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samedi 4 octobre 2014

Langage, apprentissage et enseignement des mathématiques
Présentation
- Spirale 54 (2014)

Sommaire et résumés

Ce numéro de Spirale vise à éclairer le rôle du langage dans le processus d’enseignement et d’apprentissage en mathématiques, tant dans la construction des connaissances par les élèves que dans l’organisation de l’enseignement. L’attention portée au langage fait l’objet d’un regain d’intérêt ces dernières années que ce soit dans le contexte francophone ou plus largement au sein de la communauté internationale de recherche en mathematics education. La vitalité de la production scientifique s’inscrivant dans cette thématique en atteste. Signalons notamment les actes de la 16e école d’été de didactique des mathématiques dont un des deux axes fut consacré au langage (Bronner et al. 2013), les travaux du Working Group Mathematics and Language dans les congrès ERME [1] (Ubuz et al. 2013), ou encore le numéro thématique de la revue ZDM The International Journal on Mathematics Education à paraître cette même année (Morgan et al. 2014). Dans ce numéro de Spirale, nous avons voulu regrouper les développements actuels de la recherche francophone en didactique des mathématiques qui, d’une manière ou d’une autre, manifestent un intérêt spécifique pour le langage [2].
À la différence du contexte anglo-saxon, pour lequel il existe une tradition de recherche robuste et bénéficiant d’une expérience de plus d’une vingtaine d’années (Sfard 2013), les travaux francophones sur le sujet sont plutôt récents et restent encore peu nombreux – sur ce plan, la thèse de Laborde (1982) fait figure d’exception. Ce constat peut être rapproché des options théoriques explorées dans la tradition francophone en didactique des mathématiques, et en particulier celles de l’une de ses principales théories, la Théorie des Situations Didactiques de Brousseau (1998). De manière assez prégnante, cette théorie a mis au cœur de ses objets d’analyse les phases adidactiques des situations, phases dans lesquelles l’élève évolue de manière autonome en confrontation avec un milieu porteur de rétroactions. L’attention se porte alors davantage sur les connaissances mises en jeu en situation par les élèves, que sur les savoirs de la culture savante ou scolaire dont la situation est porteuse d’apprentissage. Ainsi la dimension sociale et discursive de l’activité des élèves a été mise au second plan, au moins dans un premier temps de théorisation, au bénéfice d’une analyse des stratégies possibles, liées aux contenus. La question des relations entre l’activité autonome des élèves et la dimension sociale de l’activité, notamment l’étayage verbal de l’enseignant, est en fait complexe. Elle est intimement liée au paradoxe de l’enseignant formulé par Brousseau : l’enseignant ne peut pas dire aux élèves ce qu’il attend d’eux sans, dans le même mouvement, les priver des conditions de possibilité de leurs apprentissages. La prise en charge par l’enseignant des connaissances que les élèves ont mises en œuvre en situation, afin de les inscrire dans la culture mathématique scolaire, relève du processus dit d’institutionnalisation, qui se fait dans un deuxième temps. La contribution de Coulange à ce numéro de Spirale propose une étude de ce processus, via la notion de secondarisation des pratiques langagières (Jaubert et al. 2004). L’objectif est de mieux saisir le rôle du langage dans le processus d’enseignement et d’apprentissage en opérant un changement de focale conduisant à prendre comme objet d’étude premier les phases fortement didactiques des situations. Dans la même veine, Bulf, Mithalal & Mathé explorent dans leur article les relations entre adaptation (à un milieu) et acculturation (notamment par le discours). Bien qu’ayant recours à des conceptualisations différentes – ces derniers auteurs s’appuyant sur un outil qui leur est propre, celui de mode de fréquentation – ces deux textes rendent compte de préoccupations largement convergentes.
Le langage, oral en particulier, joue un rôle central dans les activités des élèves et en particulier dans leur articulation avec celle de l’enseignant. Une autre manière de penser la thématique du langage dans l’enseignement-apprentissage des mathématiques consiste à s’interroger sur le rôle de l’enseignant. Dans une perspective vygostkienne, Sfard (2001) met pour sa part en avant la notion de conflit discursif, qu’elle oppose à celui de conflit cognitif, attribuant ainsi au discours de l’enseignant un rôle fondamental dans les apprentissages et pointant le rôle de la communication dans les apprentissages. Mariotti (2009) attribue également un rôle important à l’enseignant à travers le processus de médiation sémiotique : il s’agit de faire évoluer les signes produits par les élèves en situation (signification personnelle et située) vers les signes mathématiques décontextualisés (signification culturellement construite). Dans les deux cas, le rôle conféré à l’enseignant semble bien plus consistant, du point de vue des apprentissages, que dans les perspectives mettant au centre du jeu l’autonomie du sujet comme condition nécessaire pour l’émancipation des individus [3]. On trouvera par exemple une discussion autour de cette question dans la thèse de Falcade (2006), sous la forme d’une recherche d’articulation entre la Théorie des Situations Didactiques d’une part, et la Théorie de la Médiation Sémiotique (Bartolini-Bussi & Mariotti 2008) d’autre part [4].
