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samedi 10 septembre 2011

Sociétés inclusives et reconnaissance des diversités
Le nouveau défi des politiques d’éducation

Bruno Garnier, Jean-Louis Derouet & Régis Malet
Rennes : PU de Rennes (2020)

Cet ouvrage propose une réflexion approfondie sur les tensions observées en France, en Europe et ailleurs dans le monde, entre la rhétorique de l’inclusion encouragée par l’expansion d’une culture mondialisée et les références identitaires de plus en plus fragmentées et revendiquées au sein des territoires nationaux. Il pose notamment la question de la place de l’éducation et du système scolaire dans cette tension, et des conditions qui déterminent à la fois les choix des politiques éducatives et les pratiques des acteurs de l’éducation. Il aborde une problématique de fond de grande actualité, celle de l’éducation du citoyen dans une société mondialisée et des questions sociologiques et politiques qu’elle soulève selon les particularités des pays, leur histoire et leur structuration culturelle.
En introduction, les coordinateurs questionnent la relation entre deux modèles de citoyenneté. Le premier modèle, adopté en France suite à l’héritage philosophique de Rousseau, privilégie l’unité nationale et considère l’éducation du citoyen comme un processus d’assimilation des différentes communautés (d’ethnie, de genre, de religion…) conduisant à l’émancipation vis-à-vis de l’appartenance à différents collectifs. L’autre modèle de citoyenneté, qui domine dans les pays anglo-saxons, se réfère à la philosophie héritée de Hobbes et de Locke selon laquelle la citoyenneté est attachée à la libre participation de l’individu à la vie en société et aux groupes qui constituent le tissu social, l’État jouant un rôle régulateur dans ce processus.
En proposant de ne pas céder à une opposition radicale entre ces deux modèles qui traversent l’idéal universaliste européen et le fédéralisme communautaire nord-américaine, l’ouvrage convoque la notion de diversité – à la fois comme réalité sociale, comme catégorie politique et comme concept en construction – en tant que vecteur d’analyse des politiques publiques et des pratiques éducatives. Les coordinateurs de l’ouvrage posent l’hypothèse de « l’expansion de la rhétorique du divers » permettant d’approcher « de façon positive et floue sur le plan axiologique et politique, les questions liées à la discrimination, aux minorités ethniques ou religieuses, aux rapports interethniques et interreligieux » (p. 13) en évitant ainsi de nommer de façon plus directe des réalités à tendance conflictuelle. Les trois parties dont se compose l’ouvrage visent, justement, à déconstruire cette rhétorique et à donner un aperçu des tensions qui traversent les stratégies des acteurs et des États dans une perspective comparatiste et pluridisciplinaire.
La première partie réunit quatre articles qui questionnent le concept de diversité.
Elle s’ouvre avec l’article de Jean-Yves Rochex qui propose de repenser ce concept en confrontant de façon critique la théorie de la reconnaissance proposée par Axel Honneth et le modèle de droits pédagogiques élaboré par Basil Bernstein. L’article de Françoise Lorcerie montre comment une école devenue pluriculturelle et pluriethnique en France met à l’épreuve trois modalités de prise en compte de la diversité des élèves en classe, tirées des principes de la laïcité définis par Régis Debray : une modalité d’ignorance, une modalité d’intelligence et