le fait que lorsqu’il s’agit de traiter l’échelle des opérations identifiées chez les élèves ou chez les historiens (notamment dans la longue et riche analyse de deux ouvrages de Carlo Ginzburg qu’il propose), la TACD ne fournit pas d’outils spécifiques, disciplinaires. Le contraste apparait fort entre la sophistica-tion des systèmes conceptuels pour décrire les situations de classe sous un angle générique, et la faible théorisation épistémologique de la discipline. On peut faire l’hypothèse que ce choix favorise un travail comparatiste entre didactiques, mais qu’inversement il offre peu pour spécifier les jeux épistémiques sources notamment, et par là pour identifier et caractériser les capacités épistémiques proprement disciplinaires dans les corpus didactiques. Cette interprétation de la déclinaison historienne de la TACD permet, de mon point de vue, de mettre au jour deux dimensions de l’épistémologie des didactiques disciplinaires. D’une part, le fort développement théorique et empirique de la TACD dont rend compte l’ouvrage gagnerait à penser – sous l’angle de la description ethnographique sur laquelle insiste Di-dier Cariou – non seulement les jeux d’apprentissage mais, simultanément, les jeux épistémiques sources. C’est-à-dire penser l’histoire des historiens dans sa double dimension, chère à Kuhn, indissociablement épistémologique et sociologique. Pourquoi en effet penser l’histoire scolaire dans cette double dimension mais en rester à la seule épistémologie théorique pour appréhender le travail de la communauté scientifique ? D’autre part, sous cette perspective, émergerait la possibilité de penser non seulement la description des règles (de droit, stratégiques) des historiens et des élèves, mais aussi la description des changements de jeux. La belle analyse que l’auteur propose de « la recherche de Carlo Ginzburg sur les benandanti » (p. 156-161) se focalise sur l’œuvre et sa logique épistémologique, mais pas la place de l’œuvre dans sa communauté scientifique, et notamment la place qu’y joue l’historien italien dans un moment de changement de paradigme, pourrait-on dire dans les termes de la vulgate épistémologique. La référence au concept de champ pourrait ainsi être exploitée jusqu’au bout, comme un champ de force évolutif, dont les règles elles-mêmes deviennent un enjeu pour les agents, ainsi que le propose Bourdieu (1975, 2001) à propos, justement, du champ scientifique. On peut penser qu’il s’agirait d’un bon moyen de théoriser l’enjeu politico-scientifique qui anime l’auteur de ce bel ouvrage, à savoir les conditions de transformation de la forme scolaire disciplinaire. Plus techniquement, la question, récurrente dans le livre de la transformation de cet habitus – le contrat didactique – pourrait être appréhendée par le biais d’une modélisation de l’enquête menée par le professeur sur l’enquête des élèves (enquête qui ne fait pas partie des quatre enquêtes structurantes initialement définies par l’auteur). Une telle modélisation saisirait le mélange mis en lumière dans l’ouvrage entre les deux modalités, réaliste et indiciaire, mais sous forme systématique pour mieux expérimenter les conditions du passage de la première à la seconde, à l’image de l’apprenti scientifique de Kuhn, présenté par Didier Cariou (p. 226), qui s’efforce de sortir d’une tradition d’observation pour entrer dans une communauté scientifique.

Sylvain DOUSSOT
CREN
INSPE
Nantes université

Bibliographie

Bourdieu P. (1975) La spécificité du champ scientifique et les conditions sociales du progrès de la raison » – Sociologie et Sociétés 7, 1 (91-118).
Bourdieu P. (2001) Science de la science et réflexivité. Paris : Raisons d’agir.
Doussot S. (2018) L’apprentissage de l’histoire par problématisation. Enquêter sur des cas exemplaires pour développer des savoirs et compétences critiques. Berne : Peter Lang.
Fabiani J.-L. (2006) À quoi sert la notion de discipline ? » – In : J. Boutier, J.-C. Passeron et J. Revel (éds.) Qu’est-ce qu’une discipline (p. 11‑34). Paris : Editions EHESS.
Kuhn T. S.(1990) La tension essentielle. Tradition et changement dans les sciences (M. Biezunski, trad.). Paris : Gallimard.
Lalagüe-Dulac S., Dousso S & Hertig P. (2022) Didactiques de l’histoire, de la géographie et de l’éducation à la citoyenneté. Références pour la pratique et la recherche. Bordeaux : PU de Bordeaux.
Seixas P. (1993) The community of inquiry as a basis for knowledge and learning : The case of history » – American Educational Research Journal 30, 2 (305-324).

Spirale – Revue de Recherches en Éducation – 2023 N° 71 (113-119)


[1Traité en partie dans un ouvrage (Lalagüe-Dulac et al., 2022) issu d’un colloque des didactiques de l’histoire, de la géographie et de l’éducation à la citoyenneté.