Dans ce numéro de Spirale, l’article de Khalloufi-Mouha s’inscrit dans le cadre conceptuel de la Théorie de la Médiation Sémiotique. L’auteure s’intéresse à l’évolution des signes produits par les élèves dans un environnement intégrant un logiciel de géométrie dynamique (Cabri), sous l’impulsion de discussions collectives orchestrées par l’enseignant. Dans une perspective proche, mobilisant notamment la sémiotique peircéenne, Gobert s’intéresse aux transformations des objets de discours, aux déplacements des contextes interprétatifs, des positions énonciatives au cours du processus de secondarisation. Pour cela, elle a recours au concept de communauté discursive disciplinaire scolaire (Jaubert et al. 2004), un concept utilisé par ailleurs par d’autres textes de ce numéro. Soulignons que cette recherche permet également de questionner l’intervention didactique de l’enseignant.
Le texte de Roditi accorde également aux enseignants et à leur pratique langagière une place centrale. S’ancrant dans le cadre théorique de la double approche didactique et ergonomique (Robert & Rogalski 2008), la perspective retenue consiste à étudier en quoi ces pratiques langagières, qu’il analyse par l’intermédiaire de classifications pragmatiques et didactiques des actes de paroles, sont à la fois des déterminants et des révélateurs des pratiques enseignantes.
De manière originale dans ce numéro, les pratiques langagières des ensei-gnants sont étudiées non seulement en ce qu’elles ont une influence (potentielle ou effective) sur les apprentissages des élèves, mais plus généralement en ce qu’elles sont constitutives de ces pratiques. L’article de Auxire, Biagioli & Lozi traite de l’enseignement des vecteurs dans trois disciplines en lycée professionnel (filière productique usinage). Là aussi, l’étude porte prioritairement sur les enseignants et leurs discours. Dans un cadre interdidactique (Biagioli 2014), l’attention des auteurs se porte sur les variations des pratiques enseignantes tout en les rapprochant de variations de cultures disciplinaires. Ils s’interrogent de manière complémentaire sur la coordination des diverses significations du concept de vecteur, sur les éventuelles liaisons entre les enseignements, liaisons qui pourraient être favora¬bles à la conceptualisation.
Poisard et al. abordent pour leur part l’enseignement des mathématiques dans un contexte bilingue breton-français à l’école primaire. Il s’agit d’étudier comment des variations, cette fois-ci au niveau de la langue d’enseignement, sont susceptibles de contribuer à la conceptualisation des élèves. Les auteurs s’intéres-sent à la langue bretonne et à ses spécificités didactiques dans la mesure où celle-ci est susceptible de se constituer en ressource pour le professeur de mathématiques (Gueudet & Trouche 2010). Cette contribution s’inscrit donc dans la thématique plus générale du plurilinguisme, un champ de recherche très dynamique au niveau international, en particulier dans les pays où la langue de l’enseignement des mathématiques n’est pas nécessairement la « langue maternelle » (d’une partie) des élèves, ou encore dans ceux qui pour des raisons structurelles conduisent à la coexistence de plusieurs langues dans la classe.
Enfin, si le choix d’une entrée didactique incite à interroger les phénomènes langagiers relativement aux savoirs en jeu et à leur enseignement-apprentissage, il est remarquable qu’une part importante des contributions se soit focalisée sur un domaine particulier des mathématiques, celui de la géométrie Les particularités épistémologiques de la géométrie scolaire, notamment le rôle de la visualisation et le recours à des instruments de tracé, les tâches qui lui sont propres (description, programme de construction, etc.), conduisent sans doute à aborder les questions langagières de manière spécifique. Dans ce cadre, la question de l’articulation entre les différents moyens sémiotiques à l’œuvre dans les contextes géométriques (langage verbal, geste, regard, figure etc.) se pose de manière forte. Cette question est centrale dans deux articles : celui de Celi & Perrin-Glorian et celui de Barrier, Chesnais & Hache. Dans le premier, les auteurs analysent le travail d’un binôme d’élèves de troisième du point de vue de la coordination de ces divers moyens, que ce soit sur le plan individuel ou collectif, au sein d’un faisceau sémiotique (Arzarello 2006). Le second est d’orientation plus méthodologique puisqu’il propose des outils pour la description des activités mathématiques des élèves et de leur articulation avec celle de l’enseignant. Son originalité consiste à recourir à des analyses logiques élémentaires des concepts mathématiques en jeu afin de structurer chacun des observables retenus, dans le prolongement des travaux de Durand-Guerrier (2013).