une modalité de reconnaissance. L’article d’Alexia Panagiotounakos examine comment l’enseignement de l’histoire des migrations pourrait contribuer à dissocier identité et appartenance des individus – et des élèves en l’occurrence – en déconstruisant ainsi une conception essentialiste des identités et en insistant sur leur caractère dynamique et évolutif. Le dernier article de cette partie, écrit par Romain Colonna, examine la place de l’enseignement de la langue corse dans une optique de diversité linguistique à travers l’analyse de trois discours politiques. Cette analyse montre une permanence de l’idéologie linguistique qui structure encore de nos jours le discours linguistique français.
La deuxième partie aborde les relations entre territoires, cultures et processus d’intégration dans la perspective d’une citoyenneté inclusive face à la diversité culturelle.
Elle comprend la contribution de Dalila Andrade Oliveira, qui aborde les politiques éducatives adoptées au Brésil pour faire face à l’accueil massif des migrants, celle de Marleka Levinska, Magdalena Kohout-Diaz et Dana Bittnerova, qui analysent la politique de la République tchèque au vu de l’intégration des élèves Roms dans un processus de globalisation inclusive, celle de Stéphane Minville, qui interroge l’enseignement des éléments fondamentaux de la culture kanak et sa contribution à la formation du citoyen en Nouvelle-Calédonie, celle de Jessy Patrice, qui pose la question des processus d’éducation à la citoyenneté et de construction identitaire qui se mettent en place en vue de l’intégration des Antillais installés en France.
La troisième partie donne la parole aux acteurs pour aborder la mise en place des dispositifs particuliers face à la diversité ethnoculturelle (première section) ou religieuse (deuxième section).
La première section réunit trois articles. L’article d’Audrey Boulin montre comment l’origine ethnique constitue un critère implicite de discrimination dans le fonctionnement des internats d’excellence en dépit d’un discours d’égalité de traitement de tous les élèves. L’article de Sylvie Condette montre les enjeux sociologiques, culturels et ethniques qui sous-tendent les réticences des familles défavorisées vis-à-vis de la scolarisation précoce de leurs enfants dans le nord de la France. Enfin, l’article de Didier Demazière et de Joëlle Morrissette expose les difficultés et les stratégies d’intégration utilisées par les enseignants migrants de l’enseignement secondaire au Québec devant le changement des normes culturelles et professionnelles auquel ils doivent faire face.
La deuxième section examine les questions posées par la diversité religieuse au sein de l’école, en France et ailleurs. Le chapitre proposé par Marie-Annick Mattioli questionne les politiques adoptées face au port du foulard à l’école d’une façon comparatiste entre la France et le Royaume-Uni. Le chapitre suivant, écrit par Armelle Nugier, Élodie Roebroeck, Marlène Oppin, Emmanuelle Kleinlogel et Serge Guimond, étudie la spécificité de l’idéologie intergroupe qui caractérise la société et le fonctionnement scolaire en France en insistant en particulier sur le rôle joué par la laïcité dans la production des normes en matière de diversité culturelle. Enfin, l’article de Jean-Louis Wolfs, Laure Tisseyre et Cécile Vanderpelen examine les tensions qui traversent l’enseignement du fait religieux et l’éducation à la citoyenneté dans un contexte de diversité culturelle en Belgique francophone.