Thomas BARRIER
Anne-Cécile MATHÉ

LML
Université d’Artois
Université Lille Nord de France

Références

Arzarello F. (2006) « Semiosis as a multimodal process » – Relime 9, Extraordinario 1 (267-299).
Bakhtine M. (1984) Esthétique de la création verbale. Paris : Gallimard.
Bartolini Bussi M.G.& Mariotti M.A.(2008) « Semiotic mediation in the mathe-matics classroom : Artefacts and signs after a Vygotskian perspective » — in : L. D. English et al. (eds.) Handbook of international re-search in mathematics education, second revised edition (746-783). Mahwah : Lawrence Erlbaum.
Biagioli N. (2014) « Quelles relations les élèves établissent entre les apprentissa-ges langagiers extrascolaires, les apprentissages langagiers de la discipline français et ceux des autres disciplines ? Le point de vue de l’interdidactique » − in : B. Daunay & J.-L. Dufays (éds.) Didactique du français langue première : le côté des élèves (157-173). Bruxelles : De Boeck.
Bronner A., Bulf C., Castela C., Georget J.-P., Larguier M., Pedemonte B., Pres-siat A. & Roditi E. (éds.) (2013) Questions vives en didactique des mathématiques : problèmes de la profession d’enseignant, rôle du langage. Grenoble : La Pensée Sauvage.
Brousseau G. (1998) Théorie des situations didactiques. Grenoble : La Pensée Sauvage.
Durand-Guerrier V. (2013) « Quelques apports de l’analyse logique du langage pour les recherches en didactique des mathématiques » – in : A. Bronner et al. (éds.) Questions vives en didactique des mathématiques : problèmes de la profession d’enseignant, rôle du langage (233-265). Grenoble : La Pensée Sauvage.
Falcade R. (2006) Théorie des Situations, médiation sémiotique et discussions collectives, dans des séquences d’enseignement avec Cabri-géomètre pour la construction des notions de fonction et graphe de fonction. Thèse de Doctorat, Université Joseph Fourier, Grenoble.
Gueudet G. & Trouche L. (2010) Ressources vives. Le travail documentaire des professeurs en mathématiques. Rennes/Lyon : PURINRP.
Jaubert M., Rebière M. & Bernié J.-P. (2004) « L’hypothèse “communauté discursive” » – Les Cahiers Théodile 4 (51-80).
Laborde C. (1982) Langue naturelle et écriture symbolique. Deux codes en interaction dans l’enseignement mathématique. Thèse de doctorat d’État, Université J. Fourier, Grenoble.
Mariotti M. A. (2009) « Artifacts and signs after a Vygotskian perspective : the role of the teacher » – ZDM The International Journal on Mathemat-ics Education 41, 4 (427-440).
Morgan C., Craig T., Schuette M. & Wagner D. (éds) (2014) Langage and Communication in Mathematics Education – ZDM The International Journal on Mathematics Education 46, 6.
Radford L. (2012) « Education and the illusions of emancipation » – Educational Studies in Mathematics 80, 1-2 (101-118).
Robert A. (éd) (2014) « Sur quoi porte le discours du professeur en classe de mathématiques ? Questions méthodologiques et premiers résultats » – Cahiers du Laboratoire de Didactique André Revuz 10.
Robert A. & Rogalski J. (2008) « Cadrages théoriques » — in : F. Vandebrouck (éd.) La classe de mathématiques (9-30). Toulouse : Octares.
Rogalski J. (2013) « Theory of activity and developmental frameworks for an analysis of teachers’practices and students’learning » – in : F. Vandebrouck (ed.) Mathematics Classrooms : Students’Activities and Teachers’Practices (3-22). Rotterdam : Sense Publishers.
Sfard A. (2001) « There is More to Discourse than Meets the Ears : Learning from mathematical communication things that we have not known befo-re » – Educational Studies in Mathematics 46, 1-3 (13-57).
Sfard A. (2013) « Almost 20 years after : Developments in research on language and mathematics. Review of J. N. Moschkovich (ed.) (2010) Language and mathematics education : Multiple perspectives and directions for research » – Educational Studies in Mathematics 82, 2 (331-339).
Ubuz B., Haser C. & Mariotti M. A. (eds.) (2013) Proceedings of the Eighth Congress of European Research in Mathematics Education. Ankara : Middle East Technical University.

[(Sur 23 propositions reçues, 16 ont été retnues ; sur 14 articles reçus, 9 ont été acceptés après expertise et révision.
Les expertises en double aveugle ont été produites par I. Bloch, D. G. Brassart, J.-P. Bronckart, C. Bulf, C. Castela, A. Chesnais, I. Delcambre, J. P. Drouhard, V. Durand-Guerrier, J.-G. Egginger, S. Gobert, G. Gueudet, C. Hache, M. Jaubert, A. Kuzniak, Y. Lhoste, M. A. Mariotti, J. Mithalal, E. Mou-nier, M.-J. Perrin-Glorian, C. Poisard, M.-C. Pollet, S. Quilio, M. Rebière, A. Ro-bert, E. Roditi, G. Sensevy, S. Soury-Lavergne, D. Tanguay, A. Zaïd.)]

Spirale – Revue de Recherches en Éducation – 2014 N° 54 (3-7)


[1European Society for Research in Mathematics Education

[2Notons également la parution complémentaire et synchrone d’un numéro des Cahiers du LDAR sur une thématique très proche (Robert 2014).

[3Cf. Radford (2012) pour une discussion critique et historiquement située de cette conception de l’émancipation.

[4Sur le plan des théories psychologiques, ce même thème est abordé par Rogalski (2013) lorsque celle-ci discute de la complémentarité des constructivismes de Piaget et de Vygotski.