À travers ce panorama de réflexions théoriques, de recherches empiriques, d’analyses des politiques, des dispositifs, des pratiques et des représentations des acteurs, l’ouvrage met en perspective quelques problématiques de fond qui font avancer la réflexion dans ce domaine.
Premièrement, en mettant au centre de sa réflexion la question de la diversité, il fait le choix d’examiner les réalités sociales et leur fonctionnement par opposition à la norme de l’inclusion, très présente dans les textes et les discours actuels et située dans le registre du politique et du juridique. Sa problématique se situe d’emblée du côté de la recherche en prenant du recul par rapport aux textes et discours très médiatisés concernant le principe de construction d’une société inclusive, principe qui tend par ailleurs à détourner l’enjeu politique de la démocratisation scolaire comme le signale Jean-Yves Rochex : « l’objectif de la démocratisation tendant à se dissoudre dans celui de l’école inclusive et de la nécessaire reconnaissance des spécificités de chaque élève ou type d’élève » (p. 35).
Cette problématique rencontre une autre, très présente aussi dans l’ouvrage : celle de la relation entre égalité des droits et processus d’inclusion réellement mis en place. Ainsi, l’article de Jessy Patrice qui analyse l’intégration des Antillais installés en France s’appuie sur les travaux de Syliane Larcher « dans lesquels elle démontre que l’égalité civile et politique des individus n’entraîne pas une totale inclusion de la cité. Elle constate que la communauté des citoyens ne dépend pas uniquement de l’octroi des droits » (p. 162). En s’appuyant sur une enquête par questionnaire, l’article montre qu’il y a un décalage entre le statut de citoyenneté française accordée aux Antillais installés en France et leur sentiment d’appartenance identitaire qui est beaucoup plus complexe et dépend des appartenances et activités de chacun.
Dans le prolongement de cette réflexion, nous trouvons aussi la place du tandem liberté-égalité dans les politiques de laïcité et d’intégration sociale dont le débat emblématique est le port du foulard à l’école en France et au Royaume Uni. L’article de Marie-Annick Mattioli montre à ce propos que « la perception de la vie ensemble dans une société multi- ou pluriculturelle ne relève pas qu’à un même et unique modèle et que les schémas traditionnels auxquels sont rattachés les deux pays – l’intégration pour la France et le multiculturalisme pour le Grande Bretagne sont en constante évolution et appellent à être redéfinis » (p. 238). Concernant la question de laïcité, Armelle Nugier, Élodie Roebroeck, Marlène Oppin, Emmanuelle Kleinlogel et Serge Guimond montrent que si on prend en compte l’existence de trois grandes idéologies intergroupes (d’assimilation, de multiculturalisme et de colorblind), l’idéologie française n’est pas simple à classifier et qu’elle n’est pas toujours très efficace en termes de tolérance et de diversité. Les auteurs mettent en perspective, en s’appuyant sur les positions de Jean Baubérot, l’existence de deux types de laïcité, la laïcité historique mise en place en 1905 qui « garantit la liberté de croire ou de ne pas croire, et l’égalité de tous les citoyens, quelles que soient leurs convictions » ; et une nouvelle conception de la laïcité qui est apparue à partir des années 2000 qui « serait porteuse de l’idée que la religion et sa pratique sont une question d’ordre privé et que la manifestation de ses convictions religieuses ne devrait donc pas avoir lieu dans l’espace public » (p. 256). On passe donc d’une conception de la laïcité en termes de tolérance et de liberté à une conception en termes d’intolérance et d’interdiction. Les enquêtes exposées auprès des enseignants et des élèves confirment ce dualisme de la laïcité et relèvent les risques de son instrumentalisation à des fins politiques ou idéologiques. L’ensemble de ces réflexions concernant la confrontation entre le juridique et le politique conduit à deux réflexions comme le signale Bruno Garnier en conclusion. Il apparaît d’abord que le sentiment d’appartenance et la construction identitaire ne s’appuient pas seulement sur les droits civiques mais aussi et surtout à la dimension culturelle des activités et des pratiques, l’évolution des mentalités et des droits étant un long processus dialectique fait d’articulations et de confrontations. Il s’avère ensuite que les deux modèles de citoyenneté proposés en introduction « présentent en commun le même dessein d’invention d’une communauté unifiée et intégratrice à l’égard des cultures qui la composent, mais aussi, globalement, les mêmes difficultés et les mêmes illusions » (p. 286).
Une autre question soulevée par l’ouvrage est la pertinence des théories et discours de la reconnaissance comme outil conceptuel pour interroger la place des diversités ethnoculturelles dans les sociétés contemporaines. Cette pertinence est mise en débat par certains auteurs mais aussi entre chapitres. Certains auteurs insistent sur le fait que ces théories et discours comportent l’écueil de réduire la reconnaissance de l’altérité à une image figée et des caractéristiques arrêtées d’autrui ce qui empêche de le considérer, en suivant Laurence Cornu, comme une « réserve d’être » inaccomplie et indéterminée qu’est l’historicité de tout sujet humain mais aussi de tout groupe et toute formation sociale. Cette position critique est en particulier exprimée dans l’article proposé par Jean-Yves Rochex, qui puise sa réflexion dans les travaux de la sociologie critique et de la psychosociologie interrogeant la place de la norme dans le développement de l’individu. Mais on la retrouve aussi dans l’article d’Alexia Panagiotounakos qui expose les risques que comporte la reconnaissance des particularités des élèves en classe du point de vue à la fois sociologique (dans un souci d’égalité entre les élèves) et psychologique (conduisant à une approche individuelle des particularités des élèves en dehors de toute considération critique des contextes sociaux et collectifs dans lesquels ils se développent). D’autres auteurs, comme Françoise Lorcerie voient dans la théorie de la reconnaissance un outil conceptuel et opératoire qui mettrait fin à la tradition de l’ignorance de la diversité ethno-religieuse à l’école française et aux formes de mépris ou de non-respect des élèves minoritaires. Cette reconnaissance interviendrait non seulement dans la gestion des élèves en classe mais aussi dans les contenus d’enseignement de certaines disciplines scolaires telle l’Enseignement Moral et Civique (EMC).
Plusieurs articles mettent également en perspective des contradictions entre la rhétorique de l’école inclusive et la réalité du terrain. Ainsi, l’article de Marleka Levinska, Magdalena Kohout-Diaz et Dana Bittnerova concernant la scolarisation des enfants roms, montre que, malgré le discours politique mondial encourageant la création d’une école inclusive, les pratiques et les représentations des acteurs sont encore très marquées par la tendance à concentrer les élèves roms dans des écoles ségréguées, la représentation des enseignants que ces élèves sont différents des autres et avec des capacités intellectuelles inférieures, la méfiance des familles roms elles-mêmes concernant l’école et son utilité sociale. D’autres articles décrivent des situations comparables dans des contextes différents, comme celui de Sylvie Condette qui montre les réticences des familles défavorisées, dans le nord de la France, vis-à-vis de la scolarisation précoce de leurs enfants, malgré un discours politique très encourageant ; ou l’article d’Audrey Boulin qui examine les effets pervers créés par la mise en place des internats d’excellence (en 2008) adressés à un public spécifique à savoir les élèves « motivés » ou « méritants » issus des catégories populaires et des milieux défavorisés. L’auteur observe que cette « ouverture » n’est accompagnée par aucune mesure spécifique pour aider les élèves d’autres origines culturelles à s’intégrer et que des phénomènes de stigmatisation et de ségrégation existent aussi bien entre les élèves qu’entre les élèves et les enseignants. L’article de Didier Dumazière et Joëlle Morrissette montre enfin que le phénomène de stigmatisation est observé aussi auprès des enseignants migrants qui doivent s’adapter aux valeurs et aux habitus de fonctionnement du pays d’accueil, le Québec.
L’ouvrage soulève enfin la question épineuse de la place de la diversité comme objet d’enseignement et d’éducation, interrogeant les contenus enseignés, l’organisation curriculaire et les possibilités d’évolution de la forme scolaire. L’article de Stéphane Minvielle montre ainsi les difficultés rencontrées par l’introduction, dans le curriculum scolaire, de l’enseignement des éléments fondamentaux de la culture kanak (EFCK) pour donner une visibilité nouvelle à cette culture dans un système largement dominé par la culture française/européenne/occidentale. L’article examine les difficultés que soulève la scolarisation de cette culture en termes de contenu de référence (peut-on parler de « pratiques sociales de référence »  ?), de formation des enseignants (qui enseigne et avec quelle formation ?) de forme scolaire (s’agit-il d’une discipline à part entière ou d’un enseignement transversal ?), ou de cohérence avec les valeurs transmises par la culture française et occidentale. Le dernier article de l’ouvrage, celui de Jean-Louis Wolfs, Laure Tisseyre et Cécile Vanderpelen, observe comment les cours de confessions religieuses, en Belgique francophone, et le cours de morale laïque proposé en tant qu’alternative, ont évolué progressivement en suscitant de nombreux débats. L’examen de cette évolution montre le passage d’une conception « pilarisée » du vivre-ensemble – octroyant une forme de reconnaissance symbolique et institutionnelle à des communautés – vers une conception « unifiée » ou « inclusive » de celui-ci exprimée symboliquement par un cours commun de philosophie et de citoyenneté. Les auteurs interrogent les questions posées par ces enseignements aussi bien en termes de finalités politiques que de choix de contenus et de formation des enseignants.
Dans cette optique, une réflexion importante tirée de cet ouvrage concerne le fait que la construction d’une école inclusive pour une société inclusive ne peut pas faire l’économie d’une révision profonde de la forme scolaire, selon les pays et leur construction culturelle. La postface de Pierre Kahn va dans le même sens en proposant une structuration de l’éducation du citoyen, aussi bien à l’école que dans l’espace public, selon l’éthique de la discussion si chère à Habermas. Il s’agit, selon lui, de l’enjeu de l’éducation morale et civique aujourd’hui pour une société normée par l’idéal de l’individualisme démocratique.

L’ouvrage constitue ainsi une contribution essentielle dans le débat sur la construction d’une école inclusive aujourd’hui. Cette contribution se situe sur plusieurs plans : la confrontation, par la recherche, des droits civiques, des politiques et des pratiques ; l’interrogation des cadres théoriques et empiriques qui seraient nécessaires pour penser cette confrontation ; l’analyse critique des contenus et des formes d’enseignement et d’éducation qui rendraient opératoire l’éducation du citoyen dans une perspective inclusive.

Maria PAGONI
Univ. Lille
ULR 4354 — CIREL

Spirale – Revue de Recherches en Éducation – 2021 N° 68 (161-165)